Feuxcroisés présente Anna Felder L'éthique de la parole mesurée / Gian Paolo Giudicetti Un dialogue dAnna Felder est aisément reconnaissable: asymétrique, cadencé, précaire, construit sur des sous-entendus, sur le non-dit. Il est difficile de comprendre de quoi lon parle, qui parle, et parfois même si quelquun parle. Du moment que les personnages dAnna Felder nont pas non plus de passé, dhistoire, le silence qui entoure chacun de leurs mots et les rend incertains met leur existence même en péril. Dans La disdetta («Le congé», 1974), roman narré par une instance anonyme qui a temporairement décidé dêtre chat, le «vieux» est un personnage typiquement felderien, sur lequel plane la menace du déménagement, du «congé», justement: «Les arbres, le jardin, étaient hors scène; ou plus exactement, il y avait un vide entre la scène et les arbres, et lon craignait que le vieux, posté ainsi au bord de la rampe, puisse tomber dans le vide.» Les personnages dAnna Felder sont souvent sur le point de disparaître ou de perdre leur identité, revêtant une forme nouvelle. Outre le chat (mais est-ce un chat?) de La disdetta, il suffit de penser à Philémon et Baucis, le couple de bergers du mythe ovidien, ressuscité dans Nozze alte («Noces tardives»), court roman de 1981. Philémon et Baucis, pour récompense davoir hébergé Jupiter et Mercure, sont sauvés du déluge qui a détruit leur vallée et attendent dêtre métamorphosés en arbres, selon la promesse des dieux. A linstar de Philémon et Baucis, qui vivent la faveur divine avec une certaine dose dinconscience et de légèreté, les personnages felderiens sont souvent peu conscients de ce qui les entoure et les dé-termine, peu disposés à rationaliser leurs expériences et davantage à soublier eux-mêmes dans une forme imparfaite de panisme. Les frontières entre personnes, animaux, plantes et objets tendent à sestomper; il arrive parfois que la nature, ignorant ses propres lois, fasse cadeau dun instant de pure poésie. Tra dove piove e non piove (litt. «Entre où il pleut et où il ne pleut pas»), le titre du premier roman de lécrivain (1972), sur le thème de limmigration italienne en Suisse alémanique, fait allusion à un moment de grâce naturelle, dune ambiguïté riche et fertile, rehaussée encore par le sentiment qui unit les deux personnages principaux. La pluie a cessé de tomber mais la forêt ruisselle encore, le terrain est spongieux, le «bleu du ciel» se reflète dans les flaques et les deux amoureux tâchent de ne pas glisser sur les pierres lisses de la rivière: «Je choisissais les pierres de Gino, et nous nous tenions en équilibre sur un pied, soupesant le pas suivant entre où il pleut et où il ne pleut pas. [...] tout nétait que murmure dense à lintérieur, sous labri des feuillages, un oubli inexorable de la forêt, une pluie ininterrompue.» La légèreté avec laquelle les personnages acceptent la présence toujours menaçante de leur fin correspond, sur le plan narratif, à un ton ironique, à un style frais et original; la sérénité pour parler de la précarité. Quelques observations encore sur le contexte des proses dAnna Felder. Le monde de ses uvres est abstrait, «asocial», anhistorique. Il ne servirait à rien de parler de «littérature suisse italienne»; même dans Tra dove piove e non piove, le thème de limmigration est traité dun point de vue existentiel, non sociologique. A ce propos, il convient de ne pas relever uniquement la sobriété des décors, mais aussi et ce disant nous revenons à ce que nous soulignions au début de cette brève introduction loriginalité de la «parole» dAnna Felder, de lécriture comme refus de la convention, choix de rapprochements précis et révélateurs, réduction à lessentiel, tous symptômes d«universalité» qui comptent bien plus que les régionalismes lexicaux décelables ici et là. Le dernier livre de lécrivain, Nati complici («Nés complices», 1999), constitue un nouvel exemple de ce style mesuré, sobre, très personnel, un enseignement quasiment éthique invitant à refuser la superficialité et la facilité du bavardage littéraire, à sengager dans la recherche de lexpression particulière. Gian Paolo Giudicetti
Entretien / Gian Paolo Giudicetti Vous avez étudié les lettres (littératures italienne et française) à Zurich et à Paris. A quel point ces études sont-elles liées à votre vocation décrivain? Je crois que, déjà du temps du gymnase, je prenais ce chemin. Je lisais les poésies de Montale; Pavese, Vittorini mavaient enthousiasmée. Donc, pour ce qui est des études, je nétais pas placée devant un choix immense; à la rigueur, jaurais aimé être pianiste, être dans une salle de concert et diriger lorchestre de mon piano; mais autrement, il était certainement juste que je moccupe de littérature. Vittorini, Pavese, Montale, ce sont ces écrivains qui ont compté le plus pour vous? Ma foi, je les ai aussi cités parce que cétaient les auteurs quon lisait alors; jai fait le gymnase dans les années cinquante et ma réponse est donc conditionnée par lépoque. Mais ils mont certainement formée, Montale aussi ma formée, et je lui suis restée fidèle jusquà ma thèse de doctorat, alors même quil écrivait encore quand jai terminé mes études. Quelle importance a eu dans votre évolution décrivain le fait de voir votre deuxième roman, La disdetta, publié chez Einaudi, et peut-être aussi le fait que ce soit Italo Calvino qui en ait décidé la publication? Je ne crois pas que cela ait eu tant dimportance; disons que jai toujours écrit à côté de lécole; pour moi, écrire était un besoin vital, mais au fond, je ne pensais même pas à être publiée. Lécole me tenait liée, cétait ma préoccupation première; il métait beaucoup plus important, important moralement, de bien faire mon travail. Lécriture venait ensuite. Je men suis aperçue plus tard et je le re-grette presque... Jaurais peut-être même pu rencontrer Calvino, lui parler. Nous nous sommes écrit, mais quand je suis allée à Turin, il ny était pas; mais justement, je ne réalisais pas à qui javais affaire, prise comme je létais par le travail. Peut-être quil ma néanmoins donné, même si je nen étais pas très consciente, des ailes pour écrire. Votre première publication (Tra dove piove e non piove, paru dabord en traduction allemande dans la NZZ, NdR) a été un peu fortuite elle aussi? Elle est liée à un moment historique; cétait peu avant linitiative Schwarzenbach contre la surpopulation étrangère, et quand la Neue Zürcher Zeitung a appris indirectement que jécrivais quelque chose de ce genre, cela a apporté de leau à son moulin. Jéprouvais le besoin de parler de mon expérience ditalophone en contact avec un pays où lon parle allemand, jen sentais le parallélisme avec la situation des émigrés italiens en Suisse, bien quayant une position privilégiée; je voyais aussi la nécessité dinstituer des écoles, des cours, dintégrer les enfants italiens. La publication na pas été fortuite, en ce sens que la NZZ a pris mon livre parce que la question était dactualité. Etait-il important pour vous que votre texte puisse influer sur la votation? De manière plus générale, la littérature doit-elle (ou peut-elle) avoir une influence politique? Non, pas en premier lieu. Evidemment, à cette occasion, cela mimportait aussi, je me rendais compte du problème, mais daprès moi la littérature ne doit pas partir de ce point de vue, elle se situe à un niveau bien supérieur et elle doit exercer une influence précisément parce quelle a le devoir douvrir les esprits, les horizons, à des valeurs beaucoup plus élevées que celles quinspirent lesprit de parti, le climat du moment, la peur de lautre. Elle exerce donc une influence politique indirecte, en ouvrant les esprits? Bien sûr, et il ne faut pas oublier non plus les valeurs esthétiques. Tout est lié; les trois fameuses valeurs, le Beau, le Bon et le Juste, sont liées. Si quelque chose est beau, il devient aussi bon, et juste, et vice-versa. La question du rôle social de la littérature se pose peut-être de manière encore plus spécifique pour une écriture difficile, exigeante, «élitaire» comme la vôtre. Calvino déjà vous conseillait de ne pas vous attendre à un large public. A dire vrai, jaurais aimé écrire plus simplement. Je ne sais pas pourquoi cest ainsi, cest peut-être comme la couleur des cheveux, des yeux; on arrive à écrire ainsi, cest comme notre graphisme: on le voudrait peut-être différent, mais les autres le reconnaissent immédiatement. Mais la difficulté de votre écriture en fait aussi tout lattrait. En lisant vos uvres, on sent une recherche visant à éviter les phrases toutes faites, à trouver des rapprochements nouveaux, insolites. Oui, en effet. Lidée de ne pas madapter me fascine, je men rends compte. Mon écriture est toujours un peu dérangeante; même si je veux écrire des choses simples, je dois renverser les choses, parce que je suis attirée aussi par ce qui est caché derrière la façade. Comme cette maison là en face: elle a lair «construite», mais il suffitt dy entrer un moment pour voir tout ce quon ne connaît pas, tout ce quon ne sait pas. Calvino avait vu également des inflexions régionales dans votre style. Oui, Giovanni Orelli aussi a écrit quelque chose de semblable dans un article sur Nati complici. Trouvez-vous juste de parler dun certain régionalisme à propos de votre écriture? Peut-être, mais je pense plutôt quil sagit de termes isolés, dexpressions lombardo-tessinoises, parce que naturellement je reste fidèle à ma langue, je ne suis pas Toscane. Je pense quil sagit de termes isolés, peut-être aussi de quelques inflexions dans le discours direct, une langue familière que jintroduis volontiers, pour faire contraste, comme une pièce dans la mosaïque dune langue plus littéraire. Vous sentez-vous appartenir à une hypothétique littérature suisse italienne? Non; je parle pour moi, mais aussi pour les autres, il ne me semble pas que lon puisse parler de littérature de la Suisse italienne. Il y a peut-être eu les thèmes de lémigration. Plinio Martini, Piero Bianconi, moi-même jai écrit un livre sur lémigration, mais aujourdhui, je dirais que non. Je ne décris pas la montagne, le lac, la vie pénible des paysans, peut-être aussi parce que jhabite ailleurs, mais je ne crois pas que ce soit pour cela. Y a-t-il des écrivains des autres régions linguistiques que vous admiriez particulièrement? Je les connais trop peu pour répondre. Il me semble que cest malheureusement ainsi: les Suisses italiens lisent surtout les Italiens, ici (linterview sest déroulée à Aarau, NdR) on lit les livres écrits en allemand, et en Suisse romande, les regards sont tournés vers la France. Revenons à vos uvres. Tous vos livres ont un point commun, il suffit de citer la métamorphose de Philémon et Baucis en arbres dans Nozze alte, mais aussi le chat-narrateur de La disdetta, cest que les frontières entre humains, plantes et animaux sont fuyantes. Est-ce par une sorte de vision panique de la nature? Cest peut-être lié au passage du particulier au général; la faculté dabstraire, puis dentrer dans ce microcosme, puis dabstraire à nouveau. Oui, une dimension panique, peut-être. Ce dont je suis consciente, cest ceci: je pense à la forme de la croix, dun arbre, à lhomme, à la dialectique entre horizontalité et verticalité. Pour finir, si lon réduit tout à sa plus simple expression, à los comme on dit en italien (et je reviens à Montale et à l«os de seiche», si fruste et essentiel), on arrive à une ligne verticale qui est la vie et à une ligne horizontale qui... qui nest plus la vie, qui est la mort en somme, traduites en dynamisme et statisme, dialogue et description, agressivité et passivité, homme et femme. On pourrait citer mille exemples de cette réduction à lessentiel et cela, oui, jen suis très consciente. Cest cela qui vous a fascinée dans le mythe de Philémon et Baucis, pour Nozze alte, la métamorphose dêtres humains en arbres? Cest un mythe qui me plaît. Tout comme jaime les chats, jaime les arbres. Ils mont toujours fascinée avec leurs racines fixes, ces dieux qui maccompagnent toujours. Ici, quand je lève les yeux, je vois ces bouleaux. Jécris ici et je les vois, ils sont importants pour moi, je crois que tous les livres que jai écrits ont été dune certaine manière bénis par un arbre, et ce mythe me paraît merveilleux: deux êtres humains qui deviennent arbres, immobiles, cette verticalité entre la terre et le firmament, cette élévation, cette prière, cette confiance, chercher le soleil. Une sorte de paradis naturel... Oui, rester là, avoir des racines; le thème de la stabilité est très présent dans mes uvres; dans Tra dove piove e non piove, il y a la nostalgie de la maison; dans La disdetta, cest plus fort, le vieux qui veut rester chez lui, ne plus bouger de là. Gli stretti congiunti («Les proches parents») et Nati complici comprennent divers récits où il est question de ne pas sortir de chez soi. Dans Nati complici, il y a une nouvelle, «No grazie» («Non merci»), dans laquelle lhomme qui prétend ne pas avoir de chez-soi revient toujours à la maison et voit les autres descendre les escaliers et sen aller; le récit commence même par ces mots: «Il portait des feuillets dans sa poche comme des tombes en miniature». La feuille est déjà une tombe, elle est statisme, immobilité. On revient à ce que je disais avant, une concentration, ne pas gaspiller à tort et à travers sa vie, quon peut mettre au point pour que limage soit nette. Pouvez-vous expliquer le titre de votre dernier recueil de nouvelles, Nati complici? Cest déjà une association de mots qui nest pas évidente. Ma foi, je pourrais vous donner quantité de réponses. Pour garder un fil conducteur: avant, je parlais de la croix, de tout réduire à lessentiel; cest une complicité au sens positif. Vous vous rappelez sans doute la nouvelle «Un padre ad Arth-Goldau» («Un père à Arth-Goldau»), où la première personne salue à la place dune fille qui dort, elle sy substitue, se rend complice dun salut; mais cette complicité est déjà née, elle est là a priori. La protagoniste dit: mon salut aussi compte, moi aussi javais un père, moi aussi je suis fille, au même titre que la fille endormie, et ce salut en lair que la protagoniste lance au dernier moment possible est un signe quasi algébrique, presque de nouveau comme une croix, quelque chose qui reste sculpté, cest la valeur qui reste. Cela, cest être complices. Cette complicité existe-t-elle entre tous les hommes? Cest peut-être ce que je disais avant: enlever lenveloppe extérieure des choses et voir les complicités sous-jacentes; il y a toujours une surface à enlever et un lien à découvrir. Dans la vie aussi cest ainsi, il suffit de regarder et il y a déjà les nuds qui sentrecroisent, sauf que dhabitude on ne regarde pas. Il suffit de regarder et on les voit. Vous écrivez de très beaux incipits. Par exemple celui de La disdetta: «Ils me prenaient pour un chat parce que je jouais bien mon rôle. Un autre était un grain de raisin rouge, un vieux, une merlette. Moi, jétais un chat.» Ou lattaque de lune de vos dernières nouvelles, «Alleluia»: «Rien nétait sûr. Ni le toit sur la maison, ni le jour après la nuit, ni le silence auprès du bruit.» Merci, cela me fait très plaisir. Les incipits comptent beaucoup pour moi. Dhabitude, le thème, je lai, mais les premiers mots me viennent à lesprit durant la journée alors que je fais silence, ils résonnent dans ma tête jusquà ce que je trouve lexpression qui fait mouche. Cest de là que naissent les récits, des premiers mots? Peut-être que oui, les mots sont très importants, ils sont complices, un mot implique les suivants, les mots se font complices de lécriture. Parfois, je connais déjà la fin, le chat de La disdetta, je savais que je lui ferais quitter la scène, mais que cela débouche sur le mot «anonymat», que le chat rentre dans lanonymat, je ne le savais pas. Heureusement que lon vit en écrivant. Parfois, je me souviens où sont nés les incipits. Le premier, celui de Tra dove piove e non piove, par exemple, je me souviens, jétais à Baden... Vous nêtes donc pas un écrivain qui planifie chapitre par chapitre, comme faisait un Balzac, par exemple? Là, il y a vraiment une histoire. Moi, je ne suis pas capable décrire ainsi, de raconter quelque chose. Peut-être quau fond, la logique du récit ne mintéresse pas tellement. Balzac pourrait faire mourir ses personnages et les reprendre, que je ne men apercevrais probablement même pas. Je mintéresse davantage à ce quils disent à ce moment précis, à la manière dont ils réagissent, dont ils vieillissent, ensuite ils peuvent même rajeunir. Cela me donne la liberté décrire; je peux les faire mourir, et puis réapparaître, pour moi ce nest pas important et je veux montrer que je ny attache pas dimportance. Il y a une valeur dans lécriture, cest lécriture qui vit, qui naît, qui meurt. La dernière question que jaimerais vous poser concerne les dialogues de vos livres. Ce sont des dialogues atypiques, beaucoup de choses sont sous-entendues... Parfois, on ne sait pas qui parle. Cela na pas tant dimportance. Cest ce que je disais: les personnages pourraient mourir, ressusciter. Cest le salut de cette fille, comme je disais avant, qui compte autant que celui de lautre fille, cest ce qui reste, cest le salut en lui-même qui est important. Comme si, parfois, ce qui se dit navait aucune importance... Oui, parfois cest du remplissage, cest comme de mettre la table, poser un vase de fleurs, meubler une pièce. La pièce est trop vide, alors il faut mettre quelque chose, la faire vivre. La communication véritable passe donc par quelque chose qui nest pas la parole. On peut aussi dire le contraire: que, encore une fois, ce sont les valeurs esthétiques qui importent, cest-à-dire: on ne peut pas laisser la page entièrement blanche, on ne peut pas laisser lappartement entièrement vide. Il faut commencer à bouger et à le remplir. Gian Paolo Giudicetti
Repères Anna Felder est née en 1937 à Lugano, où elle a vécu jusquen 1956. Après avoir étudié à Zurich et à Paris, elle a passé son doctorat ès lettres avec une thèse sur Eugenio Montale. Elle a longtemps enseigné au gymnase cantonal dAarau, tout en se préoccupant de lintégration des enfants italiens dans les écoles de Suisse alémanique. Elle vit aujourdhui alternativement à Aarau et au Tessin.
Bibliographie Prose narrative Tra dove piove e non piove, roman, Locarno, Pedrazzini,
1972. Théâtre Pièces radiophoniques pour la RSI: Eva o lesercizio
di pensiero (1975), Tête-à-tête (1976), La chiave di
riserva (1978). (Les deux premières ont aussi été
diffusées en allemand sur la DRS.) Essai La maschera di Montale, thèse de doctorat, Lugano-Massagno, Arti gra?che Gaggini-Bizzozzero SA, 1968.
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