Il y a vingt ans, la rage au ventre, il a quitté
le Portugal pour la Suisse. Pays tranquille. Du
travail pour tout le monde, même pour un
type de son espèce, qui sait tout faire,
mais qui n'a rien appris. Sa mère lui a
préparé une valise à fin
de course, récupérée près
des poubelles de l'hôtel où elle
prépare les légumes pour les repas
des touristes, en été. Peu de choses
dans la valise, juste de quoi, mais il fallut
tout de même la consolider, ses serrures
lâchant à la moindre pression. Avant
de partir, il a entraîné sa mère
devant l'armoire à glace de la chambre
qu'il partageait avec sa sur avant qu'elle
n'aille soigner un veuf nanti de quelques biens,
ce qui pourrait être utile, n'en déplaise
au bon Dieu dont on se demande pourquoi il accepte
que les pauvres demeurent presque toujours pauvres
alors que les autres
Il a été saisi par le reflet que
leur renvoyait le miroir. Lui arrivant à
peine à l'épaule, cette femme devenue
menue, voûtée, ratatinée,
le cheveu et l'il ternes, les lèvres
aux commissures descendantesde celles qui ont
peu loccasion de rire et encore moins de
sourire. Et lui, bien planté dans son jeans
frangé, le torse puissant sous le tee-shirt
imprimé à l'image du Che. 70 kilos
de viande fraîche, de muscles et d'os solides
sur lesquels il comptait pour se faire une place
au soleil.
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photo Maeder: Mireille
Kuttel
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Fatima ? Elle na rien dit quand
il lui annoncé sa décision d'aller voir ailleurs
où un destin plus favorable l'attendait peut-être.
Il a dit «plus tard». Elle a dit: «qui sait».
Elle n'était pas à la gare pour ladieu.
Quand il est monté dans le train, en sueur dans son
blouson neuf, il a su qu'il lui tournait le dos, qu'il rejetait
à la fois son pays, sa famille son enfance qui n'avait
pas su préparer en lui le gagnant qu'il deviendrait
là-bas, si la chance capricieuse lui donnait rendez-vous
au-delà des frontières dans ce nid confortable
au cur de l'Europe. Il était prêt à
tout pour que le rêve se réalise.
Manuvre sur des chantiers. Maçon
dans des entreprises qui en manquaient, Contremaître
parce qu'il savait «y faire» avec ses compatriotes,
la langue, les habitudes et même les chants rauques
et nostalgiques quils entonnaient le dimanche, assis
devant les baraquements généreusement mis à
leur disposition pour les loger. Froids en hiver, malgré
le braseros, chauds en été quand le soleil cogne
dur sur les toits de tôle.
Quand il est rentré au pays
pour la première fois, il était au volant d'une
Renault d'occasion. Cétait en août. Une
croix au bout d'une chaîne en or brillait sur le rectangle
de peau bronzée que laissait entrevoir sa chemise ouverte.
Dans le coffre de la voiture, des cadeaux pour chacun. Le
chocolat avait fondu au long des kilomètres, le fromage
sentait le bouc, mais la courtepointe matelassée arracha
un cri de joie à sa mère, et sa sur, passée
en courant, suivie du veuf dont la jalousie lui valait des
hématomes sur les avant-bras, pressa longtemps contre
elle la robe de chambre couleur lavande qui portait, brodée
sur une poche, les initiales de son nom. Il y en avait une
pour Fatima au fond d'un sac de voyage. Elle y resta.
Elle n'apparut ni le soir de son arrivée,
ni le lendemain, ni le surlendemain. A vingt-cinq ans, une
elle se doit d'avoir trouvé preneur au pays, sous peine
de devenir servante de curé.
«Elle sait à peine lire
et écrire, pourquoi te le dire, répétait
sa mère, tu avais mieux à faire, là-bas
»
Elle avait raison, la mère, les elles ne manquaient
pas en Suisse, friandes de noirauds comme lui, dansant de
plus en plus serré le samedi soir, après minuit
Il aperçut Fatima en train de regarder tourner un manège
sur la place Salazar. Elle était grosse d'un petit
à naître bientôt.
Elle portait un fichu la faisant ressembler
à la vieille femme qu'elle deviendrait. L'espace d'un
instant, leurs regards se croisèrent, intenses, aiguisés
comme des lames.
«La garce, la garce qui
n'a pas su me retenir avec des mots, avec des larmes, avec
ses bras, avec son ventre». Le lendemain, il arracha
deux cheveux gris dans sa crinière qu'il aurait voulu
faire défriser.
L'éclat d'une pépite
qui scintillait quelquefois au fond de sa mémoire.
Puis, plus rien. Oubliée. Comme sa sur chez son
veuf qui na pas ajouté une ligne en sa faveur
sur son testament. Comme sa mère qui sombre dans une
vieillesse précoce depuis qu'elle ne travaille plus
à l'hôtel, depuis que chaque mois, de Lausanne,
lui parvient un mandat de ce ils qu'elle revoit de moins en
moins parce que la route des vacances n'est pas seulement
celle qui le ramène au Portugal, au vu des cartes postales
quil envoie, de Tunisie, du Maroc, de la Grande Canarie,
consignée de noms sur lesquels elle ne mettra jamais
un visage.
l y a quelques mois, la rage au cur,
il a quitté la Suisse où le travail manquait
sur les chantiers. En prenant congé de l'équipe
qui avait travaillé dur avec lui pendant les années
d'abondance, la voix du patron a tremblé au moment
de l'adieu. Quand ils se sont donné laccolade,
ils ne savaient pas très bien qui était celui
qui soutenait l'autre. A vendre, la grue, recroquevillée
sur elle-même, les palans, le camion poussiéreux,
la polisseuse, l'atelier devenu silencieux. Sur sa couverture,
le berger allemand feignait de dormir. Il s'est dressé
tout à coup contre son maître et les a regardés
séloigner de cet il noir cerclé
d'or qui se dérobait quand on l'approchait, dans la
crainte qu'il avait qu'on entame son intimité.
Il a abandonné ses quelques
meubles aux chiffonniers d'Emmaüs, il a invité
des copains à manger de la morue «Chez Luiz».
Et il a pris la route aux commandes d'une Mégane presque
neuve. Durant tout le voyage, il se rassurait, pensant qu'il
retournait où ses premières racines n'avaient
pas réussi à le retenir à sa terre. Il
se sentait dévasté, chamboulé, déchiré
à lintérieur. Et quelque part loué.
Il n'était pas assez âgé pour faire un
vieux qui attend la ?n de la farce. Et plus assez jeune pour
envisager un nouveau futur. Des mains, des bras, des têtes
pour continuer à éditer et à penser le
monde, il y en avait tellement partout qu'on ne savait qu'en
faire, parce que les machines, parce que les restructurations,
parce que la globalisation semblaient faire ? des hommes au
profit du veau d'or. Et tant pis, pour les pauvres
«Tu devrais partir plus
loin, ont dit ses amis, du côté de l'Orient,
de la Chine ou de l'Afrique où le mieux-être
se met en branle».
«Tu devrais repartir», lui a dit sa mère
lorsqu'il est arrivé au soleil couchant alors qu'elle
arrosait ses plants de tomates derrière la maison,
«Tu devrais repartir, ailleurs, plus loin, parce que
le travail est rare ici»
A la nuit tombée, ils sont
rentrés dans la cuisine. Un feu pétillait dans
l'âtre sous la marmite où mijotait en son honneur
un ragoût de mouton. Sa sur est arrivée,
sans le veuf, couché maintenant toute la journée
sous un édredon rouge.
«Il faut rester, lui a
dit sa sur. Tu nous manquais, tu ne peux pas continuer
d'errer ainsi d'un bout à l'autre de ta vie. Tu sais
construire des maisons, tu pourrais apprendre à pécher
le thon et, pour passer le temps, il y a le mur». Le
mur le long de la mer où viennent s'asseoir les vieux
qui se taisent parce qu'ils n'ont plus rien à se dire,
où viennent les jeunes en attente du dealer, qui leur
vendra un peu de came sale afin qu'ils s'évadent un
peu. Le mur, devant lequel passent des femmes dans les habits
noirs de la misère, ou de la mode qui se veut compatissante
et solidaire, le mur sur lequel grimpent les enfants qui ne
connaissent pas la peur et ne savent pas encore combien la
vie est difficile à vivre, le mur compissé de
chiens perdus dont on fait parfois des compagnons.
Il a remisé sa Mégane
sous une tente, il a repeint les murs de la maison en blanc
pétant, il a offert un frigidaire et une cuisinière
à gaz à sa mère, il est allé voir
le veuf sous son édredon rouge, il a tiré sur
dans la dure lumière du soleil et il a dit, sachant
qu'elle savait qu'il mentait: «Dommage, tu es encore
belle»
Il a rangé dans l'armoire ses
vêtements de sortie, il a enfilé ses salopettes
qui gardaient encore une odeur de ciment et il est allé
s'asseoir sur le mur, avec les vieux, avec les jeunes. Il
a regardé passer des femmes fantomatiques et des enfants
sont venus lui sourire sous le nez. Un après-midi une
petite elle dont la jupe balayait gaîment des mollets
de moricaude lui a tendu un morceau de pastèque avant
de s'enfuir en courant. On voyait la marque de ses dents pointues
dans la chair du cucurbitacé. Il reconnut aux motifs
à leurs de sa jupe elle donnait la main à une
femme qui tourna la tête dans sa direction. Leurs regards
lentement se croisèrent plus doux que la couleur mauve
de la mélancolie et du «jamais plus».
La chair rose de la pastèque
avait un goût d'Orient. il comprit alors que le «partir»
était encore son lot comme l'était le «mourir»
pour les vieux assis près de lui sur le mur.
Mireille Kuttel
Texte inédit extrait © 1998
Le Passe-Muraille, journal littéraire, Lausanne
Page créée le 20.07.98
Dernière mise à jour le 20.06.02
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