retour à la rubrique
retour page d'accueil

Le Passe Muraille
Revue des livres des idées et des expressions
http://www.revuelepassemuraille.ch
N°45 - Février 2000

  Maurice Chappaz, Histoire de l'élève devenu maître, par René Zahnd

MAURICE CHAPPAZ
Histoire de l’élève devenu maître

Chaque année apporte son lot de livres signés Maurice Chappaz. Un tel flux pourrait lasser. Il n’en est évidemment rien. Toute nouvelle parution vient illustrer la formidable vitalité du poète, dont les textes récents conjuguent avec bonheur une profondeur de vue sans doute mûrie au fil des décennies et une fraîcheur d’expression qui semble par moments surgie tout droit de l’enfance. Ainsi en est-il du premier chapitre de L'évangile selon Judas, que nous avons tant de joie à publier en fronton du journal.

Paru à la fin de l’année dernière, Partir à vingt ans semble au premier coup d’œil un ouvrage composite. C’est qu’il rassemble des lettres, des poèmes, des entretiens et d’autres textes de natures diverses. Mais dès qu’on s’y plonge, son unité organique devient évidente. Ici un jeune gars s’interroge sur sa vocation de poète. Là, soixante ans plus tard, un homme âgé commente, face à des étudiants, cette époque pour lui décisive: les années de la guerre et des choix déterminants pour son avenir.

Jean Starobinski, dans sa préface, s’adresse ainsi à Chappaz: "Vos premières pages contiennent déjà vos affirmations et vos refus d’aujourd’hui, vos fidélités et vos impatiences." C’est vrai. Il faut lire cette longue missive que le jeune Maurice envoie au chanoine Paul Saudan, en 1939. Il s’agit, pour le garçon valaisan, d’un geste fondateur. Quelle qualité de questionnement, quelle soif de vie et de poésie !

Quand le père Saudan répond à son élève, il le fait en véritable maître: "La grosse erreur que tu commets, lui écrit-il par exemple, est de confondre le plan poétique avec le plan social; tu les opposes si bien que tu les rends incompatibles: au nom de l’un tu veux détruire ou saccager l’autre." Pour sa part, la même année, le chanoine Viatte n’hésite pas à affirmer au jeune homme: "J’ai confiance dans tes dons de poète." Quels formidables bagages pour aller de l’avant!

"Pour moi, "écrire" c’était témoigner par l’écriture de sa sincérité personnelle par rapport au monde..."

Soixante ans plus tard, dans ce même collège où il a fait ses études, à l’Abbaye de Saint-Maurice, Chappaz endosse à son tour la défroque du maître. Il devient non pas un enseignant au sens traditionnel du monde scolaire, mais le témoin de sa propre expérience, qui vient répondre aux questions des jeunes. Au gré des interventions, le lecteur glane des passages qui ont presque valeur de professions de foi: "Pour moi, "écrire" c’était témoigner par l’écriture de sa sincérité personnelle par rapport au monde en essayant de trouver l’expression d’une présence qui correspondait à soi. Un point c’est tout. Cela seul importait."

L’ouvrage atteint encore une autre dimension quand Maurice Chappaz développe sa vision de la Suisse, "une étrange chance, un jeu de patience". Il parle du pays et surtout de son passé, celui bien sûr qui est mis à la question par les feux de l’actualité. Réflexions politiques et historiques sont alors nourries par l’expérience vécue. Pendant la "Mob", Chappaz, jeune lieutenant, était en faction avec ses hommes à la frontière avec l’Italie. Il peut raconter ce qu’il a vu, décrire ce qu’il a ressenti. Çà et là, on aurait presque aimé en savoir plus. Que la pensée s’envole encore. Mais qu’importe. Ce qui en ressort, aux antipodes de l’auto- flagellation stérile et quasiment branchée, c’est une forme de certitude tranquille, un amour incommensurable pour ce coin de terre, la bonne foi du peuple, un sourd esprit de résistance (y compris intérieur au besoin) qu’on sentait prêt à éclater. Ceci n’émousse évidemment pas la faculté de révolte devant les exactions et les excès de toute provenance.

Il a été beaucoup question, ces années dernières, de l’engagement des artistes. En Suisse romande, la plupart des écrivains et des poètes affirment s’engager d’abord dans leur œuvre. Maurice Chappaz, ici, donne un magnifique livre de poète "engagé", où l’œuvre, le temps et l’espace qui accueillent son éclosion ne sont pas séparés les uns des autres. La vie et l’écriture font corps.

par René Zahnd

Maurice Chappaz, Partir à vingt ans, Préface de Jean Starobinski, La Joie de Lire, 1999, 220 p.

A signaler aussi, chez le même éditeur, le beau poème intitulé "Vocation des fleuves" (1998), publié en quatre langues, et qui peut se lire comme une autre appréhension de la Suisse, ce "nœud rocheux" rempli de sources

© 2000 Le Passe-Muraille, Journal littéraire, Lausanne

 

Page créée le 20.02.00
Dernière mise à jour le 20.06.02

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"