MAURICE CHAPPAZ
Histoire de lélève devenu maître
Chaque année apporte son lot
de livres signés Maurice Chappaz. Un tel flux pourrait
lasser. Il nen est évidemment rien. Toute nouvelle
parution vient illustrer la formidable vitalité du
poète, dont les textes récents conjuguent avec
bonheur une profondeur de vue sans doute mûrie au fil
des décennies et une fraîcheur dexpression
qui semble par moments surgie tout droit de lenfance.
Ainsi en est-il du premier chapitre de L'évangile selon
Judas, que nous avons tant de joie à publier en fronton
du journal.
Paru à la fin de lannée
dernière, Partir à
vingt ans semble au premier coup dil un
ouvrage composite. Cest quil rassemble des lettres,
des poèmes, des entretiens et dautres textes
de natures diverses. Mais dès quon sy plonge,
son unité organique devient évidente. Ici un
jeune gars sinterroge sur sa vocation de poète.
Là, soixante ans plus tard, un homme âgé
commente, face à des étudiants, cette époque
pour lui décisive: les années de la guerre et
des choix déterminants pour son avenir.
Jean Starobinski, dans sa préface,
sadresse ainsi à Chappaz: "Vos premières
pages contiennent déjà vos affirmations et vos
refus daujourdhui, vos fidélités
et vos impatiences." Cest vrai. Il faut lire cette
longue missive que le jeune Maurice envoie au chanoine Paul
Saudan, en 1939. Il sagit, pour le garçon valaisan,
dun geste fondateur. Quelle qualité de questionnement,
quelle soif de vie et de poésie !
Quand le père Saudan répond
à son élève, il le fait en véritable
maître: "La grosse erreur que tu commets, lui écrit-il
par exemple, est de confondre le plan poétique avec
le plan social; tu les opposes si bien que tu les rends incompatibles:
au nom de lun tu veux détruire ou saccager lautre."
Pour sa part, la même année, le chanoine Viatte
nhésite pas à affirmer au jeune homme:
"Jai confiance dans tes dons de poète."
Quels formidables bagages pour aller de lavant!
"Pour moi, "écrire"
cétait témoigner par lécriture
de sa sincérité personnelle par rapport au monde..."
Soixante ans plus tard, dans ce même
collège où il a fait ses études, à
lAbbaye de Saint-Maurice, Chappaz endosse à son
tour la défroque du maître. Il devient non pas
un enseignant au sens traditionnel du monde scolaire, mais
le témoin de sa propre expérience, qui vient
répondre aux questions des jeunes. Au gré des
interventions, le lecteur glane des passages qui ont presque
valeur de professions de foi: "Pour moi, "écrire"
cétait témoigner par lécriture
de sa sincérité personnelle par rapport au monde
en essayant de trouver lexpression dune présence
qui correspondait à soi. Un point cest tout.
Cela seul importait."
Louvrage atteint encore une autre
dimension quand Maurice Chappaz développe sa vision
de la Suisse, "une étrange chance, un jeu de patience".
Il parle du pays et surtout de son passé, celui bien
sûr qui est mis à la question par les feux de
lactualité. Réflexions politiques et historiques
sont alors nourries par lexpérience vécue.
Pendant la "Mob", Chappaz, jeune lieutenant, était
en faction avec ses hommes à la frontière avec
lItalie. Il peut raconter ce quil a vu, décrire
ce quil a ressenti. Çà et là, on
aurait presque aimé en savoir plus. Que la pensée
senvole encore. Mais quimporte. Ce qui en ressort,
aux antipodes de lauto- flagellation stérile
et quasiment branchée, cest une forme de certitude
tranquille, un amour incommensurable pour ce coin de terre,
la bonne foi du peuple, un sourd esprit de résistance
(y compris intérieur au besoin) quon sentait
prêt à éclater. Ceci némousse
évidemment pas la faculté de révolte
devant les exactions et les excès de toute provenance.
Il a été beaucoup question,
ces années dernières, de lengagement des
artistes. En Suisse romande, la plupart des écrivains
et des poètes affirment sengager dabord
dans leur uvre. Maurice Chappaz, ici, donne un magnifique
livre de poète "engagé", où
luvre, le temps et lespace qui accueillent
son éclosion ne sont pas séparés les
uns des autres. La vie et lécriture font corps.
par René Zahnd
Maurice Chappaz, Partir à vingt
ans, Préface de Jean Starobinski, La Joie de Lire,
1999, 220 p.
A signaler aussi, chez le même
éditeur, le beau poème intitulé "Vocation
des fleuves" (1998), publié en quatre langues,
et qui peut se lire comme une autre appréhension de
la Suisse, ce "nud rocheux" rempli de sources
© 2000 Le Passe-Muraille, Journal
littéraire, Lausanne
Page créée le 20.02.00
Dernière mise à jour le 20.06.02
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