Voyage autour de LIle morte
La pulsion première dun
texte méchappe. Jen suis comme traversé,
jessaie de la saisir et de la déployer au mieux,
suivant une cuisine élaborée au fil des ans
(cest la part consciente de lécriture,
dailleurs pleine de ruses). Au bout du compte, le travail
relève de lartisanat: modeler la matière
verbale, selon des rythmes, des souffles, une musique qui,
sur le moment tout au moins, paraissent si justes quil
serait inconcevable den chercher dautres. Evidemment,
la relecture, quelques mois ou quelques années plus
tard, est souvent cruelle. Il ne reste alors quun refuge:
lhumour
Quand je pense à la naissance
de LIle morte me
reviennent certaines images de la Baltique: une mer grise
et plate sous un ciel gris et plat, un silence immémorial,
quelques lignes un peu plus sombres, irrégulières,
qui signalent des morceaux de continent oubliés, avec
la sensation dêtre aux confins du monde. Dans
mon souvenir, le paysage est immobile, mais il paraît
aussi glisser. Que des gens naissent et meurent en ces lieux,
quils y développent un projet de vie peut sembler
totalement déplacé pour qui vient dailleurs.
Jy vois pour ma part, comme dans les hautes montagnes
ou les déserts, une forme de noblesse foncière,
celle de vouloir, coûte que coûte, se mesurer
à lisolement et à la vastitude, aux rêves
et aux peurs, dans une résistance opiniâtre,
dépouillé, nu à tracer sur le sable une
histoire damour et de mort que le vent ou les vagues
viendront bientôt rendre à loubli.
A partir du moment où LIle
morte a émergé dune rêverie
dorigine scandinave, mon travail sest nourri,
comme par infiltration souterraine, de lectures (Strindberg,
Ibsen, Lindgren, Hamsun), de musiques (Sibelius, Grieg, Pärt),
de tableaux de peintres aussi. Je crois quen arrière-fond
de la pièce sest développée une
Scandinavie imaginaire. En même temps, je sais que les
quatre personnages venus peupler cet univers nont aucune
nationalité.
Ainsi, dans ma tête, puis dès
les premières notes jetées sur le papier, quelques
chose se précisait: une mer, une île, une autre
île en face, un ciel, une ville au loin sous
haute tension sociale et des êtres que leur destin
dune certaine manière lie (la communauté
par la blessure ?), et qui pourtant ne seront jamais ensemble.
Après, comment Julie, August,
Carl et Henrik évoluent, saiment ou se haïssent,
de quelle manière leurs dires et une fugue dintuitions
finissent par composer ce quon appelle une pièce
de théâtre, je lignore. Ces quatre-là
ne mont laissé que des questions. Doù
vient cette façon si particulière, rude et morcelée
qua August de parler ? Doù lui vient ce
projet fou de bâtir avec trois fois rien une tour idéale
? Pourquoi Julie reste-t-elle auprès de lui ? Et Carl
? Que cherchait Henrik en se mêlant aux émeutes
des mineurs ? Que trouverait-on en retournant sur LIle
morte quinze ans plus tard ? Et je nose même pas
aborder la question du sens ou du non-sens de cette matière
qui a finalement pris le visage dune parabole, peut-être
à la fois primitive et moderne.
En revanche, je connais ma fascination
pour léchec des utopies et pour la faculté
que nous avons den concevoir toujours de nouvelles.
Je sais mon goût pour les phrases ponctuées de
fêlures et pour les silences fissurés. Dans le
paysage de LIle morte, je devine aussi la sorte de musique
que quelques êtres humains peuvent produire. Jai
toujours imaginé quelle allait se fondre dans
limmensité, comme un murmure qui dit sans fin
leffroi et lémerveillement dêtre
au monde.
La présence des personnages
a quelque chose de miraculeux, qui ne mappartient pas.
Quand on écrit, ce nest pas vrai quon les
"invente". Au mieux, on les aide à parler.
Peut-être contiennent-ils chacun une part de ce que
je suis, mais tant dautres brisures aussi, glanées
ici ou là, et cet alliage me les rend à la fois
familiers et incongrus, comme dailleurs lhistoire
quils finissent par raconter. Parmi tous les doutes,
une seule certitude simpose: jéprouve pour
eux, même dans leurs égarements et leurs mesquineries,
un sentiment de tendresse et dirréductible fraternité.
René Zahnd
Repères
Produite par la Comédie-Française,
LIle morte, de René
Zahnd, est à laffiche du Théâtre
du Vieux-Colombier à Paris du 16 mars au 22 avril 1999.
La mise en scène est dHenri Ronse, alors que
la distribution comprend Jean-Claude Drouot (August), Claude
Mathieu (Julie), Jean-Marie Galey (Henrik) et Jérôme
Pouly (Carl). Le texte, suivi dune autre pièce,
Les Hauts Territoires,
paraît aux Editions Théâtrales.
© 1998 Le Passe-Muraille, journal
littéraire, Lausanne
Page créée le 20.03.99
Dernière mise à jour le 20.06.02
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