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Le Passe Muraille
Revue des livres des idées et des expressions
http://www.revuelepassemuraille.ch
N°40 - Mars 1999

  Voyage autour de L’Ile morte, par René Zahnd

Voyage autour de L’Ile morte

La pulsion première d’un texte m’échappe. J’en suis comme traversé, j’essaie de la saisir et de la déployer au mieux, suivant une cuisine élaborée au fil des ans (c’est la part consciente de l’écriture, d’ailleurs pleine de ruses). Au bout du compte, le travail relève de l’artisanat: modeler la matière verbale, selon des rythmes, des souffles, une musique qui, sur le moment tout au moins, paraissent si justes qu’il serait inconcevable d’en chercher d’autres. Evidemment, la relecture, quelques mois ou quelques années plus tard, est souvent cruelle. Il ne reste alors qu’un refuge: l’humour…

Quand je pense à la naissance de L’Ile morte me reviennent certaines images de la Baltique: une mer grise et plate sous un ciel gris et plat, un silence immémorial, quelques lignes un peu plus sombres, irrégulières, qui signalent des morceaux de continent oubliés, avec la sensation d’être aux confins du monde. Dans mon souvenir, le paysage est immobile, mais il paraît aussi glisser. Que des gens naissent et meurent en ces lieux, qu’ils y développent un projet de vie peut sembler totalement déplacé pour qui vient d’ailleurs. J’y vois pour ma part, comme dans les hautes montagnes ou les déserts, une forme de noblesse foncière, celle de vouloir, coûte que coûte, se mesurer à l’isolement et à la vastitude, aux rêves et aux peurs, dans une résistance opiniâtre, dépouillé, nu à tracer sur le sable une histoire d’amour et de mort que le vent ou les vagues viendront bientôt rendre à l’oubli.

A partir du moment où L’Ile morte a émergé d’une rêverie d’origine scandinave, mon travail s’est nourri, comme par infiltration souterraine, de lectures (Strindberg, Ibsen, Lindgren, Hamsun), de musiques (Sibelius, Grieg, Pärt), de tableaux de peintres aussi. Je crois qu’en arrière-fond de la pièce s’est développée une Scandinavie imaginaire. En même temps, je sais que les quatre personnages venus peupler cet univers n’ont aucune nationalité.

Ainsi, dans ma tête, puis dès les premières notes jetées sur le papier, quelques chose se précisait: une mer, une île, une autre île en face, un ciel, une ville au loin – sous haute tension sociale – et des êtres que leur destin d’une certaine manière lie (la communauté par la blessure ?), et qui pourtant ne seront jamais ensemble.

Après, comment Julie, August, Carl et Henrik évoluent, s’aiment ou se haïssent, de quelle manière leurs dires et une fugue d’intuitions finissent par composer ce qu’on appelle une pièce de théâtre, je l’ignore. Ces quatre-là ne m’ont laissé que des questions. D’où vient cette façon si particulière, rude et morcelée qu’a August de parler ? D’où lui vient ce projet fou de bâtir avec trois fois rien une tour idéale ? Pourquoi Julie reste-t-elle auprès de lui ? Et Carl ? Que cherchait Henrik en se mêlant aux émeutes des mineurs ? Que trouverait-on en retournant sur L’Ile morte quinze ans plus tard ? Et je n’ose même pas aborder la question du sens ou du non-sens de cette matière qui a finalement pris le visage d’une parabole, peut-être à la fois primitive et moderne.

En revanche, je connais ma fascination pour l’échec des utopies et pour la faculté que nous avons d’en concevoir toujours de nouvelles. Je sais mon goût pour les phrases ponctuées de fêlures et pour les silences fissurés. Dans le paysage de L’Ile morte, je devine aussi la sorte de musique que quelques êtres humains peuvent produire. J’ai toujours imaginé qu’elle allait se fondre dans l’immensité, comme un murmure qui dit sans fin l’effroi et l’émerveillement d’être au monde.

La présence des personnages a quelque chose de miraculeux, qui ne m’appartient pas. Quand on écrit, ce n’est pas vrai qu’on les "invente". Au mieux, on les aide à parler. Peut-être contiennent-ils chacun une part de ce que je suis, mais tant d’autres brisures aussi, glanées ici ou là, et cet alliage me les rend à la fois familiers et incongrus, comme d’ailleurs l’histoire qu’ils finissent par raconter. Parmi tous les doutes, une seule certitude s’impose: j’éprouve pour eux, même dans leurs égarements et leurs mesquineries, un sentiment de tendresse et d’irréductible fraternité.

René Zahnd

Repères

Produite par la Comédie-Française, L’Ile morte, de René Zahnd, est à l’affiche du Théâtre du Vieux-Colombier à Paris du 16 mars au 22 avril 1999. La mise en scène est d’Henri Ronse, alors que la distribution comprend Jean-Claude Drouot (August), Claude Mathieu (Julie), Jean-Marie Galey (Henrik) et Jérôme Pouly (Carl). Le texte, suivi d’une autre pièce, Les Hauts Territoires, paraît aux Editions Théâtrales.

© 1998 Le Passe-Muraille, journal littéraire, Lausanne

 

Page créée le 20.03.99
Dernière mise à jour le 20.06.02

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