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Le Passe Muraille
Revue des livres des idées et des expressions
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N°50 - Mars 2001

  Jean-Jacques Langendorf, les héros romantiques, par Francesco Biamonte

JEAN-JACQUES LANGENDORF
Les héros romantiques

Avec La nuit tombe, Dieu regarde, Jean-Jacques Langendorf signe un roman historique ample et passionnant. Un roman de guerre, de mer, de chevaux et d’aventures comme je croyais qu’on n’en faisait plus. L’auteur y brosse une image suggestive et originale des dernières années des Empires ottoman et austro-hongrois, présentées comme la fin de l’ère des héros. Une vision mâle où le souci de justesse historique (tant dans les détails que dans la mise en place des personnalités des protagonistes) le dispute à la valeur mythique que prend le récit, tandis que le romantisme bouillonne sous le regard intelligent et en apparence détaché du narrateur, comme il bouillonne dans les viriles poitrines des personnages.

Langendorf part d’une histoire bien réelle : celle du croiseur allemand Emden parti du port chinois de Tsing Tao quelques jours avant le début de la Première Guerre mondiale. Détaché comme corsaire, l’Emden sillonne l’océan Indien où il coule des navires de commerce ennemis. A son bord, Langendorf place son protagoniste : Friedrich Wolf Elmhard von Hohberg, un aristocrate autrichien passionné de chasse, de chevaux, de bateaux et d’études orientales, marqué depuis son enfance par un voyage au Caire. Les épisodes de sa jeunesse alternent avec les aventures de l’Emden. Les souvenirs terrestres de Hohberg et ses aventures maritimes sont l’occasion de mettre en parallèle les instincts de la chasse et de la guerre, profondément ancrés dans l’homme.

A ces deux fils narratifs s’en ajoute un troisième : ce sont les notices du professeur Eduard Glaser, un personnage qui a bel et bien existé. Habité d’une passion dévorante pour les villes de la reine de Saba, qu’il a explorées au risque de sa vie, Glaser, après avoir rencontré Hohberg à Istanbul, voit en ce dernier un successeur possible, de sorte qu’il lui fait parvenir à titre posthume ses notices inédites, dans lesquelles il relate ses aventures.

A ces trois fils s’en ajoute un quatrième (!) : quelques paragraphes disséminés d’un bout à l’autre du roman évoquent une créature céleste envoyée par Dieu pour influer sur le cours des choses. L’ange finit par accueillir en lui-même Dieu, qui s’y incarne, s’y fait homme et quitte définitivement les cieux, abandonnant l’humanité à elle-même. La nuit tombe sur les hommes, et Dieu regarde son propre crépuscule. A. D. 1918.

Au milieu du roman, l’Emden est détruit par un croiseur australien. Quelques rescapés entreprennent le chemin du long retour sur un voilier réquisitionné pour l’occasion, passant par le Yémen et remontant par voie terrestre jusqu’à Istanbul. De là, Hohberg regagne son Autriche natale, vaincue, plongée dans la désolation, et le château de son enfance, dévasté et souillé. Il retrouve dans un Berlin sordide un officier de l’Emden qui lui propose de fonder un parti nationaliste quelconque. Confronté à la médiocrité des temps, le héros dresse avec détachement et allégresse un bilan positif de sa vie et se tire une balle dans la tête. Rideau.

L’efficacité indéniable du livre de Langendorf repose sur plusieurs piliers. A commencer par l’érudition colossale et notoire de l’auteur, qui possède une connaissance profonde des contextes qu’il met en scène. Cette connaissance se double d’une riche imagination. Langendorf peut ainsi inventer des personnages, des lieux, des situations, improviser des descriptions en conservant la confiance du lecteur, pour qui tout paraît véridique ou vraisemblable. L’intérêt de cette efficacité dans l’évocation est d’autant plus grand que Langendorf parle d’une Première Guerre mondiale à laquelle on pense rarement : ce n’est pas la Meuse et les tranchées qui nous sont montrées, mais l’Orient arabe et ottoman, l’océan Indien.

Autre point fort : le sens du rythme. La technique qui consiste à entremêler les fils de plusieurs actions est une stratégie connue, mais non moins efficace, pour tenir le lecteur en haleine (des Mille et Une Nuits au Seigneur des anneaux), et Langendorf la maîtrise au mieux. Sa capacité plus personnelle à relancer à plusieurs reprises le récit lorsqu’il semble condamné à se conclure relève elle aussi d’un talent de romancier des plus sûrs.

Au-delà du suspense qu’elle engendre, la multiplication des temps et des lieux de l’action permet à l’auteur de composer une image complexe d’un monde qui s’effondre sans généraliser le propos. C’est l’itinéraire personnel d’hommes solitaires qui nous est montré, et c’est leur regard qui nous informe : le regard intelligent de Hohberg, trouvant une sorte de bonheur dans l’observation et l’analyse de situations complexes et dangereuses (un regard qu’il est souvent impossible de dissocier de celui du narrateur) ; le regard passionné et aigri du professeur Glaser, entre sa chasse aux inscriptions sabéennes et ses polémiques académiques. A quoi s’ajoutent d’autres portraits et itinéraires individuels traités sur le mode de la digression.

L’image de la guerre est centrale dans le roman, qui illustre le déclin progressif du " noble art ", emblématique d’une évolution plus globale du monde à travers la révolution industrielle. De Sadowa à la fin de la Première Guerre, le soldat troque son rapport aux chevaux et aux sources contre des tanks et des boîtes de conserve. De noble, il devient misérable. L’Emden lui-même conserve une fibre héroïque, mais sa guerre devient vite routinière, et ses terribles corvées de charbon illustrent l’asservissement de l’homme par la machine. Cette image de la guerre ne va pas sans ambiguïté. Si le romantisme qui la régit est une des clefs de la réussite du livre (car il lui instille une constante passion), il est néanmoins discutable lorsque la guerre se trouve malgré tout réhabilitée, précisément en ce qu’elle a de romantique. En fin de compte, les sentiments qui planent sur les personnages et sur l’auteur ressemblent tout de même à ceux dont quelques militaristes de la vieille école témoignent aujourd’hui encore sur CNN ou dans les meetings aériens. Remplacez un alezan par un FA-18, et le tour est joué.

La lecture est donc passionnante et instructive, mais elle laisse tout de même un certain malaise derrière elle. On reconnaît dans tout le livre cette insaisissable nébuleuse de romantisme qui habite des élans aussi différents que l’anarchisme et le nationalisme, et ces sentiments passionnels et nostalgiques flous qui embrigadent chroniquement des portions d’humanité dans des projets indéfendables. A dévorer avec discernement.

Francesco Biamonte

Jean-Jacques Langendorf. La nuit tombe, Dieu regarde, Zoé, 2000.

© 2000 Le Passe-Muraille, Journal littéraire, Lausanne

 

Page créée le 20.03.01
Dernière mise à jour le 20.06.02

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