JEAN-JACQUES LANGENDORF
Les héros romantiques
Avec La nuit tombe, Dieu
regarde, Jean-Jacques Langendorf signe un roman historique
ample et passionnant. Un roman de guerre, de mer, de chevaux
et daventures comme je croyais quon nen
faisait plus. Lauteur y brosse une image suggestive
et originale des dernières années des Empires
ottoman et austro-hongrois, présentées comme
la fin de lère des héros. Une vision mâle
où le souci de justesse historique (tant dans les détails
que dans la mise en place des personnalités des protagonistes)
le dispute à la valeur mythique que prend le récit,
tandis que le romantisme bouillonne sous le regard intelligent
et en apparence détaché du narrateur, comme
il bouillonne dans les viriles poitrines des personnages.
Langendorf part dune histoire
bien réelle : celle du croiseur allemand Emden parti
du port chinois de Tsing Tao quelques jours avant le début
de la Première Guerre mondiale. Détaché
comme corsaire, lEmden sillonne locéan
Indien où il coule des navires de commerce ennemis.
A son bord, Langendorf place son protagoniste : Friedrich
Wolf Elmhard von Hohberg, un aristocrate autrichien passionné
de chasse, de chevaux, de bateaux et détudes
orientales, marqué depuis son enfance par un voyage
au Caire. Les épisodes de sa jeunesse alternent avec
les aventures de lEmden.
Les souvenirs terrestres de Hohberg et ses aventures maritimes
sont loccasion de mettre en parallèle les instincts
de la chasse et de la guerre, profondément ancrés
dans lhomme.
A ces deux fils narratifs sen
ajoute un troisième : ce sont les notices du professeur
Eduard Glaser, un personnage qui a bel et bien existé.
Habité dune passion dévorante pour les
villes de la reine de Saba, quil a explorées
au risque de sa vie, Glaser, après avoir rencontré
Hohberg à Istanbul, voit en ce dernier un successeur
possible, de sorte quil lui fait parvenir à titre
posthume ses notices inédites, dans lesquelles il relate
ses aventures.
A ces trois fils sen ajoute un
quatrième (!) : quelques paragraphes disséminés
dun bout à lautre du roman évoquent
une créature céleste envoyée par Dieu
pour influer sur le cours des choses. Lange finit par
accueillir en lui-même Dieu, qui sy incarne, sy
fait homme et quitte définitivement les cieux, abandonnant
lhumanité à elle-même. La nuit tombe
sur les hommes, et Dieu regarde son propre crépuscule.
A. D. 1918.
Au milieu du roman, lEmden
est détruit par un croiseur australien. Quelques rescapés
entreprennent le chemin du long retour sur un voilier réquisitionné
pour loccasion, passant par le Yémen et remontant
par voie terrestre jusquà Istanbul. De là,
Hohberg regagne son Autriche natale, vaincue, plongée
dans la désolation, et le château de son enfance,
dévasté et souillé. Il retrouve dans
un Berlin sordide un officier de lEmden qui lui propose
de fonder un parti nationaliste quelconque. Confronté
à la médiocrité des temps, le héros
dresse avec détachement et allégresse un bilan
positif de sa vie et se tire une balle dans la tête.
Rideau.
Lefficacité indéniable
du livre de Langendorf repose sur plusieurs piliers. A commencer
par lérudition colossale et notoire de lauteur,
qui possède une connaissance profonde des contextes
quil met en scène. Cette connaissance se double
dune riche imagination. Langendorf peut ainsi inventer
des personnages, des lieux, des situations, improviser des
descriptions en conservant la confiance du lecteur, pour qui
tout paraît véridique ou vraisemblable. Lintérêt
de cette efficacité dans lévocation est
dautant plus grand que Langendorf parle dune Première
Guerre mondiale à laquelle on pense rarement : ce nest
pas la Meuse et les tranchées qui nous sont montrées,
mais lOrient arabe et ottoman, locéan Indien.
Autre point fort : le sens du rythme.
La technique qui consiste à entremêler les fils
de plusieurs actions est une stratégie connue, mais
non moins efficace, pour tenir le lecteur en haleine (des
Mille et Une Nuits au Seigneur des anneaux), et Langendorf
la maîtrise au mieux. Sa capacité plus personnelle
à relancer à plusieurs reprises le récit
lorsquil semble condamné à se conclure
relève elle aussi dun talent de romancier des
plus sûrs.
Au-delà du suspense quelle
engendre, la multiplication des temps et des lieux de laction
permet à lauteur de composer une image complexe
dun monde qui seffondre sans généraliser
le propos. Cest litinéraire personnel dhommes
solitaires qui nous est montré, et cest leur
regard qui nous informe : le regard intelligent de Hohberg,
trouvant une sorte de bonheur dans lobservation et lanalyse
de situations complexes et dangereuses (un regard quil
est souvent impossible de dissocier de celui du narrateur)
; le regard passionné et aigri du professeur Glaser,
entre sa chasse aux inscriptions sabéennes et ses polémiques
académiques. A quoi sajoutent dautres portraits
et itinéraires individuels traités sur le mode
de la digression.
Limage de la guerre est centrale
dans le roman, qui illustre le déclin progressif du
" noble art ", emblématique dune évolution
plus globale du monde à travers la révolution
industrielle. De Sadowa à la fin de la Première
Guerre, le soldat troque son rapport aux chevaux et aux sources
contre des tanks et des boîtes de conserve. De noble,
il devient misérable. LEmden
lui-même conserve une fibre héroïque, mais
sa guerre devient vite routinière, et ses terribles
corvées de charbon illustrent lasservissement
de lhomme par la machine. Cette image de la guerre ne
va pas sans ambiguïté. Si le romantisme qui la
régit est une des clefs de la réussite du livre
(car il lui instille une constante passion), il est néanmoins
discutable lorsque la guerre se trouve malgré tout
réhabilitée, précisément en ce
quelle a de romantique. En fin de compte, les sentiments
qui planent sur les personnages et sur lauteur ressemblent
tout de même à ceux dont quelques militaristes
de la vieille école témoignent aujourdhui
encore sur CNN ou dans les meetings aériens. Remplacez
un alezan par un FA-18, et le tour est joué.
La lecture est donc passionnante et
instructive, mais elle laisse tout de même un certain
malaise derrière elle. On reconnaît dans tout
le livre cette insaisissable nébuleuse de romantisme
qui habite des élans aussi différents que lanarchisme
et le nationalisme, et ces sentiments passionnels et nostalgiques
flous qui embrigadent chroniquement des portions dhumanité
dans des projets indéfendables. A dévorer avec
discernement.
Francesco Biamonte
Jean-Jacques Langendorf. La nuit tombe,
Dieu regarde, Zoé, 2000.
© 2000 Le Passe-Muraille, Journal
littéraire, Lausanne
Page créée le 20.03.01
Dernière mise à jour le 20.06.02
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