Au miroir de Michel Butor, Balzac
est notre contemporain
Que peuvent bien avoir en commun
Michel Butor et Balzac ? Cela sans doute au premier chef:
dêtre à la fois célèbres
et méconnus, réduits à quelques formules.
Pour Balzac: le «peintre de la société»
dont lanalyse du rôle de largent ravit
les marxistes, mais dont le style (dixit Sainte-Beuve) serait
«détestable». Pour Butor: le «pape
du Nouveau Roman», auteur de livres intelligents et
donc «difficiles», apparemment à lopposé
du «réalisme» balzacien.
Et voici que Michel Butor nous fait
(re)découvrir Balzac avec une sorte de merveilleuse
familiarité, tandis quà travers sa lecture
il nous apparaît lui-même comme un auteur plus
conforme à la réalité de son uvre
«en progrès», cest à savoir
poète-encyclopédiste aux inépuisables
curiosités et qui éclaire sans éblouir,
qui explique sans assener, qui renoue patiemment les fils
liant le détail à lensemble et la réalité
de Balzac à la nôtre. Vous imaginiez Balzac
dépassé ou Butor vous dépassant par
son avant-gardisme ? Mais non: tous deux sont bel et bien
nos contemporains, quoique «à lécart».
A lécart:
tel est dailleurs le nom de la solide belle vieille
maison de pierre et de bois des hauts dAnnemasse où
lécrivain nous a reçu pour cet entretien
Pourriez-vous, Michel Butor, évoquer
lhistoire de vos relations personnelles avec Balzac.
Cela remonte très loin.
Jai dû lire les premiers textes en classe, et
tout de suite des choses mont intéressé:
Le Père Goriot, par exemple, ma véritablement
excité. Cela ma donné lenvie de
continuer la lecture. Evidemment, il ma fallu beaucoup
de temps pour lire La Comédie humaine en entier. Jai
dû commencer de lire Balzac à quinze ans. Il
a bien fallu que jen aie trente pour avoir tout lu.
Or cette lecture complète a été très
importante. Cela ma fait comprendre vraiment les dimensions
de luvre. Jai été frappé
du fait que chaque livre éclairait les autres. Le monde
de Balzac ma été pendant longtemps assez
mystérieux, et le reste à vrai dire. Jai
été un peu choqué par les simplifications
abusives que je constatais de la part de professeurs ou de
critiques littéraires, et même chez des spécialistes
de Balzac très remarquables. Quand je me suis mis à
faire des cours lorsque jai enseigné à
luniversité, jai été obligé
relire les uvres intensément et à plusieurs
reprises. Cela ma permis dapprocher de plus en
plus cette uvre et de my repérer de mieux
en mieux. Cela étant javais commencé décrire
sur Balzac bien avant puisque je lui ai consacré un
texte, Balzac et la réalité, qui parut dans
la NRF au début des années cinquante avant dêtre
repris dans Répertoire.
Vous est-il arrivé souvent
de lire ainsi la totalité dune uvre ?
Chaque fois que jai eu
à faire un cours sur un écrivain, je me suis
efforcé den lire tout. Dans certains cas, cest
très difficile. Même en ce qui concerne Balzac,
je nai pas vraiment tout lu, simplement pour des raisons
de difficultés éditoriales. Contrairement à
ce quon croit dhabitude, nous sommes très
mal lotis, en France, en ce qui concerne nos grands écrivains.
Il y a beaucoup de choses qui sont très mal éditées
ou qui nont pas déditions récentes.
La nouvelle édition de La Pléiade a dimmenses
qualités, mais est loin dêtre complète.
Deux choses très importantes manquent notamment: la
correspondance en particulier la correspondance avec
Madame Hanska et les romans de jeunesse publiés
sous pseudonymes et qui sont très intéressants.
Jessaie toujours de comprendre pourquoi un écrivain
ou un peintre a agi comme il la fait, comment il voyait
les choses, quelles furent les nécessités qui
se sont imposées à lui. Il est donc très
important pour moi de ne pas manquer tel ou tel aspect de
sa situation. Cest pourquoi même les uvres
qui sont considérées comme secondaires méritent
attention, fussent-elles effectivement secondaires
les écrivains ne sont pas géniaux à tout
coup.
Par rapport au cliché de
Balzac dont vous parliez, comment voyez-vous alors «le
vrai Balzac» ?
Ce qui me frappe toujours, cest
limmensité et le détail de la construction
et par conséquent son génie darchitecte.
Il est très important de noter que chacun des romans
nest quun chapitre, et quon se trouve devant
une construction monumentale dont un autre caractère,
très important pour nous, est sa mobilité. On
peut y entrer par toutes sortes de portes différentes.
Ce qui nempêche pas quil y ait des portes
principales
Vous suivez ainsi, pour votre part,
un chemin qui se conforme au parcours fléché
de Balzac
Balzac a réorganisé
son uvre plusieurs fois. Or il est essentiel de remarquer
ce qui reste constant à lintérieur de
ces réorganisations. La constante est la division ternaire
en études sociales ou études de murs,
études philosophiques, études analytiques, la
dernière section restant très peu fournie. Mais
il y a des uvres qui sont passées dune
partie à lautre. César Birotteau était
dabord dans les Etudes philosophiques, et La Recherche
de labsolu dabord dans les Etudes de murs.
Balzac a toujours engagé ses lecteurs à commencer
par La Maison du chat-qui-pelote, ce qui est très curieux.
La Peau de chagrin est lanneau qui relie les Etudes
de murs et les Etudes philosophiques. Et enfin, Seraphita
a toujours été placée en conclusion des
Etudes philosophiques. Ce classement ne sest pas fait
par hasard, et ses modifications sont intéressantes
à étudier.
Votre propre travail a-t-il été
marqué par la lecture de Balzac ?
Les lectures que je fais jouent
un rôle très important pour ce que jécris.
Depuis longtemps, Balzac ma nourri par ses idées
et cette question de luvre mobile qui ma
beaucoup travaillé. Et puis, dans le détail
du texte, du style, du vocabulaire, jy ai trouvé
un enseignement énorme.
Comment dans les grandes largeurs
de la littérature universelle, situeriez-vous aujourdhui
lentreprise de Balzac ?
Balzac est un romantique, mais
qui passe à autre chose. Dans les manuels de littérature,
on parle de lui comme dun réaliste, dune
façon un peu restrictive, tandis que jai tâché
de montrer létroite relation quil y a entre
les deux pôles. Cest volontairement que jai
fait illustrer la couverture des trois livres par trois détails
de Delacroix. Cela désigne bien ce feu qui court sous
les pages, jusquà celles quil a voulues
les plus détachées. En tant que romantique,
il est lié à toutes sortes de spéculations
philosophiques et politiques. Il subit une forte influence
de la pensée de Swedenborg, et il est très proche
de certains écrivains allemands, quil connaissait
surtout par Madame de Staël, laquelle est elle-même
un personnage essentiel de La Comédie humaine, notamment
dans Louis Lambert. Dans le romantisme, il y a quelque chose
de très important, cest que les écrivains
et les artistes considèrent quils sont les véritables
héritiers de lancienne noblesse. Les romantiques
sont dabord des royalistes, puis ils évoluent
jusquà passer dans lopposition. Hugo aura
les moyens de sexiler, Baudelaire, lui, se «dépolitique»
après le coup dEtat du 2 décembre, alors
quil était très «de gauche»
auparavant. Balzac, lui sest toujours considéré
comme un réactionnaire, mais cest un faux réactionnaire.
Il est légitimiste du début à la fin,
mais il est de plus en plus déçu. Il est pour
le roi, mais pas pour celui qui règne, pour la noblesse
mais contre ceux quil observe. La Révolution
est une catastrophe, mais inévitable étant donné
la dégradation de lAncien Régime. Il y
a un moment où il faudrait revenir, qui est pour lui
un phare dans le passé: cest la Renaissance.
Il voudrait donc faire renaître la Renaissance, et toute
son uvre tend à cela. Mais il saperçoit
que ça ne marche pas, malgré tout son génie
et ses efforts. Ses derniers textes, dans LEnvers de
lhistoire contemporaine, sont ainsi désenchantés.
Il a donc une position très particulière. Il
reste fidèle à lAncien Régime,
mais sa critique de la politique et de la société
de son temps est plus révolutionnaire que celle de
la plupart des opposants déclarés.
Balzac est aussi, vous le montrez,
une sorte de délégué de Dieu sur terre
Typique aussi du romantisme
! Le génie, pour le romantique, est un représentant
de lEsprit qui anime lHistoire. On peut y voir
un messager de lEsprit saint ou y trouver une interprétation
hégélienne, mais le génie a beaucoup
de relations avec le prophète. Chez Balzac, de surcroît,
un des thèmes absolument essentiels est celui du génie
méconnu. Sil navait pas été
méconnu, Balzac aurait réussi à instaurer
cette nouvelle Renaissance. Il considère quon
ne le met du tout à sa place. Et cest encore
la vérité
Propos recueillis par Jean-Louis Kuffer
Comme une lecture du monde
Dun bicentenaire lautre,
après la Révolution, lan prochain: Balzac
(né en 1799). Piquante liaison, sagissant dun
réactionnaire affirmé, mais ça ne fait
pas un pli: les publications vont déferler et le merchandising
devrait occuper ses parts de marché entre célébrations
officielles et flonflons médiatiques: nous aurons donc
notre t-shirt Rastignac ou notre pépin cousine Bette.
Ce quattendant, il nous reste à «relire»
Balzac, et si possible La Comédie humaine.
Tout un chacun est en effet convaincu
davoir «déjà» lu Balzac, de
La Maison du chat-qui-pelote au Père Goriot ou au Colonel
Chabert (à cause du film). Mais qui peut affirmer quil
a lu toute La Comédie humaine ? Et qui surtout en ressent,
aujourdhui, la nécessité ?
Pour notre part, en tout cas, lidée
ne nous aurait pas effleuré si nous navions pas
commencé de lire le premier des trois volumes des Improvisations
sur Balzac de Michel Butor. Or entreprendre cette lecture
aboutit forcément à retourner à la source,
et sensuit alors un jeu de piste absolument passionnant,
tonifié par le genre même adopté de la
libre parole ne craignant pas le naturel, la digression ou
la mise en rapport inattendue.
Ces Improvisations constituent la reprise
de trois cours donnés à Genève par Michel
Butor entre 1980 et 1990, mais rien là-dedans de professoral
ou de «brut». Ainsi quil sen explique
en postface, lécrivain na utilisé
quun tiers du volume de ses cours enregistrées,
dûment réécrit, mais point trop. Si tout
appareil critique en est absent, lenjeu de ce triptyque
nen est pas moins très sérieux et perceptible
dès les premières pages: il va sagir ni
plus ni moins que de mieux comprendre ce génie qui
voulait lui-même tout élucider sur la scène
de son théâtre.
Louvrage est divisé en
trois parties. La première, intitulée Le Marchand
et le génie, décrit et interprète, dans
lordre voulu par Balzac (dont nous comprenons mieux
ici lenchaînement et la progression), lensemble
de romans apparemment disparates regroupé sous le titre
dEtudes philosophiques, de La Peau de chagrin à
Séraphita. Le deuxième volume, Paris à
vol darchange, est tout entier dévolu à
la recomposition de la structure idéographique de la
«nouvelle Rome» du XIXe siècle dans La
Comédie humaine. Une Méphisto-valse fait dabord
défiler une frise de figures symboliques, avant quon
ne replonge dans certains romans des Etudes de murs.
Paris y apparaît à la fois en tant que miroir
du monde et que vaisseau en voie de naufrage symbolique, où
le génie ne manquera pas là encore, bon scout,
de proposer des palliatifs au Mal. De la même façon,
les Scènes de la vie féminine auxquelles Michel
Butor consacre le troisième volume de ses improvisations
constituent-elles un autre élément révélateur
de limmense Mobile de la Comédie humaine, où
chaque personnage convoqué (avec son histoire) signifie
à la fois, comme chez Dante, un possible humain à
double virtualité.
Un chapitre introductif, sous le titre
dEtudes, donne lorientation générale
de cette lecture en la rapportant au plan «dantesque»
de Balzac. Celui-ci, comme La Divine Comédie, obéit
à la fois à une représentation globalisante
du monde en perdition et au projet salvateur dont le génie
est en somme le prophète et lapôtre, sinon
le messie. Laissant les Etudes de murs, massif central
de luvre fondant la vision de la réalité
observée en ses six cercles (vie privée, vie
de province, vie parisienne, vie politique, vie militaire,
vie de campagne), Michel Butor aborde luvre par
une partie où Balzac, par delà les constats
établis, en approfondit la signification morale et
métaphysique et en libère linvention «dictionnaire».
La méditation de Balzac sur son propre génie
et sa vocation trouvera de multiples illustrations et implications,
de Jésus-Christ en Flandre à Louis Lambert,
et ce quécrit Butor sur «le sacrifice fondateur»,
à propos dEl Verdugo, entre autres réflexions
sur les résonances symboliques souvent négligées
des romans, quil sagisse des «résurrection
manquées» déduites de la lecture de LElixir
de longue vie, ou de la «folie du savoir» (Balzac
interrogeant son double Louis Lambert) ou enfin de «lespérance
de Caïn», restitue lextraordinaire potentiel
didées et de formes, de vitalité et de
spiritualité de La Comédie humaine.
Jean-Louis Kuffer
Michel Butor, Improvisations sur
Balzac.
I. Le Marchand et le génie;
II. Paris à vol darchange;
III. Scènes de la vie féminine.
Editions de la Différence, 1998.
A conseiller aussi pour mémoire
à ceux qui ne les auraient pas lues: les épatantes
Improvisations sur Michel Butor de notre auteur qui,
à lopposé de la complaisance narcissique,
expose les tenants et aboutissants de sa propre aventure.
© 1998 Le Passe-Muraille, journal
littéraire, Lausanne
Page créée le 20.10.98
Dernière mise à jour le 20.06.02
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