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Le Passe Muraille
Revue des livres des idées et des expressions
http://www.revuelepassemuraille.ch

  Sommaire N°33 Décembre 1997


Michel Butor par Madeleine Santschi
Jean-Louis Kuffer par René Zahnd
Jean-Pierre Monnier par Christophe Calame
Jacques Chessex par Jean-Louis Kuffer
Päldèn Gyatso par Jil Silberstein
J. M. G. Le Clézio par Jacqueline Tanner
Bossuet par Gérard Joulié
Un entretien avec Hugo Claus par René Zahnd
Linda Lê par Anne Turrettini
Marie-Claire Dewarrat par Mireille Kuttel
Janine Massard par Jacques-Michel Pittier
Sylviane Roche par Jean Romain
Suzanne Deriex par Pascal Helle
Muriel Cerf par Rose-Marie Pagnard
Zoë Jenny par Patricia Zurcher
Un texte inédit de Georges Piroué  
L’Echappée de Claire Krähenbühl, et des notes, des lectures…

  Entretien avec Hugo Claus, par René Zahnd


Créer, maudite volonté de vouloir être aimé

"Tu sais, Hugo Claus est le plus grand romancier néerlandophone. C’est aussi le plus grand poète. Et le plus grand auteur de théâtre…" Incrédule, je regardai le conducteur de la voiture. Ce n’était pourtant pas un quelconque bavard ! Pour que Jacques De Decker, journaliste de renom et écrivain lui-même, balance une affirmation pareille, c’est qu’elle devait comporter au moins une part de vérité. Les essuie-glaces allaient et venaient, pour chasser le crachin de ce matin d’octobre. Nous foncions sur l’autoroute en direction d’Anvers. D’Hugo Claus, j’avais lu la plupart des livres parus en français. Pas besoin d’être un génie de la critique pour saisir qu’il s’agissait là d’un des principaux écrivains dans l’Europe contemporaine. Toutefois, je n’avais pas accès aux versions originales, au contraire de mon compagnon du moment, qui semble toujours passer d’une langue à une autre aussi facilement qu’un politicien change de promesse électorale. Alors que défilait le paysage, qui semblait encore se tasser sous le ciel gris, j’essayais de rassembler mes idées. Hugo Claus, entre légende et réalité. Un personnage à la vie flamboyante, rehaussée de quelques anecdotes qu’on se plaisait à répéter. Un homme qui, par exemple, lors de coups de gueule fameux, écrivait des poèmes qu’il polycopiait pour les distribuer aux passants. Plutôt sympathique, tout ça. Et puis dans certains de ces livres, en particulier dans La Rumeur, qui venait de paraître en français, je sentais une force, une sève, une vitalité, une férocité bien rares. Anvers approchait, nous allions au devant du "plus grand"…

Qui allions-nous rencontrer, me demandais-je ? Un écrivain drapé dans son orgueil, blessé de n’avoir jamais obtenu ce Prix Nobel qui lui paraissait promis à plusieurs reprises (nous étions d’ailleurs la veille de l’attribution, curieuse coïncidence, mais une fois encore les académiciens de Stockholm sont parvenus à surprendre tout le monde) ? Un auteur statufié, posant à l’homme de lettres ? La pluie rend le pavé d’Anvers luisant. Nous sonnons à la porte d’une maison patricienne, joliment rénovée. Courte attente dans la rue déserte. Le maître flamand ouvre la porte… L’œil pétillant et le sourire malicieux rassurent d’emblée. "Le plus grand", son épouse ô combien charmante et les deux visiteurs se retrouvent à la table du petit déjeuner. "Café ?" Volontiers… Commence alors une conversation singulière, ponctuée de rires. Quelle présence, quelle faconde ! Même si, au bout du compte, on a le sentiment que l’essentiel se dissimule derrière des pirouettes.

Morceaux choisis.

Le voyant

"Une fois, j’ai rencontré un journaliste qui m’a demandé: "Combien de temps as-tu mis pour écrire un livre comme La Rumeur ?" Comme je trouve cette question idiote, qu’elle n’a rien à voir avec la littérature, je lui ai dit: "Je peux répondre que j’y pense depuis douze ans, que j’y travaille et finalement que je le lâche. Mais si je suis d’une humeur différente, je peux tout aussi bien répondre que je l’ai écrit en deux mois, que si on ne peut pas écrire ça en deux mois, on n’est pas un professionnel, mais un amateur…" Comme ce journaliste n’enregistrait pas mes propos, qu’il ne prenait pas de notes, qu’il croyait que tout était bien emmagasiné dans sa grosse tête, il a publié un article avec le titre suivant: "Après douze ans de travail, Claus écrit son livre en deux mois." Il n’a donc rien compris. Evidemment d’autres journalistes ont repris l’information, jusqu’au jour où un petit malin a déclaré: dès que l’affaire Dutroux a éclaté, Claus a écrit son livre en trois semaines et l’éditeur a pris trois semaines pour le publier ! Ces gens-là ne réfléchissent donc pas une seconde. Mais la conséquence de ce quiproquos loufoque, c’est que lorsque je vais lire mes poèmes, il se trouve toujours un type qui se lève pour dire: "Vous n’avez pas honte d’exploiter le malheur de ces enfants pour faire du fric ?" Il y a donc bel et bien quelque chose qui flotte dans l’air, corruption, fausses rumeurs… De toute façon, le poète est un voyant. Il s’est produit une espèce de correspondance entres les rumeurs d’une affaire comme celle de Dutroux et les rumeurs de mon livre. Mais je ne suis pas anthropologue ou ethnologue. Je ne cherche pas à donner une idée de la Belgique à la Zola ! Je suis dans l’allégorie, avec des histoires invraisemblables."

Histoire belge

"Me serais-je conduit différemment si j’étais né en Angleterre ou en Allemagne ? Je ne le crois pas. Il y a évidemment le côté folklorique qui joue. Et puis la Belgique montre les misères humaines de façon assez théâtrale. Pour reprendre le cas de l’affaire Dutroux, je m’étonne surtout que les gens s’étonnent. C’est assez extraordinaire. C’est comme si on découvrait que des milliers de personnes achètent du matériel de pornographie enfantine, alors qu’ils le font en toute tranquillité depuis des années. Il y a tout de même ce propos d’un juge qui a déclaré, dans une interview: "S’il existait des jeux olympiques pour le sado-masochisme, la Belgique aurait au moins, avec ma femme, une grande championne."C’est fantastique, non ?"

Forces vitales

"Il n’y a guère de rébellion ou de révolte. Quand quelque chose se passe en France ou en Amérique, de temps en temps, deux ou trois Belges se lèvent ! J’ai voulu, je crois, montrer que la médiocrité et la bêtise sont les forces les plus grandes. Ce sont des forces très vitales, alors que l’intelligence est fragile."

Une suite

"Je ne traite pas du temps présent. Mais peut-être que je vais y arriver. Le chagrin des Belges parle des années quarante, La Rumeur des années soixante. Ce soir, je _nis un nouveau livre, qui est comme un prolongement de La Rumeur. Je me rapproche de l’époque contemporaine. J’ai toujours été touché par une chose. Dans Les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas écrit le mot _n, puis il y a une ligne blanche et, dans la même page: "Vingt ans après…" Attendre l’inspiration… Donc en hommage, j’ai écrit la suite de La Rumeur avec les mêmes personnages vingt ans après."

Chaos terrifiant

"La façon dont les gens pensent, agissent ou s’expriment me paraît, dans La Rumeur, traitée de manière assez réaliste. C’est un chaos terrifiant, non ? Chez moi en premier, d’ailleurs."

Le péril des idées

"Mon âge idéal est prépubère. Je dirais douze ans. Donc les érections, par exemple, on ne sait pas encore très bien à quoi ça sert… Tout le système d’observation, de captation se met en place à ce moment-là. Alors il ne faut pas laisser glisser, entre ce qu’on voit et l’étonnement qu’on éprouve, des idées. Les idées, c’est la corruption. C’est ce qui mine l’observation, c’est ce qui détruit chaque apport. Mais je n’ai aucun mérite à cela. C’est parce que je suis très bête. Des fois, j’essaie de penser. Je suis assis et tout à coup j’éprouve une sorte de picotement, assez écœurant, une espèce d’idée. Alors je me dis: ah ! je pense, donc je suis… Une demi-minute après, j’ai tout oublié. Où est-elle, cette idée ? Je l’avais…"

Sous nos yeux

"Je ne pourrais pas écrire autrement qu’en partant de la Flandre. Je serais alors obligé de faire des recherches. Cette idée m’a toujours parue saugrenue. Je connais des écrivains qui commencent par "faire des recherches". Pour moi, c’est un mystère. Gâcher sa vie à étudier des petits faits sordides qui se sont déroulés voici des années, alors que la même chose se produit sous nos yeux !"

Le règne de la terreur

"Je publie mes pièces et je ne veux plus qu’on les joue. Je trouve qu’il y a une telle terreur du metteur en scène qu’on m’abîme mon travail avant qu’on l’aie montré. Si on jouait une pièce de manière régulière et que, disons trois ans après sa création, on la reprenne en y ajoutant le "génie" du metteur en scène, je n’y verrais pas d’objection. Mais qu’une pièce nouvelle, fraîchement écrite, soit montrée avec tant de gâchis, ce qui est une mode actuellement, je ne l’accepte pas. Alors j’ai fait moi-même des mises en scène. Mais je n’en fais plus. On n’aime pas faire les choses qu’on ne fait pas mieux que les autres !"

Maître James

"Il y a dans La Rumeur quelque chose de théâtral, c’est vrai. Cela provient sans doute du fait que mon maître vénéré n’est autre qu’Henry James. Il affirmait qu’il fallait écrire de manière scénique. Je ne peux d’ailleurs pas procéder autrement. Impossible de décrire les cogitations d’un personnage, d’expliquer que, finalement, il ne trouve pas la vie si magnifique, et ainsi de suite. Non. Moi, je préfère… qu’il éternue !"

Le mercenaire

"Le mercenaire est une figure de ma mythologie privée, qui émerge de manière régulière. Dans le temps, j’ai connu, des mercenaires, en particulier un Gantois qui était parti se battre. Un jour, mon frère m’appelle et me dit: "Tu veux voir André à la télévision ? Il faut que tu regardes les nouvelles." C’était une espèce de Falstaff, un peu bête. On le voyait à l’écran. Il avait été abattu et des soldats noirs le portaient. C’était saisissant, cette grande masse blanche, dont on ne savait pas trop quoi faire. Le mercenaire, pour moi, représente aussi le manque d’idéologie, ou le support d’une idéologie qui interviendrait quand ça nous chante."

Maudite volonté

"Pour mes livres, j’aime bien avoir un délai. Quand on me fixe une échéance, j’amène mon paquet, au jour convenu, à minuit. A ce moment-là, la qualité n’a rien à voir. On peut toujours affirmer que tel livre serait beaucoup mieux si je le retravaillais. Bien sûr. Mais je pourrais aussi le retravailler dix ans après. Il faut accepter les défis qu’on se donne. D’ailleurs ça m’arrange, parce que j’ai une tendance à ne rien faire. Je peux passer ma vie, confortablement installé, à regarder les gens passer sous les tilleuls, qui font du jogging et qui tombent. Peut-être que ça m’arrangerait. Mais non. Il y a cette hantise, cette maudite volonté de vouloir être aimé."

Pavé encombrant

"Un bon poème, je crois qu’il doit avoir une année de garde. Il y a quatre ans que mes poèmes complets sont parus en néerlandais. J’ai d’ailleurs, maintenant, un peu de peine à publier des poèmes. J’en ai des masses. Mais ce gros livre est assez encombrant."

Question d’équilibre

"Le désir d’être aimé relie sans doute toutes mes activités. Mais c’est un vil désir. Ce n’est pas un compliment. Par qui veut-on être aimé ? La tendance est de vouloir être aimé par tout le monde. Dans mon cas, l’admiration ou l’amour sous toutes ses formes sont contrebalancés par de bonnes doses de haine et de détestation. C’est d’ailleurs le seul équilibre que je connaisse ! Comment peut-on apprécier un bon repas si on ne mange pas aussi, de temps à autre, un hamburger ? Coucher avec une belle femme si on ne connaît pas les laides ? Qui sont plus féroces. D’après ce qu’on dit…"

Le chaud et le froid

"L’idéal, pour moi, c’est d’habiter dans le Sud de la France quand il fait très chaud et en Belgique quand il fait très froid. Dans un cas, je ne sors pas parce qu’il fait beaucoup trop chaud. Dans l’autre, je ne mets pas la tête dehors parce qu’il fait beaucoup trop froid. J’ai alors de bonnes raisons de travailler !"

Une plaie vivante

"On ne peux comprendre son rapport à la vie que de manière rétrospective. Je crois qu’il est difficile de mettre le doigt sur cette plaie vivante: la vie. Je n’en sais rien. L’écriture, évidemment, fixe quelque chose… Mais il y a surtout la recherche, la quête."

Sans rancœur

"J’ai eu une très grande chance. A 19 ans, j’ai écrit mon premier roman, à partir d’un malentendu. Je n’ai donc pas été impressionné par la littérature, avec la conscience du chef-d’œuvre, avec le désir d’égaler Dostoïevski ou je ne sais qui. J’ai eu une autre grande chance, c’est que l’attention portée à mon travail a été presque immédiate. J’ai eu des louanges, beaucoup d’insultes aussi. Mais des louanges en quantité suffisante pour ne pas me plaindre. J’ai des collègues écrivains qui ont débuté difficilement. Je vois qu’ils ont gardé une espèce de rancœur, de malaise envers la chose artistique. Moi, je n’ai jamais eu cette jalousie dévorante que j’observe chez beaucoup d’écrivains."

Langue minoritaire

"Si on compare les exemplaires vendus, mettons de La Rumeur, la langue minoritaire n’est pas le néerlandais. Le livre se vend à, disons, 5000 exemplaires en français et sans doute 125’000 en néerlandais. Où est la langue minoritaire ? Pour prendre, volontairement, la question d’un point de vue d’épicier, en Amérique, des écrivains notoires, dont on étudie les œuvres dans les universités, vendent dix mille exemplaires quand tout va bien! Alors, où est la petite langue minoritaire, qui se défend dans son petit pays ?"

Civilisation néandertalienne

"Maintenir les mœurs et les extases de la tribu: oui, c’est aussi le rôle de l’écrivain. Par exemple, Le chagrin des Belges, je l’ai écrit pour que mes deux fils sachent comment leur père a vécu dans une civilisation tout à fait étrange et néandertalienne. J’ai voulu leur montrer ce que c’était de vivre avant la guerre, pendant la guerre et après la guerre dans une toute petite communauté."

Le clausien

"Prenons le cas d’une pièce de théâtre. La langue utilisée par des gens d’une classe moyenne, chez nous, est un dialecte. A Anvers, on parle donc d’une certaine façon, que les habitants d’Ostende ne comprennent pas. Si je veux faire comme un Français ou un Américain et noter ce que disent ces gens, avec la structure de la phrase et les accents, je ne le peux pas. Je devrais le faire phonétiquement et, en plus, on ne comprendrait pas ma pièce ailleurs que dans la région où est parlé le dialecte. Je suis donc obligé d’inventer une langue, perçue aussi bien par les Anversois que par les Ostendais. En même temps, il faut que les gens qui écoutent la télévision la comprennent aussi, qu’ils ne se retrouvent pas face à un néerlandais bâtard et calcifié. Je suis donc obligé de faire des moyennes. Quand je la regarde d’un œil innocent, cette langue ne me plaît pas. Elle a la rigidité de la langue parlée à la télévision, elle a des écarts linguistiques. C’est une forme de galimatias. Au théâtre, si ma pièce est alors montée par quelqu’un qui n’a pas l’oreille assez fine, elle devient alambiquée et ne veut plus rien dire. J’ai écrit quarante-cinq pièces dans cette langue qui n’existe pas…"

Flamingant francophone

"Avant, j’aurais dit: la Belgique n’existe que dans l’imagination de quelques colonels et de leurs maîtresses. Personne à Anvers ne se sent belge, à part quelques artistes, qui aiment le côté indécis. On se sent donc Bruxellois, wallon… Personnellement, j’ai une tendance: je me sens comme un flamingant francophone ! Toute ma jeunesse a été baignée par le souci d’avoir une patrie flamande. La question belge a aussi un côté loufoque: pourquoi chercher des ancêtres ? Ou bien ils sont là ou bien non. On ne peut pas les forger à partir d’un néant. Chez nous, avant la guerre, pendant la guerre, on a cherché désespérément des mythes, une histoire. Dès mon jeune âge, j’ai eu la conscience d’appartenir à une communauté, la Flandre, qui a un passé, alors que la Belgique n’a pas de passé. Alors ce pays a-t-il un avenir? La vraie question est: la planète a-t-elle un avenir ? Je vous assure que je n’ai pas été élevé chez les Jésuites…"

Anguille sous roche

"On ne le dirait peut-être pas, mais il y a beaucoup de choses que je fais inconsciemment. Je suis un autodidacte pratiquement analphabète. Or, les autodidactes ont un côté maître d’école. Ils veulent savoir mieux que les autres parce qu’ils n’ont pas étudié. Il existe en eux une rancune envers les étudiants. Par conséquent, lorsque j’invente un personnage, qu’il me faut un prénom et un nom, ce n’est jamais innocent. Il y a toujours anguille sous roche."

L’esprit de contradiction

"Chez moi, il y a de l’insatisfaction. Aujourd’hui, je vais finir un livre avant minuit. Ma première réaction sera de dire: est-ce tout ? c’est cela ? Il y aura d’emblée des petits germes pour contredire ce qui vient d’être fait. J’écris une pièce de théâtre quand j’ai fini un livre. J’écris pour le cinéma, quand j’ai fini une pièce de théâtre. Et ainsi de suite. Quand je fais de la peinture, les grands formats sont contrecarrés par de toutes petites aquarelles. Si j’étais prétentieux, je dirais qu’il y a là une dialectique."

Le secret

"J’aimerais assez qu’on dise, quand je ne serai plus là, que j’étais un grand peintre et que j’écrivais aussi des choses. J’entasse des centaines et des centaines de peintures que je ne montre pratiquement jamais. C’est le secret. C’est pour plus tard."

Propos recueillis par René Zahnd

Entre Ensor et Faulkner

Nous le dirons sans ambages: La Rumeur est le roman le plus fort que nous aurons lu cet automne, à côté de quoi toute la production française paraît de la roupie de sansonnet. Au moment où la charmante figure du pasteur Pandy chipe la vedette au suave Dutroux, Hugo Claus nous plonge dans une Flandre profonde dont les personnages pourraient fort bien, à vrai dire, hanter les troquets d’Helvétie moyenne et d’un peu partout. Le retour d’Afrique du mercenaire déserteur René Catrysse en son bled de Bousekerke, où il a toujours été considéré comme un vaurien porte-poisse, marque le début d’une suite de "phénomènes" désastreux, de morts suspectes en symptômes d’épidémie préfigurant la nouvelle peste contemporaine. Construit en récit à voix alternées, où s’incorpore celle d’une sorte de chœur à l’antique (les clients du bistrot Le Pot-aux-roses), La Rumeur est le portrait, grinçant et poignant à la fois, d’une communauté en complète déliquescence, marquée par le retour du refoulé colonial et pronazi. Par delà l’ancrage historique (cela se passe dans les années soixante) de ce roman faulknérien, Hugo Claus parvient lui aussi à restituer le tragique et la pantelante drôlerie de la condition humaine universelle, ramassée sur l’espace d’un timbre-poste provincial, dans une esthétique rappelant les adorables affreux Deschiens…

Jean-Louis Kuffer

Hugo Claus, La Rumeur, Editions Bernard de Fallois, traduit du néerlandais par Alain van Crugten, 288 p.

© by Le Passe-Muraille, journal littéraire, Lausanne, 1997.

 

Page créée le 20.12.97
Dernière mise à jour le 20.06.02

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