| Chanter dans le peu
 
                     
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 Photo de Jean-Georges Lossier 
                            - Yvonne Böhler | 
                           
                            | L'oeuvre poétique 
                                de Jean-Georges Lossier se compose de six recueils 
                                publiés entre 1939 et 1990, comme autant 
                                de moments singuliers dans le cours d'une vie 
                                d'homme où peuvent se déchiffrer 
                                les déchirures et les dissonances du temps 
                                vécu et comme autant d'étapes d'une 
                                vie intérieure constamment en tension entre 
                                les espaces antérieurs ouverts sur l'enfance 
                                et les origines et les territoires du futur façonnés 
                                aussi bien par les rêves, les désirs 
                                et les songes que par les méditations et 
                                les prières. En premier lieu, les moments 
                                d'une vie d'homme. D'emblée pour Lossier, 
                                par éducation autant que par le fait d'avoir 
                                vingt ans au début des années trente, 
                                vivre est un acte solidaire dont le versant éthique 
                                s'ancre dans des certitudes d'ordre spirituel. 
                                D'où la discrétion, la pudeur et 
                                la retenue dans l'évocation de la sphère 
                                intime, pourtant capitale si l'on en juge par 
                                les mots employés, leurs connotations, 
                                leurs résonances, et soumise en tout temps 
                                à une exigence de vérité, 
                                de dépassement de soi, d'absolu. |  |  Tout se passe comme si la poésie, 
                    par son exigence d'impersonnalité et d'universalité 
                    liée à sa forme, que Lossier a voulue la plus 
                    claire possible, élargissait tout événement 
                    privé - amour ou deuil, jardins de l'enfance ou rue 
                    urbaine, don ou perte fidélité ou parjure - 
                    à l'humanité entière. Mon espoir devient 
                    l'espoir du monde, mon printemps celui du monde, mes chants 
                    ceux du monde. Un poème du Long 
                    Voyage (p. 186) dit cette amplitude :  
                    Il n'y a plus où je vais que 
                      l'appel sans finDes voix qui déclinent au fond des âges;
 Le monde est ébranlé sans que rien ne bouge
 Et le pas du soleil sonne sur les eaux.
 Noué au ciel un chêne 
                      suffit ici-basPour évoquer le pays sans déchirures
 Où l'obscure douleur est enfin calmée
 Au mouvement très lent du feu qui nous conduit.
 L'activité professionnelle de 
                    Jean-Georges Lossier, dans son engagement humanitaire, réfléchi,, 
                    conscient, pesé dans toutes ses implications et assumé 
                    dans tous ses risques, donne son poids de réel à 
                    tout ce qui est allusion, comparaison, suggestion, ellipse 
                    ou litote dans l'oeuvre poétique. Ainsi les thèmes 
                    de l'espérance, de la promesse, de l'humanité 
                    restaurée, et tout ce qui dans les poèmes est 
                    au futur. Saisons 
                    de l'espoir le dit sous une forme méditative, 
                    anxieusement interrogative, mais aussi charnelle, existentielle, 
                    comme l'explicite la dernière strophe de "Fin 
                    d'un monde" (p. 55) :  
                    Tout se tait jusqu'au jour sur les 
                      champs du destin...J'ai l'angoisse et l'éternité de la prière...
 Un monde disparaît ! Mais moi, jusqu'à demain,
 Pourrai-je porter seul l'espace et la lumière ?
 Les influences prépondérantes 
                    dans les années trente de Rilke et Valéry notamment 
                    se font sentir en particulier dans les deux premiers recueils 
                    de Lossier : Saisons de l'espoir 
                    et Haute Cité. Du 
                    côté de Rilke, l'adieu 
                    comme point de départ nécessaire, avec la mélancolie, 
                    l'errance et l'inquiétude pour nourritures, la présence 
                    improbable des anges et la mort au coeur du voyage. Du côté 
                    de Valéry, l'adhésion à "cette saison 
                    de l'Esprit", la recherche incessante des lois qui régissent 
                    les mondes et les règnes et la maîtrise de l'expression 
                    comme garante d'universalité. Dans les derniers recueils, Lossier 
                    dénonce les dérives d'une époque aux 
                    prises avec ses démons. S'il évoque "l'effondrement 
                    de la parole humaine", les fractures du monde, "l'usure 
                    des livres", c'est pour néanmoins dire autre chose; 
                    il serait toujours possible, à ses yeux, de faire acte 
                    de résistance, de déceler une promesse, d'inventer 
                    une lueur, de rester libre et indépendant d'esprit. 
                    C'est ainsi que j'ai compris le poème intitulé 
                    "Marche" de Lieu d'exil 
                    (p. 199)  
                    Pour te joindre par le dedans, ô 
                      Présence,Nous traversons un printemps violent
 Dans l'effondrement de la parole humaine.
 C'est un pays de ruines très 
                      anciennesUn feu y consume la mémoire
 Ta face de lumière pivote vers nous.
 Du lieu d'exil où nous avons 
                      vécuLes voix ne parviennent plus
 Jusqu'à l'immensité sonore
 La sobriété et la retenue 
                    du poète se marquent d'une autre manière encore 
                    : nulle dédicace, nul exergue ne distraient du poème; 
                    nulle indication de date ni de lieu ne fait irruption dans 
                    l'écrit. La poésie de Lossier est oeuvre verbale, 
                    aussi détachée que possible de référents 
                    qui en diminueraient l'emprise et l'impersonnalité 
                    visée. En deuxième lieu, les étapes 
                    d'une évolution intérieure. Les recueils que séparent de 
                    longues pauses silencieuses sont reliés entre eux et 
                    forment ainsi une longue suite aux transitions souples quoique 
                    bien marquées; le passage d'un recueil à l'autre 
                    est parfois explicite, ainsi, par exemple, entre Chansons 
                    de misère et Du plus loin. Le dernier poème 
                    de Chansons s'intitule 
                    "Du plus profond" (p. 123) :  
                    Le temps d'un sanglot, et ma mère 
                      apparaît :Tu me regardes, mère, et je deviens un autre
 Plus vivant et plus pur
 Au feu doux de l'amour !
 Assise dans un grand fauteuil jaune,Ton regard déjà plus lointain que le nôtre...
 Douceur de cet instant où ta main prit la mienne
 Et la garde serrée pour l'éternité 
                      !
 Et le premier poème du recueil 
                    intitulé Du plus loin ouvre sur une évocation 
                    de l'au-delà, dans un poème dont le titre est 
                    précisément "Au futur" (p. 127) :  
                    Graves, nous vivrons sous un soleil 
                      révolu,Je garderai, ô soeur, les troupeaux de l'espace !
 Sur mes genoux, les rêves que nous aurons lus
 A voix basse comme un récit des landes tristes.
 De l'autre côté, l'immobile 
                      nous attend...La mort s'endormira couverte d'herbes folles,
 Nous aurons dépassé l'éternité 
                      en ruines
 Et le temps où ton calme ciel me suffisait.
 Les transitions peuvent aussi être 
                    rythmiques ou sémantiques, allusives ou logiques; elles 
                    sont les marques de l'évolution intérieure du 
                    poète aux prises avec le temps. C'est ce que suggèrent 
                    les titres des poèmes qui reviennent de recueil en 
                    recueil : "Méditation", "Prière", 
                    "Oraison", "Songe", mais aussi les saisons 
                    ou les mois; seul Le Long Voyage se présente comme 
                    une suite de poèmes, sans titres ni ruptures, qu'anime 
                    cependant subtilement la diversité prosodique. L'unité du tissu poétique 
                    et la forte cohérence des images, des rythmes et des 
                    enjeux musicaux et verbaux marquant cette poésie au 
                    cours de années traversent remarquablement les goûts 
                    et les modes. L'humilité et la passion, la modestie 
                    et une tenace vitalité spirituelle caractérisent 
                    Lossier qui répond ainsi de manière très 
                    personnelle à la question toujours aussi actuelle d'Hölderlin 
                    : Wozu Dichter in dürftiger 
                    Zeit ? Deux constantes sont comme les piliers 
                    de tout l'oeuvre poétique de Jean-Georges Lossier et 
                    les agents dynamiques d'une poésie orientée 
                    vers une ouverture cosmique et religieuse, prise en tension 
                    entre le temps messianique et le temps cyclique : ce sont 
                    les deux thèmes de la musique et de l'enfance dont 
                    le poète conjugue les mystérieuses harmoniques, 
                    thèmes qui rapprochent Lossier de Pierre-Louis Matthey 
                    et de Gustave Roud. La musique, qui a joué et joue 
                    encore un rôle considérable dans la vie du poète, 
                    sert de médiation capitale entre les deux royaumes, 
                    mais aussi entre le silence et les mots, la lumière 
                    et la mémoire. Je citerai comme exemple le poème 
                    justement intitulé "Musique", dans 
                    Du plus loin (p. 137) :  
                    Cherchant son propre écho 
                      jusqu'au fond du désertLa mélodie s'élève incertaine
 Puis s'immobilise comme pour toujours;
 Passerelle d'une rive à l'autre rive !
 Suspendus sur l'univers originelComment reprendre place
 Dans le cortège des mots quotidiens
 Que l'océan de lumière a recouverts ?
 Nous trébuchons sur les galets 
                      du jour,Mains tâtonnantes dans l'épaisseur,
 Perdus désormais dans le ressouvenir
 Des barques tristes de l'enfance !
 A ce poème répond d'une 
                    manière énigmatique celui de Haute 
                    Cité intitulé "Pays de solitude" 
                    (p. 89) qui s'achève dans une tonalité pour 
                    ainsi dire shakespearienne :  
                    Je me retourne, une dernière 
                      fois j'appelle :Laissez-moi le cristal où joue le souvenir !
 Du ciel antérieur que peut-on retenir,
 Ciel tissé de musique et de bruissements d'ailes 
                      !
 L'enfance est aussi un espace-temps 
                    privilégié où les fins accomplissent 
                    les commencements à la manière des énigmes 
                    et des fables. Ainsi débute dans Haute Cité 
                    le poème intitulé "Première Vie" 
                    (p. 77) :  
                    Errant ce soir dans le vergers de 
                      mon enfanceJe marche plus avant que tous mes souvenirs,
 Oiseaux que je revois plus loin que l'innocence
 Votre chant me conduit où tout devait finir.
 Cette conception de l'enfance rappelle 
                    celle d'Edmond Jeanneret qui a lié étroitement 
                    la tombe et le berceau au point que ces deux noms ne forment 
                    qu'un seul vers. La quête du poète s'approfondit 
                    au fil des recueils pour retrouver l'énigme de l'origine, 
                    comme dans le poème intitulé significativement 
                    "Ce jour", à la fin de 
                    Lieu d'exil (p. 217) :  
                    Devant tant de beauté est-ce 
                      bien moi celuiQui lisait son destin dans l'usure des livres
 Et dont l'image errait déjà
 Au commencement du monde ?
 La musique et l'enfance sont mystérieusement 
                    les deux visages de Dieu. C'est ce que Lossier suggère 
                    dans "L'Espoir", poème de Lieu 
                    d'exil, qui se termine ainsi (p. 210) :  
                    Le monde fracturéRecompose doucement
 Son unité.
 Les oiseaux se parlentLa paix revient
 Comme une barque de musique.
 La voix solitaire de Lossier a trouvé 
                    tardivement sa place dans l'ensemble polyphonique des poètes 
                    romands, dans un recueil qui les rassemble sous le signe d'Empreintes, 
                    publié en 1994. Le poète a donné trois 
                    nouveaux poèmes, sous le titres de Signes, 
                    qui offrent comme un surplomb de l'oeuvre entier, en font 
                    la synthèse tout en reprenant le parcours, chantent 
                    encore dans le peu et l'économie de moyens, une liberté 
                    essentielle à l'être. Le premier s'intitule "Au 
                    futur", revenant ainsi sur le titre du poème qui 
                    ouvre Du plus loin, s'inscrivant fortement dans cet élan 
                    prospectif qui marque la plupart des recueils précédents 
                    et notamment leur début ; la deuxième strophe 
                    illustre cet espoir nourri d'inquiétude (p. 229):  
                    Il y aura vivant ce qui mourait jadisAu souffle glacé des étoiles,
 Nos pas s'useront au fond d'une douleur
 Pesée d'en haut inlassablement.
 Le deuxième, "Mémoire", 
                    évoque les chemins immémoriaux, inlassablement 
                    aimés et parcourus. Les deux derniers vers symbolisent 
                    ce mouvement à la fois d'antériorité 
                    et de couchant (p. 230) :  
                    Ici le feu déclineTout s'en retourne aux vergers d'antan
 Le troisième, "Sommeil", 
                    reprend ce très beau thème sans âge pour 
                    l'ouvrir, dans la sérénité conquise, 
                    à la transcendance entrevue avec les yeux de l'amour 
                    (p. 231):  
                    Sommeil mettre des signes:Une porte lointaine qu'il faut franchir
 Une blessure qui fait si mal
 Ton visage au fond du ciel.
 Doris JakubecRevue de Belles-Lettres / 
                    3-4 2001
 Ce texte, dans sa version orale, est la 
                    laudatio lue en homme au poète Jean-Georges Lossier 
                    à l'occasion de la remise du Prix Pittard de l'Andelyn, 
                    le 14 juin 1996. Les numéros de page renvoient à 
                    l'édition de Poésie complète 1939-1994, 
                    Lausanne, Empreintes, 1995.    Page créée le 20.12.01Dernière mise à jour le 20.06.02
     
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