Bon appétit ! Messieurs !
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[un temps] Ruy Blas se couvre, croise les bras,
et poursuit en les regardant en face.
O ministre intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez pas honte et vous
choisissez l'heure,
L'heure sombre où l'Espagne agonisante
pleure [...] 1
Ruy Blas de Victor Hugo met
en scène une transformation héritée de
la Révolution : le riche aristocrate devient pauvre
et le pauvre devient riche (durant un laps de temps trop court
hélas...) ; au-delà de l'intrigue amoureuse,
l'auteur confronte et parole du pouvoir et paroles du peuple,
dont le célèbre monologue de Ruy Blas (extrait
ci-dessus) en est sans doute la représentation type.
Au début de sa carrière, dans les années
1820 à 1830, Victor Hugo se défend de faire
de la politique (il s'agissait de passer entre les gouttes
de la censure), mais au fur et à mesure que l'écrivain
acquiert de la notoriété et de l'assurance,
il intègre à son oeuvre toute une réflexion
à la fois historique et politique, sur la société.
Littérature et histoire, ou littérature et politique
? La tragédie, comme le drame romantique, ont toujours
eu parti-pris avec l'histoire, et au-delà, avec le
politique : c'est le pouvoir et ses différents dérivés
qui sont mis en scène et mis en cause. Tout type de
texte littéraire recèle en lui des éléments
composites du politique et de l'esthétique: une perspective
diachronique montre que le texte littéraire (poésie,
théâtre, roman) aura toujours peine à
trouver sa place par rapport à la réalité
et que le pouvoir officiel s'efforcera, justement, de le placer
une fois pour toute là où il serait inoffensif
: par exemple dans la poésie amoureuse, dans la comédie,
dans le roman dit "sentimental"... Le politique
apparaît en premier lieu comme un élément
de subversion qui se doit de jouer et de déjouer les
règles de la censure.
Il ne s'agissait pas tant, pour l'écrivain,
de critique le pouvoir ni de faire de la politique, mais de
problématiser la notion de pouvoir et de centralisation,
puis, de façon toujours plus consciente à partir
du XVIIe siècle, de raconter, de donner à voir,
d'approcher le réel. Ainsi, c'est le XIXe siècle,
né du choc traumatique de la révolution de 1789,
qui problématisera avec passion et acharnement le statut
de l'écrivain et qui affirmera l'ouverture de l'objet
littéraire sur l'histoire et, par connexion nécessaire,
sur le politique. Parmi les figures incontournables de ces
"écrivains engagés", citons Victor
Hugo, dont l'oeuvre traverse tout le siècle et se veut
le témoin des bouleversements politiques du XIXe siècle
2. Même engagement sans concession pour Emile
Zola, défenseur du capitaine Dreyfus et adepte du controversé
roman expérimental.
Le XXe siècle apparaît
sans doute comme le lieu de tous les dangers pour l'écrivain
qui soit résiste, soit adhère aux idéologies
dominantes...
Comment organiser le dialogue entre
le politique et le littéraire ? Différentes
réponses sont proposées par les articles de
ce numéro, qui ont tous les mérite de dégager
les ambiguïtés du politique dans le littéraire,
voire de privilégier le politique au "littéraire"
proprement dit. Le politique permettrait de décloisonner
le texte littéraire, si l'on se réfère
aux mouvements d'aujourd'hui qui tendent à "décentraliser"
les études littéraires, tels que les feminist/gay/colonial
studies.
Que deviennent le romanesque, le poétique,
dans le processus actuel du "dé"-centrement
et du dé-placement des genres et des sujets ? Sans
doute que des options comme l'hybridation du texte ou encore
son caractère "nomade" permettent de qualifier
le travail actuel de l'auteur sur son texte, qui tend, comme
tout produit du XXIe, à se globaliser, et à
tendre vers le métissage (comme on parlait, au XIXe,
du mélange des genres...).
1. Victor Hugo, Ruy Blas, Paris : Laffont
(Coll. Bouquin), 1985 (pièce jouée pour la première
fois en 1838)
2. Lire, à ce sujet, la synthèse
très complète de Michel Winock, Les voix
de la liberté : écrivains engagés du
XIXe siècle, Paris : Seuil, 2001
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