Universitaires et auteurs: le grand
écart
Parfois des événements
s'accumulent et concourent à désigner un même
problème de fond, sans que les acteurs ni les observateurs
de ces événements ne s'en rendent compte. C'est
ainsi que Le Temps du samedi 28 juin, dans un éditorial
incisif et un article bien documenté, s'est demandé
si les lettres romandes seront toujours enseignées
à l'université de Zurich. La raison de cette
inquiétude : deux professeurs de français quittent
leur chaire, dont Roger Francillon, éminent spécialiste
des lettres romandes, et pour leur succéder, les commissions
responsables ont sélectionné en premier lieu
deux chercheurs peu familiers de la littérature suisse.
La littérature suisse ignorée
Or, une semaine auparavant, le samedi
21 juin, au théâtre du Schiffbau de la même
ville de Zurich, un symposium international de trois jours
s'était terminé sans trouver de réponse
à la question initiale : pourquoi les auteurs alémaniques,
pourtant bien présents sur le marché et dans
les médias allemands, sont-ils quasi absents dans le
discours académique allemand ? Dans un décor
rappelant plus le salon littéraire que l'auditoire
académique et devant un public toujours très
nombreux, des chercheurs universitaires de grand renom, provenant
de Suisse (alémanique et romande), d'Allemagne, d'Autriche
et de France ont discuté avec des écrivains
non moins célèbres. Ce fut un débat animé,
riche en impulsions à la fois intellectuelles et esthétiques.
Mais à la fin, on avait l'impression que le malaise
à l'origine du débat avait été
éludé, que l'écart entre universitaires
et auteurs avait encore grandi.
Car cet écart dépasse
la question des concepts académiques de "nation",
de "littérature nationale" ou de "littérature(s)
suisse(s)". Ces dernières années, les trois
grandes universités suisses alémaniques, celles
de Berne, de Bâle et de Zurich, ont toutes dû
repourvoir des chaires consacrées à la littérature
allemande. Partout, sans exception, des spécialistes
de la littérature d'origine suisse ont été
remplacés par des chercheurs, certes, de qualité,
mais peu ou pas du tout prêts à s'occuper de
la littérature de ce pays.
La situation est donc bien plus dramatique
encore que celle des lettres romandes, évoquée
à juste titre par Le Temps. Car si les littératures
qui voient le jour en Suisse ne sont plus un sujet ni de recherche
ni d'enseignement dans les universités, les multiples
archives littéraires vont devenir des lieux d'accumulation
de paperasse indéchiffrable ; les différentes
institutions et manifestations littéraires ne seront
plus gérées par des spécialistes de la
matière, mais par des diplômés du cultural
management ; et la critique littéraire dans les médias,
si tant est qu'elle parvienne à subsister, s'orientera
selon le mainstream international au lieu de repérer
des talents émergents d'ici.
Contrairement à la presse romande,
celle de Suisse alémanique semble déjà
s'être accommodée de cette perspective. Le samedi
21 juin, le Tages-Anzeiger titrait son compte rendu sur le
symposium en se demandant avec ironie si les livres pouvaient
bien avoir une identité nationale ; et le lundi suivant,
la Neue Zürcher Zeitung lui emboîtait le pas en
suggérant que le symposium avait tenté de réanimer
un fantôme. Or, s'il est vrai que tout écrivain
de valeur cherche à transcender par ses écrits
le cadre local, régional et national de son existence
(ce fut même vrai pour un écrivain très
suisse, très bernois et très emmentalois comme
Jeremias Gotthelf), et s'il est vrai que la critique et l'historiographie
littéraires doivent, pour chaque ouvre, mettre en avant
le caractère unique de cette transcendance, il n'en
reste pas moins vrai qu'en littérature aussi, il faut
préserver la plus grande diversité possible,
et qu'une des façons de le faire, c'est d'accueillir
les écrivains et leurs ouvres aux endroits d'où
ils ont émergé.
Les universités en compétition
Or si les universités ne remplissent
plus cette fonction, c'est moins pour de raisons conceptuelles
qu'à cause des listes internationales de "ranking"
(classement), à l'aune desquelles on mesure la notoriété
des institutions académiques et de ceux qui cherchent
à s'y faire une place. Lors des nominations de professeurs,
la priorité n'est souvent plus donnée à
certaines orientations, mais aux candidats aptes à
figurer en tête de ces listes, et à y faire figurer
leur université. Or, ce n'est pas en s'occupant des
littératures suisses que l'on sera publié et
cité dans le monde entier. Si l'on veut préserver
les chaires qui tiennent compte des littératures suisses,
il faut donc changer de politique universitaire : ne pas pousser
uniquement les universités à se faire une place
dans la concurrence internationale, à l'image des grandes
entreprises économiques, mais les charger d'obligations
et les doter de moyens, selon des choix politiques clairs.
Une telle réorientation ne résoudra
évidemment pas les problèmes soulevés
lors du symposium de Zurich. Mais pourquoi les universitaires
n'observeraient-ils pas plus attentivement non seulement les
auteurs, mais aussi les lecteurs de littérature ? On
peut observer auprès de ces derniers, depuis un certain
temps, une attention accrue pour les différences et
pour les particularités. Ces différences ne
sont plus vécues comme des facteurs de discrimination,
mais comme des enrichissements, et le goût pour les
particularités ne tend plus vers la réduction,
mais vers l'ouverture. Ce sont là des prédispositions
favorables pour s'intéresser à des matières
aussi hybrides que les littératures suisses. Et c'est
aux universitaires d'élaborer des concepts pour y voir
plus clair.
Daniel Rothenbühler
Page créée le 01.03.04
Dernière mise à jour le 01.03.04
|