Entre les langues et les pensées
Une remarquable exposition met en valeur
la traduction littéraire en Suisse : une pratique précieuse,
dont la mise en place ne s'est pas faite en un jour. A voir
à Zurich jusqu'au 2 juillet.
C'est une très remarquable exposition
qu'à mis sur pied l'éditeur et critique littéraire
bernois Charles Linsmayer, appuyé par le Centre de
Traduction Littéraire de Lausanne. Sous le titre-manifeste
4x1=1++++, l'exposition revendique l'immense valeur culturelle
qu'acquiert le plurilinguisme des lettres suisses à
travers la pratique de la traduction. Car à travers
elle, ce plurilinguisme devient une ouverture et une richesse
bien plus qu'un facteur de morcèlement. Montée
à Genève au Salon du livre et de la presse,
puis aux Journées littéraires de Soleure, l'exposition
est au Stadthaus de Zurich jusqu'au 2 juillet.
Dimension historique
L'exposition comporte deux dimensions,
réunies dans un même espace. La première
est historique : une vingtaine de vitrines portent autant
de coups de projecteur sur des personnages ou des initiatives
déterminants ou significatifs, du XVIè siècle
à nos jours. Un texte principal est assorti à
chaque fois d'une riche documentation (photos, lettres, affiches,
et les livres, omniprésents, édités ou
à l'état de manuscrits), qui ne cherche pas
à être systématique, mais ancre le sujet
de la vitrine dans la réalité, en rappelant
toujours que derrière chaque projet, chaque oeuvre,
il y a des gens, du travail, de l'encre et du papier.
L'horizon ainsi tracé met en
évidence la lente construction d'une culture de la
traduction littéraire spécifiquement suisse.
Si les helvètes plurilingues d'avant 1848 le sont dans
une tradition humaniste, puis dans l'esprit cosmopolite des
Lumières, sans qu'il y ait là de spécificité
nationale, on voit la Suisse, dès cette date, construire
son identité et ses icônes - non sans volontarisme
d'ailleurs. La diversité des langues nationales entre
au cur de cette construction identitaire. Une vitrine
tournant autour de Carl Spitteler et de son essai Notre
point de vue Suisse, de 1915, montre une intelligentsia
relevant le défi de la cohésion nationale dans
la sanglante polarisation franco-allemande de la Grande Guerre.
Or il est fascinant de voir que les
directions ainsi dessinées sont reprises aussi bien
par des courants nationalistes que par des initiatives de
gauche. En l'occurrence, celles de la Guilde du Livre, qui
vise à mettre en circulation de bons livres à
bon marché, dans l'esprit des mouvements de formation
ouvrière : fondée à Zurich dans la fatidique
année 1933, s'étendant ensuite à Lausanne
en 1936 et Lugano en 1944, la Guilde joue dès lors
un rôle déterminant dans la circulation des textes
suisses par-delà les frontières linguistiques.
Avant le milieu du siècle, une culture de la traduction
littéraire est donc née qui dépasse les
violents clivages politiques de l'époque.
Les années '30 correspondent
aussi au premières tentatives de subventionnement aux
traductions littéraires, d'abord confiées à
des écrivains, et qui ne trouveront de forme satisfaisante
que dans les années 1970 - grâce notamment à
la prise de conscience que la traduction littéraire
doit être confiée à des spécialistes
(qui ne sont qu'occasionnellement écrivains eux-mêmes).
L'édition s'en trouve stimulée de manière
décisive, comme en attestent la collection Poche Suisse
des Editions de l'Age d'homme, le travail conduit par les
Editions Zoé dans les années '90, ou par les
Editions Casagrande (au Tessin) et Limmat (à Zurich).
Un bref regard (un rien trop bref peut-être) est également
porté sur la notion de " 5ème littérature
", inventée il y a quelques années pour
désigner les littératures de l'immigration :
signe que le pluriliguisme suisse évolue dans les consciences,
et que l'icône de la Suisse quadrilingue ne suffit plus.
Le véritable enjeu
La seconde dimension de l'exposition
découle de la première : les textes et les auteurs
eux-mêmes sont cette fois au centre de l'attention,
dont les émotions, les pensées, les représentations
circulent entre les langues et parviennent à d'autres
consciences par le biais des traductions. Une cinquantaine
d'écrivains actifs aujourd'hui font ainsi l'objet d'un
petit portrait en compagnie d'un de leurs traducteurs ; ces
portraits ont la spécificité d'être livrés
dans la langue du traducteur, non de l'auteur, et assortis
d'extraits de presse, toujours dans la même langue,
issus de médias suisses ou autres (italiens, français,
). A quoi s'ajoutent de toutes petites vitrines montées
avec un soin souvent merveilleux. Elles contiennent des autographes,
des objets en lien avec l'auteur ou le titre qui le représente,
parfois un rien fétichisés : des paquets vides
d'antidépresseurs ayant appartenu à Ruth Schweikert
; la comptabilité maniaque de Peter Stamm lorsqu'il
étudiait à Paris, assortie de sa carte de donneur
de sang de l'époque, qui prend des teintes métaphoriques
; la corde envoyée à Jean Ziegler par un boucher
l'invitant à se pendre ; des photos de lieux évoqués
par les livres ; un modèle réduit de la mythique
Topolino de Nicolas Bouvier, etc. Ces objets, brièvement
commentés, parviennent à tisser un lien entre
le réel vécu par les écrivains et le
monde des livres, qui voyage ensuite entre les langues, entre
les lieux et les pensées.
Il faudrait encore dire beaucoup de
cette exposition extraordinairement riche pour lui rendre
justice - et évoquer notamment le long montage audiovisuel
qui l'accompagne, ou l'effort consenti pour l'assortir d'une
quinzaine de petits cahiers où des textes d'auteurs
des quatre régions sont présentés en
des traductions inédites, que le visiteur glissera
dans sa poche. Et dans le train du retour, il lira une autre
langue dans sa langue. Ça paraît si simple.
Francesco Biamonte
Page créée le 01.03.04
Dernière mise à jour le 01.03.04
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