Soleure: échange et écoute
Les Journées littéraires
de Soleure ont atteint un nouveau record, cette année,
avec huit à neuf mille entrées. Comment expliquer
ce succès? Deux explications ont rivalisé avant
même que l'événement ait lieu. La commission
de programmation a tenu à souligner, dans son texte
de présentation, que l'intérêt de ces
Journées pour le public serait "de voir les auteurs,
de les entendre, qu'ils soient connus ou inconnus", tandis
que Le Courrier du 15 mai a annoncé, dans le
titre d'une dépêche de l'ATS, "Des stars
aux Journées de Soleure".
Il est vrai qu'une fois de plus, de
grosses pointures étaient présentes: du côté
français, Alain Robbe-Grillet, ce naufragé du
nouveau roman qui vient de s'abriter à l'Académie;
du côté ouest-allemand, Hans Magnus Enzensberger,
cet agitateur littéraire qui depuis plus de quarante
ans cadence non seulement ses vers, mais toute la vie intellectuelle
de l'Allemagne fédérale; du côté
est-allemand, Christoph Hein, cette voix des rescapés
de la RDA, qui s'impose de plus en plus clairement comme une
de plus importantes dans la littérature allemande;
du côté suisse alémanique enfin, Hugo
Loetscher, ce touche à tout qui arrive toujours à
nous surprendre par de nouveaux aspects de son uvre
déjà riche en couleurs.
L'ambition - et le succès -
de Soleure a toujours été d'intégrer
de telles vedettes dans un ensemble hétérogène
d'auteurs de toute envergure. La formule assurant cette fusion
est simple: chaque auteur invité dispose de 45 minutes
pour lire ses textes et débattre avec le public, après
avoir été brièvement présenté
; ces lectures sont accompagnées de plusieurs tables
rondes qui favorisent les rencontres et les échanges
entre les écrivains.
Un seul a réussi à préserver
son soliloque envers et contre tous, c'est Alain Robbe-Grillet.
Son débat avec Jean-Philippe Toussaint sur "L'écrit
et l'image" aurait pu être un des moments forts
de ces Journées. Mais puisqu'il a cru devoir tout dire,
non seulement sur sa propre expérience, mais aussi
sur celle des autres, son partenaire n'a eu d'autre choix
que de se taire. (Heureusement, Jean-Philipe Toussaint disposait
par ailleurs lui aussi de 45 minutes de lecture, et ses films
étaient projetés sans que son collègue
y mêle sa voix de stentor).
Mais pour le reste, les Journées
2004 se sont révélées plus que d'autres
être celles de l'échange, du débat, de
l'écoute. Lors d'une des premières lectures
déjà, celle de Gertrud Leutenegger, tout le
monde a été étonné : on y retrouvait
un public débattant avec une fraîcheur et un
naturel que l'on croyait perdus depuis une dizaine d'années.
Et cela ne s'est pas arrêté jusqu'à dimanche.
On a pu constater une certaine décrispation du public
face à la littérature. Il ose à nouveau
donner son avis et poser des questions apparemment simples
- qui se révèlent souvent être très
pertinentes. C'était également le cas lors des
lectures francophones, qui ont attiré plus de visiteurs
que les années précédentes. Si le public
a semblé un peu intimidé par l'érudition
d'Etienne Barilier, il s'est montré plus détendu
par la suite, par exemple face à l'abondance des mots
du jeune Algérien Mustapha Benfodil ou à la
prestidigitation littéraire d'Eugène.
Le franc-parler généralisé
n'a pas diminué la qualité des tables rondes.
Il y en avait une demi-douzaine sur des sujets aussi divers
que la réécriture des classiques pour enfants,
le projet d'un Institut de l'écriture littéraire,
le fonctionnement des archives littéraires, le rôle
de l'essai et l'écriture en deux langues. C'est lors
de ce débat que Mustapha Benfodil a saisi en quelque
sorte l'essence de ces Journées littéraires
en affirmant que seul Dieu peut prétendre à
l'unicité de la langue, tandis que tout le reste est
affaire de brassage de langues, de bavardage.
Cette pluralité, les Journées
littéraires de Soleure en tiennent compte en multipliant
non seulement les langues et les nationalités des invités,
mais aussi les manières de faire valoir les textes.
En plus des lectures, des débats et de l'atelier de
traduction, on a pu assister cette année à des
lectures pour enfants dans le théâtre municipal,
à une nuit du dialecte dans une usine désaffectée
ou encore à des lectures pour le tout venant soleurois
sous une tente en pleine ville.
Dans tout ce foisonnement, il y a eu
bien sûr aussi des moments de silence. Après
la lecture d'Anne Weber, par exemple, où tout débat
paraissait déplacé ; ou lors des lectures de
jeunes poètes venus des quatre coins de la Suisse -
dont la très talentueuse Caroline Schumacher ; ou encore,
pour la clôture, quand Hugo Loetscher et Hans Magnus
Enzensberger ont lu chacun leurs poèmes, le premier
en dialoguant avec une pianiste, le second en marquant les
pauses entre ces poèmes par des "hums" sonores,
signes de doute sur sa manière de lire. Ces deux auteurs
"stars" on ainsi paru grands dans la mesure précisément
où il se faisaient tout petits devant leurs textes.
Daniel Rothenbühler
Page créée le 04.06.04
Dernière mise à jour le 04.06.04
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