La traduction littéraire:
bénéfices d'une lecture différée
Traduire un livre, ce n'est pas seulement
lui permettre d'élargir le cercle de ses lecteurs,
c'est aussi l'engager dans une nouvelle rencontre avec ceux
et celles qui l'ont lu lors de sa première parution.
Cette relecture peut parfois changer profondément la
perception première du texte. C'est ce qui m'est arrivé
lors de la sortie de la traduction française de l'avant-dernier
roman de Martin R. Dean, La Ballade de Billie et Joe.
J'ai lu ce livre en 1997 et j'en ai
fait une critique peu élogieuse dans le Tages-Anzeiger.
Aujourd'hui, à la relecture, mes objections de l'époque
me paraissent injustes. Ma nouvelle appréciation du
livre est certes due à mon évolution personnelle,
mais aussi à des changements plus généraux
survenus au cours de ces six dernières années.
Ce roman est une "ballade"
dans tous les sens du terme. C'est une danse (les chaussures
en forment un leitmotiv) et c'est une chanson qui raconte
une histoire émouvante, une histoire qui finit mal,
un peu comme Pierrot le fou de Jean-Luc Godard et Bonnie and
Clyde d'Arthur Penn.
Billie et Joe semblent avoir vu ces
films. Ils se donnent des noms de stars américaines.
Billie, l'étudiante en mathématiques, porte
celui de la chanteuse de jazz Billie Holiday, et Giovanni,
le mécano d'origine italienne, celui de tous les Joes
américains qu'il a vus à l'écran ou entendus
dans des boîtes de jazz. C'est là leur problème
: ils s'accrochent aux images véhiculées par
les médias et n'ont pas d'identité propre. Seul
leur amour qui est authentique, un amour tiraillé entre
attachement étroit et indépendance totale.
Cette contradiction pousse le couple au mouvement sur la grande
roue de la kermesse, sur la piste de danse, lors d'un voyage
au Maroc ou en Italie. Mais où qu'ils aillent, les
deux amoureux ne se voient qu'eux-mêmes. C'est pourquoi
ils sont d'abord séduits par le projet d'être
les vedettes d'un film de Morelli, un producteur italo-américain
paralysé, dont la folie n'a d'égal que sa richesse.
Mais ils découvrent que le cinéma, au lieu d'assouvir
leur narcissisme, risque de les vampiriser. Joe finit même
par penser que le cinéma est relié à
la mort, ne connaissant, dans l'immédiateté
de ses images, "pas d'histoire en dehors de celle qui
se lève au moment présent sur l'écran."
C'est cette observation de Joe que,
dans ma critique de 1997, j'ai retourné contre le roman
même. Il me semblait reproduire l'immédiateté
ahistorique que Joe reproche au cinéma. Le narcissisme
de Billie et Joe me paraissait refléter trop directement
celui qui était à la mode à l'époque.
Que le roman finisse par la mort de Billie et Joe n'y changeait
rien. Cette fin ne faisait que renforcer, à mes yeux,
le romantisme de la ballade. Un romantisme soutenu par des
tournures de langue qui entraînent et envoûtent
le lecteur comme une musique de danse.
Cet entrain et cet envoûtement
me paraissaient suspects lors de la lecture du roman en allemand.
Aujourd'hui, en lisant sa traduction française, je
ne ressens plus cet effet. Et pourtant Sybille Muller, la
traductrice, a transposé le plus fidèlement
possible les tournures particulières de l'original.
Est-ce dû au fait que les termes de la proposition changent
plus facilement de place en allemand et que les constructions
elliptiques y sont plus fréquentes ? Là ou je
me sentais trop vite emporté dans le texte allemand,
je rencontre une sorte de questionnement dans le texte français.
C'est comme si sous la fébrilité du récit
se faisait entendre une voix dubitative.
Cette distanciation inhérente
fait du bien au texte. S'y ajoute le fait que j'ai plus de
recul par rapport aux phénomènes réels
dont le roman s'est fait le reflet en 1997. Le culte du narcissisme,
avec, dans son sillage, l'hédonisme aveugle et le rêve
de l'argent facile, tout cela n'a pas fait long feu, dans
la réalité de l'époque, pas plus que
dans le roman. Mais celui-ci tient bon parce qu'il est plus
qu'un simple reflet. Avec le recul, je m'aperçois qu'il
contient des éléments précurseurs qui
m'ont échappé à l'époque. Si aujourd'hui,
la thématique des "Secondos", immigrés
de la deuxième génération est largement
répercutée dans la littérature et dans
les médias, aucune critique, la mienne non plus, n'a
relevé en 1997 le fait qu'elle joue un rôle important
dans ce roman.
Ce mérite d'autant plus d'être noté, qu'entre-temps
Martin R. Dean a publié Meine Väter, un grand
roman racontant la recherche de ses origines par le fils d'une
Suissesse et d'un ressortissant indien de Trinidad. Ce roman
dépasse de loin le cadre d'une simple quête identitaire,
c'est une sorte d'épopée post-coloniale. Et
pourtant la plupart des critiques n'y ont repéré
que la thématique identitaire. Peut-être faudra-t-il
que ce roman soit également traduit en français.
Une lecture différée peut se révéler
bénéfique.
Daniel Rothenbühler
Martin R. Dean, La Ballade de Billie et
Joe, trad. par Sibylle Muller, Circé, Belval 2003
Martin R. Dean, Meine Väter. Roman. Hanser, Munich 2003.
Page créée le 01.03.04
Dernière mise à jour le 01.03.04
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