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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Le poche-genève

  "Perdants magnifiques"

Le Théâtre Musical de Lausanne entretient une relation particulière avec Le poche-Genève qui a accueilli sa première création Histoires d’hommes en 1989. Pour les cinquante ans du Poche, on a pu voir "Le Pain de la veille", magnifique spectacle mis en scène par Anne-Marie Delbart. Une belle complicité unit ces comédiennes et ces musiciens qui travaillent sous le signe de l'envie et du désir

Du 21 avril au 12 mai,

le Poche poursuit cette solide collaboration en coproduisant leur prochaine création, Perdants magnifiques, un spectacle sur la mort qui, à n'en point douter, sera aussi ludique, vivifiant que les précédents. Rencontre avec Marie Perny et Heidi Kipfer, responsables du Théâtre Musical et leur metteur en scène, Anne-Marie Delbart

Marie Perny

Heidi Kipfer (photo Martine Gaillard)

Marie Perny : J'ai rencontré Heidi sur un spectacle d'André Steiger, Les Troyennes d'Euripide. Nous faisions partie du choeur des femmes et, toutes deux, nous y jouions de l'accordéon. La musique était de Daniel Perrin. Par la suite, nous avons continué à jouer et à chanter ensemble pour le plaisir. Peu à peu, l'idée de monter des spectacles musicaux a germé de cette amitié, mais aussi de notre complémentarité. Il y avait également un désir, notamment chez Heidi qui travaille beaucoup dans l'institution, d'inventer un espace de recherche qui permette une démarche plus personnelle, plus singulière. Et puis, nous avions envie de produire notre propre spectacle, un spectacle dont nous serions entièrement responsables.

Heidi Kipfer : Notre première création, Histoires d'hommes, a été conçue à partir d'interviews. Des hommes nous parlaient des femmes de leur vie. Ce spectacle a été réalisé avec la collaboration artistique de Jacques Maeder. Par la suite, nos projets ont toujours été générés par les questions, les préoccupations qui nous touchaient à un moment donné. Il y a cependant une exception, c'est Caramel blues, un spectacle pour enfants que nous a commandé Dominique Catton pour Am Stram Gram, mis en scène par Philippe Morand avec André Schmidt.

M. R : Après Histoires d'hommes qui était, avouons-le, un peu fragile musicalement, nous avons proposé à Daniel Perrin, musicien et compositeur, de travailler avec nous pour développer notre idée naissante de spectacles théâtraux et musicaux. Ce fut avec Caramel blues le début d'une collaboration qui dure encore. Ensuite, nous avons réalisé avec Armand Deladoey Les Oiseaux de passage, un montage de textes sur les réfugiés politiques en Suisse. Ce projet nous a amenées à nous documenter sur la politique de l'asile en Suisse telle qu'elle était menée à l'époque (elle n'a probablement pas beaucoup changé, d'ailleurs), mais aussi à explorer la littérature, la poésie des pays de ces réfugiés. C'était une manière de mettre en regard la parole tronquée qu'on leur impose dans les dossiers administratifs avec l'imaginaire de leur culture, tel que nous pouvons le percevoir à travers certains textes poétiques. La musique avait dans Les Oiseaux de passage un rôle important : évoquer l'ailleurs, permettre à l'émotion de passer. Nous avions travaillé avec, ou peut-être vaudrait-il mieux dire grâce au groupe "Les Husbands' (Daniel Perrin, Gilles Abravanel, Mathias Demoulin). Nous avions choisi de jouer ce spectacle, non pas dans un théâtre, mais à la Frat' à Lausanne, un bistrot très singulier, géré par le Centre Social Protestant, qui a toujours été, au long de son histoire, un lieu de rencontres et d'accueil pour divers groupes sociaux en difficulté.

La lecture de textes du monde entier que nous avons faite pour ce spectacle nous a donné la matière du projet suivant, Le Coeur du monde, un montage de contes d'Henri Gougaud, réalisé par Jacques Maître. C'est à cette occasion que nous avons collaboré pour la première fois avec Yvette Théraulaz.

H. K. : Notre pratique est, en fait, un peu empirique, faite de rencontres, imprégnée de l'air du temps. Pour Le Pain de la veille, nous avons travaillé avec Anne-Marie Yerly et Anne-Marie Delbart. Il y a une belle complicité entre nous toutes. Souvent, les journalistes ou les spectateurs nous questionnent sur le fait que nous soyons un groupe de femmes. Ce n'est pas un choix revendiqué comme féministe. D'ailleurs, à bien y regarder, nos spectacles ont toujours été " mixtes "! Non, il s'agit d'affinités dans le travail : travailler ensemble sur une thématique, avoir ensemble du plaisir à faire circuler une énergie qui s'exprime par les mots, le chant et la musique.

M. R : La réalisation du Pain de la veille nous a donné pour la première fois le sentiment d'avoir formé une troupe, même si nous n'en avons pas la structure. C'est peut-être une question de génération. En gardant notre singularité, nous nous complétons, chacune devenant un peu plus elle-même. La compréhension que possède Anne-Marie Delbart de nos personnalités se voit sur le plateau. Elle a beaucoup d'affection pour les comédiens et elle aime la direction d'acteurs.

H. K. : La singularité de notre démarche tient au fait que nous procédons à rebours de ce qui se fait d'habitude : un metteur en scène désire monter un texte et choisit les comédiens avec lesquels il a envie de travailler. Nous avons fait le chemin inverse : nous avons envie de traiter un thème et nous formons une équipe pou le développer. Nous sommes parties prenante dans la préparation et dans l'élaboration du montage. Chacun amène ses envies, ses textes ses musiques ou ses images. C'est la parti créative du projet. Je pense que ce ne doit pas toujours être facile d'être metteur en scène dans ces conditions. Il y a beaucoup de contraintes. Il faut tenir compte de notre désir initial, de nos personnalités. Les textes, les chansons, et les musiques forment au début un ensemble disparate, hétérogène. Il y a un immense travail de mise en forme de tous ces éléments épars, dont la responsabilité incombe au metteur en scène en dernier ressort. Si le Théâtre Musical n'a jamais monté une pièce du répertoire, cela tient à tout cela.

Cette façon de travailler, de mener les choses à maturation fait que, contrairement à la majorité des compagnies indépendantes, nous ne pouvons pas raisonner en termes de délais. Nous sommes motivées à un moment donné par un thème et nous prenons le temps de le mener à bien.

M. R : Dans le cas de Perdants magnifiques, nous avons accumulé un énorme matériel : textes littéraires, philosophiques, poétiques, témoignages. Enorme. A la mesure du sujet. Après des mois de lectures, de discussions de réflexions, quand vient le moment des choix définitifs, le travail de montage, dirigé par Anne-Marie Delbart, s'apparente, en fin de compte, à un travail d'écriture.

Anne-Marie Delbart : Il ne faut pas perdre de vue que la musique a une part prépondérante, puisqu'elle représente parfois plus de la moitié du spectacle. Et il ne s'agit pas d'alterner textes et musiques à la manière d'un récital poétique, mais plutôt de bien repérer comment théâtre et musique se répondent et s'entremêlent pour servir au mieux le fil narratif de la représentation. Quand le sens, et surtout l'émotion, sont assumés par la musique, le texte devient inutile. La référence que je préfère pour qualifier notre travail est sans doute la comédie musicale. Il n'est pas toujours facile de trouver cet équilibre, cette économie, cette logique qui font oublier le travail de montage.

Et puis, il faut tenir compte des personnalités de chacune des comédiennes. Elles doivent pouvoir assumer pleinement ce qu'elles disent. Je pense qu'un comédien possède une beauté particulière quand il joue ce qui lui appartient en propre, quand il donne corps à la parole. Indépendamment du travail dramaturgique qui précède, le seul véritable critère pour moi, c'est de voir les comédiennes à l'aise sur le plateau. Si elles ne sont pas vivantes, belles, humaines sur scène, c'est que je me suis trompée. Je réagis, en somme, comme un simple spectateur. J'ai besoin d'être touchée, émue. Notre collaboration fonctionne assez bien, car je crois qu'il existe un vrai rapport de confiance entre nous.

M. R : C'est précisément l'aspect artisanal et empirique dans cette pratique 'sur mesure ' qui nous a séduites

A.-M. D. : Cela s'apparente à l'art culinaire. Chacun apporte un ingrédient qu'il faut intégrer, mélanger, doser, pour en faire quelque chose de comestible. La seule règle fixée au départ est d'éviter la morale et le didactisme. Perdants magnifiques aborde le thème de la mort, et s'il y a un sujet où nous sommes aussi ignorants que le spectateur, c'est bien celui-là. Nous ne voulons pas tenir de grands discours exhaustifs, d'autant plus qu'une allusion est souvent beaucoup plus forte émotionnellement qu'une longue explication, puisqu'elle permet une diversité d'interprétations, aussi bien dans la salle que sur le plateau. Ce qu'il y a de magnifique sur scène, c'est de voir les failles des acteurs, leurs faiblesses, parce qu'alors émerge " de l'humain ". Il y a quelque chose de très beau dans cette faiblesse face à l'aspect inéluctable et imparable de la mort. Cette lutte avec la mort est le véritable enjeu du spectacle.

Comment gagner la sortie en jouant le jeu de la vie, tout en sachant que l'on sera perdant. Il y a cette image d'Ingmar Bergman dans Le Septième sceau, la mort jouant aux échecs avec le chevalier.

H. K. : Dans le titre de notre spectacle, il y a ces deux termes " perdants " et " magnifiques ". La perte. Perdre la vie. Puisqu'il faut perdre la vie, qu'elle soit fulgurante. Je ne suis pas croyante, mais comment parler de l'essentiel ?... Nous nous posons cette question depuis des mois.

A.-M. D. : Au travers de nos lectures, nous nous sommes aperçues qu'il y avait une foule de manières d'aborder le sujet, en fonction des époques, des religions, des cultures différentes.Mais toutes ces approches, si variées soient-elles, nous ramènent toujours à la question essentielle : comment accepter l'inacceptable ou comment donner un sens à sa vie en sachant que l'on doit mourir ?

Une autre question surgit alors, n'est-ce p trop vertigineux ? ... Peut-on en faire un spectacle ? Oui sûrement, puisque faire du théâtre nous occupe et nous fait vivre.

M. R : A l'origine du spectacle, il y a une anecdote. Lee Maddeford, musicien d'origine américaine, m'a posé une simple question d'ordre lexical sur la signification du mot mélopée.Il n'en a pas fallu plus pour que germe le désir d'en faire le thème d'un spectacle dont l'envie était initialement musicale : travailler sur le chant funèbre et ses traditions. Il faut croire qu nous étions mûres pour nous lancer dans cette folle aventure. Dix ans plus tôt, la question de Lee n'aurait peut-être pas eu le même écho dans la troupe. Peu à peu, en entrant dans le vif du sujet, si j'ose dire, nous nous sommes éloignées de l'aspect ethnologique de la question des rituels liés aux chants funéraires.

H. K. : Nous nous sommes rendues compte, en partageant les premières lectures, que nous n'avions pas envie d'une recherche ethnologique ou musicologique. Nos choix nous amenaient à parler d'ici et de maintenant, et non de rituels traditionnels dont nous ne sommes plus parties prenantes.

M.P.: Il me semble aussi qu'il ne faut pas se nourrir d'angélisme sur le passé, sur l'ailleurs. La manière dont les rites funéraires pouvaient être pris en charge autrefois, ou peuvent l'être ailleurs, n'a probablement pas grand chose à voir avec la façon dont la mort se vit aujourd'hui, ici. Nous ne vivons plus en communautés Certains peuvent le déplorer et en avoir la nostalgie. Nous vivons en individus autonomes seuls peut-être...

Nous n'avons pas non plus abordé la question de la fonction symbolique que les femmes pourraient avoir dans ce domaine. En sauraient-elles plus sur la mort, parce qu'elles donnent la vie. Dans notre prochaine création, peut-être ...

A.-M. D. : Comment bien jouer la comédie de la vie et gagner la sortie ? Nous allons tenter de raconter cela très simplement, en essayant de communiquer nos hésitations, nos contradictions et surtout notre désir de vivre envers et contre tout. Car nous voulons vivre, et c'est peut-être là, le problème.

Propos recueillis par François Marin

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Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 15.09.98
Dernière mise à jour le 15.09.98

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