Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Peter Weber - Robert Walser - Paul Nizon
Peter Weber, Le Faiseur
de temps, traduit par Colette Kowalski, Zoé, 1999 |
Peter Weber (photo
Yvonne Böhler)
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Le Faiseur de temps, publié
récemment par les éditions Zoé,
révèle les talents d'invention d'un
jeune auteur toggenbourgeois vivant à Zürich
Peter Weber, qui a signé
là un premier roman salué unanimement
par la presse alémanique lors de sa parution
en 1993
Lhistoire que raconte
le narrateur, Auguste Abraham Abderhalden, est
à la fois celle du Toggenburg et de la
Thur, la rivière qui "passe son temps
à passer le Temps", d'Escher et de
Zwingli, d'Ana, la première "faiseuse
de temps" qui lui a transmis ses mystérieux
pouvoirs sur les forces "tempériques",
et celle de sa famille adoptive, dont il tente
de suivre la trace : "Mais
c'est vous deux qui êtes visés, Ute
et Melchior Abderhalden, qui assiégez littéralement
mon papier : ce sont vos traces que je veux suivre
avant d'en venir à parier de moi".
La richesse et l'originalité
de ce roman résident dans linventivité
jubilatoire avec laquelle l'auteur manie la langue,
tissant son récit autour de trouvailles
lexicales qui font du "faiseur de temps"
un véritable "faiseur de mots".
Si le narrateur affirme avoir perdu sa langue
la veille de ses vingt ans, ce mutisme avoué
aboutit paradoxalement à une multiplication
des possibilités du langage:
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"J'avais
une indicible sensation dans la bouche, comme de cent langues,
comme de ce qu'il y avait dans cent langues (... )".
Tantôt énumérative et poétique,
telle certaines pages de Novarina, tantôt narrative,
la langue mêle et distingue à la fois les différents
niveaux du récit par des changements de registres qui
se révèlent souvent d'une grande sensualité
: "La bourrasque de neige opérait par homéopathie,
léchait les blessures, me donnait des baisers de langue,
vaporisait de l'amour, apportait le salut sous forme d'insaisissable,"
Bien que ce récit appartienne aux textes qui font le
"désespoir des traducteurs", la traductrice,
Colette Kowalski, réussit un véritable tour
de force en réalisant une traduction inventive, qui
met en valeur la diversité des styles.
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Robert Walser, Retour
dans la neige, traduit Golnaz Houchidar, Zoé, 1999 |
Brèves
Retour
dans la neige regroupe vigt-cinq proses brèves
que Robert Walser a écrites entre 1899 et 1920 à
Berlin et Bienne, dont trois textes inédits découverts
récemment. Il est vrai que la forme brève, qui
constitue l'essentiel de l'uvre de Walser (le préfacier,
Bernhard Echte, nous apprend qu'on en dénombre plus
de mille cinq cents), et qu'il disait lui-même préférer
de loin aux romans, convient parfaitement à l'auteur.
Ces vingt-cinq tableaux ont pour sujet les observations apparemment
très simples d'un narrateur (une narratrice dans l'un
des récits), qui décrit à travers un
regard naïf ses impressions de promeneur aux différents
moments du jour, les charmes d'un parcours en tramway, ou
encore ses souvenirs d'une étrange femme millionnaire.
Des méditations créent une atmosphère
de demi-rêve où le narrateur, dans un état
de grande réceptivité au monde et à la
beauté, fait partager des sensations d'une intense
pureté : "Je laissai
pénétrer en moi le dimanche et son chant de
cloches cher à mon cur, ces flots de musique
comme ruisselant du ciel, ce glissement montant et descendant.
Je baignais dans les délices que je m'étais
ménagées en écoutant avec attention cette
harmonie immuable et éternellement belle"
(Dimanche). Mais cette extrême attention à la
nature et aux autres, le souci de décrire ce sentiment
d'appartenance au monde laissent toutefois présager
des moments d'une profonde solitude. Ces proses témoignent
d'une grande unité de style: le ton est souvent contemplatif,
à la fois intime et distant, et traduit également
le souci de gagner la complicité du lecteur : "Et
deux petits garçons pauvres de la ruelle du Bas, serait-ce
peut-être trop peu de choses pour retenir l'attention
de l'honorable lecteur ? Il ne me semble pas, car je tiens
tous ceux qui lisent ces lignes pour des êtres aimables
et chaleureux" (La ruelle du Bas)
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Paul Nizon,
Chien, traduit par Pierre Deshusses, Actes Sud, 1998 |
Rupture
Dans son dernier roman traduit en français,
Chien, Paul Nizon radicalise
l'expérience de la rupture avec les normes deM notre
société qui s'ébauchait déjà
dans l'Année de l'amour, en se mettant dans la peau
d'un personnage qui quitte famille et travail pour vivre sans
attaches, au milieu du fourmillement incessant de la ville.
Le narrateur, qui prétend rester
"à côté la vie", capable de
ne vivre qu'en "transit", "entre deux chaises",
dans un rapport au travail et aux autres qui reste toujours
"dévié", décrit dans un style
simple et précis les observations, souvenirs et réflexions
de sa vie de vagabond qui lui permettent d'éviter,
semble-t-il croire, l'enfermement des habitudes.
Le chien qui l'accompagne au momrnt
de ce choix de rupture, qu'il définit comme l' "incarnation
du désir de liberté", devient obstacle
à cette même liberté : l'attente fidèle
de l'animal constitue le dernier lien qu'il lui faut dénouer
; il décide donc de l'abandonner. Pourtant, confronté
à la vie et à l' "insurmontable quotidien",
cet anti-héros se sent, comme le chien, prisonnier
de l'attente: "Dernièrement, j'ai été
traversé par l'idée que j'attendais le type
à la crinière, l' "artiste"; depuis
quelque temps j'aime bien rôder devant sa maison. Attendre
cet individu ? Absurde Serais-je le chien ?". La nécessité
de se défaire de toute attache et la crainte de se
sentir "fixé " sont telles qu'il en arrive
à redouter que l'écrivain qu'il observe, son
opposé et son double ne le fige définitivement,
au moyen de l'écriture, dans l'un de ses récits.
Mathilde Vischer
* Peter Weber, Le Faiseur de temps, traduit
par Colette Kowalski, Zoé, 1999, 323 pages.
** Robert Walser, Retour dans la neige, traduit Golnaz Houchidar,
Zoé, 1999, 128 pages.
*** Paul Nizon, Chien, traduit par Pierre Deshusses, Actes
Sud, 1998, 117 pages
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Page créée le 20.05.99
Dernière mise à jour le
20.05.99
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