Un Faust heureux
Notre siècle n'aime pas le bonheur.
Ni le bonheur de vivre (qui autrefois était un art),
ni le bonheur d'écrire. Quant à ceux qui pratiquent
les deux, avec légèreté, grâce
ou inconscience, ils n'ont tout simplement pas droit au chapitre.
Pourtant, il y a de la sagesse dans
ce bonheur-là, qui consiste à aimer la vie comme
elle vient, les mots pour la musique qu'ils font, les femmes
comme elles nous , éblouissent. Georges Caspari, châtelain
de Dully et conseiller en publicité à Genève,
est de ces sages épicuriens qui placent dans la recherche
des plaisirs simples leur plus haute ambition.
« Ma vie intérieure est
au-dessus de tout soupçon. J'écris par enfantillage,
par jeu d'auteur contrarié, je n'écris pas noir,
je n'écris pas roseJécris bleu; pourparlerde
ma mer, de mes états d'âme, de choses sans importance,
de ma mort. »
L'histoire qu'il nous conte dans Les
raisins ne sont jamais trop verts** a le charme des
romans de Nabokov, avec juste ce qu'il faut d'inconvenance
pour accrocher lecteur, et le laisser, un peu désorienté
au terme d'un périple qui l'aura mené de Genève
à l'Île Maurice, auprès d'une jeune femme
« colorée et fantasque". Elle a trente-deux
ans, lui un peu plus du double. Face à cette femme
qui brille de tous les feux, dont il supporte « la cérémonie
de ses crèmes, l'heure de ses limes, l'éternité
de ses retards » le narrateur se voit en Faust, savant
fou de jeunesse, guetté pourtant par cette mort qu'il
ne voit pas venir, et qui lui a volé déjà
tous ses amis. « J'écris
pour rien, pour personne, pour des gens qui ne me sont rien,
je n'ai vraiment faim que d'une chose : d'un homard.
»
Ponctué de poèmes qu'il
envoie à un ami éditeur de Genève, son
journal de vacance n'est pourtant pas de toutrepos : gravitant
autour d'Aurélie (Nerval n'est pas loin), le narrateur
entre bientôt dans la fascination d'une autre femme.
Et, comme à chaque fois qu'il aime, il lâche
la proie pour l'ombre. Mais « pourquoi
l'ombre puisqu'il s'agissait d'un soleil. J'aurai passé
ma vie à la poursuite du soleil. »
Telle est la fable de ce récit
doux-amer, à la fois très banal et singulier,
d'une écriture savoureuse, d'une précision de
maître d'horlogerie, d'une langue libre et jubilatoire.
Ce bref roman est suivi d'autres textes - Poèmes
zérotiques, Un z'oreilles aux Antilles, L'épître
à Sylvia - qui valent eux aussi le détour,
par leur fraîcheur et leur lumière - lumière
plutôt rare sous nos cieux romands
Jean-Michel Olivier
* Zoé Jenny, La Chambre des pollens,
traduit par Nicole Roche, Gallimard, 1998.
** Georges Caspari, Les raisins ne sont jamais trop verts
Éditions L'Âge d'Homme, 1998.
Retrouvez les pages du feuilleton littéraire
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de Suisse, ainsi que sur le site www.jmolivier.ch.
Page créée le 04.06.98
Dernière mise à jour le 04.06.98
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