Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Anne-Lise Grobéty - Jacques-Étienne
Bovard - Pierre Michon
Anne-Lise Grobéty,
L'Amour mode majeur, Bernard Campiche Éditeur, 2003 |
L'Amour majeur
Prononcez le nom d'Anne-Lise Grobéty
(née en 1949 à La Chaux-de-Fonds) et aussitôt
l'on évoquera deux titres : Pour mourir en février
(Prix Georges-Nicole) et Zéro positif. Deux livres
qui ont marqué la littérature romande des années
1970, tant par leur étonnante liberté de ton
et d'expression, que par leur propos résolument féministe.
Depuis, Anne-Lise Grobéty a publié des poèmes
et des contes, des nouvelles (que son éditeur Bernard
Campiche vient d'avoir l'excellente idée de rééditer
en collection de poche*) et un récit qui a connu un
important succès, Le Temps des mots à voix basse
(Éditions La Joie de Lire, 2001).Son dernier livre,
en forme de programme, L'Amour mode majeur**, mêle avec
beaucoup de verve et de talent tous les genres littéraires
dans lesquels l'auteur chaud-de-fonnière excelle. Poèmes,
proses courtes, nouvelles, mais aussi petites annonces ("À
vendre coeur / état de neuf / cause faute d'emploi."),
haïkus, réflexions sur le temps qui passe ou l'amour
qui s'étiole.
Anne-Lise Grobéty décline
ici l'amour sur tous les tons et tous les modes, soulignant
tantôt ironiquement, tantôt avec empathie, ses
différents visages. On croise ici l'amour fleur bleue,
léger comme un oiseau imaginaire, volatile comme l'espoir.
On croise aussi l'amour futile ou volubile qui se paie de
mots, l'amour sénile qui balbutie ou, justement, ne
trouve plus ses mots, l'amour charnel qui cherche une proie
à dévorer, mais n'assouvit jamais sa faim (car
le désir, par essence, est sans fin).
La dernière partie du livre
évoque, sous des teintes plus sombres, les regrets
et les déceptions, les haines vives qui perdurent,
une fois le bel amour envolé. Le ton est aux aigreurs,
aux ombres délétères, aux fantômes
qui reviennent vous hanter au retour du voyage amoureux. Car,
pour Anne-Lise Grobéty, lamour n'est pas un "chagrin,
simple course, s'il vous plaît, deuxième classe",
mais plutôt "un chagrin aller et retour."
Une fois encore, dans un style à la fois cristallin
et complexe, d'une grande sensualité et d'une naïveté
ludique, Anne-Lise Grobéty joue sur tous les registres
de son talent poétique.
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Le Pays de Carole par
Jacques-Étienne Bovard, Bernard Campiche Éditeur, 2002 |
Le pays de Bovard
Touffu, dense parfois jusqu'à
l'étouffement, Le Pays de Carole*** de Jacques-Étienne
Bovard, cherche à saisir, lui aussi, les frontières
du royaume amoureux. Dans un style âpre, toujours au
bord de l'éclatement, Bovard raconte l'histoire d'une
dépossession : Carole, gynécologue brillante,
s'apprête à quitter Paul, son mari photographe.
On ne sait combien de temps va durer cette séparation.
Mais Paul ne s'y résigne pas et refuse de lâcher
prise. Au contraire, il va mettre à profit sa nouvelle
solitude pour écrire, prendre en photo le pays de Carole,
ces collines du Jorat nourries de brumes et de fantômes,
dans lequel il se sent étranger. C'est en se promenant
dans ce pays, en faisant chaque jour mieux connaissance avec
les paysans qui l'habitent, en photographiant ses forêts,
ses renards et ses ruisseaux, que Paul rassemblera en lui
les vestiges de Carole. Et parviendra, peut-être, à
se réconcilier avec lui-même. Un beau roman,
grave et profond, qui dit les charmes sourds de la terre vaudoise,
ses parfums, ses couleurs, ses envoûtements.
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Corps
du roi par Pierre Michon, Éditions Verdier, 2002 |
Michon l'essentiel
Il y a presque vingt ans, en 1984,
paraissait, chez Gallimard, un livre étrange et inclassable
: Vies minuscules. C'était le premier livre de Pierre
Michon, un auteur né en 1945 dans la Creuse. Il y racontait,
dans un style vigoureux et épique, les vies obscures
de personnages habituellement oubliés de l'Histoire
: un prêtre défroqué, deux anciens camarades
d'étude, quelques piliers de bars, des parents éloignés.
Et sous sa plume unique, élégante, obstinée,
c'est une véritable mythologie rurale qui se levait
des brumes de la Creuse pour reprendre vie et jubiler, avec
ses caractères trempés, ses excès, ses
folies, ses errances. France Culture ne s'y trompa pas qui
lui attribua, pour ce brillant coup d'essai, son Prix littéraire.Depuis
Vies minuscules, Michon a poursuivi son exploration des marges
de l'Histoire. Il a écrit l'impossible rencontre entre
Verlaine et Rimbaud dans le magnifique Rimbaud le fils, restitué
l'incroyable érotisme de La Grande Beune (Verdier,
1996), exploré les Mythologies d'hiver (Verdier, 1997).
Autant de textes brefs, puissants, qui plongent au c¦ur
de la langue oubliée.
Le dernier livre de Pierre Michon,
Corps du roi****, couronné par le Prix Décembre
2002, interroge, à partir de quelques photographies
de Beckett ou Faulkner, le double corps - c'est-à-dire
le double visage - des écrivains. "Le roi, on
le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique,
que le texte intronise et sacre, et qu'on appelle arbitrairement
Shakespeare, Joyce, Beckett, mais qui est le corps immortel
vêtu de défroques provisoires; et il a un autre
corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui
va à la charogne." On y retrouve l'extraordinaire
pouvoir d'évocation de Michon, sa langue aride et sensuelle,
son goût du secret et sa célébration des
détails toujours lumineux. Qu'il évoque la prière
ou l'oiseau des contes arabes, sa haine du critique Renaud
Matignon ou la figure immense de Flaubert, Michon fait partie,
aujourd'hui, de ces écrivains rares et indispensables,
qu'on ne voit jamais à la télévision,
mais qui savent faire chanter la langue française comme
personne.
Jean-Michel Olivier
* La Fiancée d'hiver par Anne-Lise
Grobéty, Campoche, 2002.
** L'Amour mode majeur par Anne-Lise Grobéty, Bernard
Campiche Éditeur, 2003.
*** Le Pays de Carole par Jacques-Étienne Bovard, Bernard
Campiche Éditeur, 2002.
**** Corps du roi par Pierre Michon, Éditions Verdier,
2002.
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Page créée le 28.04.03
Dernière mise à jour le 28.04.03
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