Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Casimir K. - Michel Bühler - Pierre
Bourru - Natacha Salagnac -Jacques Roman
Faim de vie,
par Casimir K., l'Aire, 2002 |
K. ou la saveur des mots
Paru, presque confidentiellement, en
novembre 2002, et signé d'un pseudonyme, Faim de
vie* est un livre magnifique, à l'écriture
sensuelle et précise, qui se dévore à
pleines dents. Car les dents, précisément, sont
le sujet de ce récit inclassable qui débute
par une image de la mère dont les dents, " plutôt
gloutonnes, avides ", n'étaient pas de ces
dents " carnassières qui inquiètent
". Invisibles, le plus souvent, mais organe premier de
notre faim de vie, les dents ont une histoire, une
beauté, une valeur que Casimir K. (autrement dit, le
journaliste Daniel Fazan) décline avec brio.
Le prétexte du livre, un voyage
en Toscane à l'approche de la cinquantaine (et de ses
fameuses crises), sert de fil conducteur à une initiation
gourmande et sans limite de la vie. Il y est bien sûr
question de vins délicieux (la Toscane produit les
meilleurs vins du monde, comme le Brunello de Montalcino)
et de nourritures exquises. On retrouve ici le talent particulier
de Daniel Fazan dont les chroniques gastronomiques enchantent
les auditeurs de la Première. Mais ce voyage en Italie
est également un voyage intérieur qui permet
au narrateur de ressusciter des souvenirs d'enfance, sombres
ou lumineux, toujours liés à sa fascination,
presque innée, pour la bouche et les dents. Cela donne
lieu, sous la plume de Fazan, à quelques portraits
inoubliables et à autant de confessions intimes "
Je suis bien partout, et ne mange bien que bien accompagné
(
) J'ai demandé, testé, fabriqué
inconsciemment une connaissance comme l'insuline se crée
dans mon corps à mon insu.(
) Mon savoir, c'est
les autres. Les autres m'ont donné les pistes et en
chien renifleur, je les ai suivies. " Un livre à
dévorer sans restriction !
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Lettre à Menétrey,
par Michel Bühler, Bernard Campiche, 2003 |
L'ami Bühler
Depuis trente ans, Michel Bühler
compose et chante ses chansons, dont certaines n'ont pas pris
une ride. Il publie également des livres (dont La
Parole volée, Prix Lipp 1988). Dans les premières
comme dans les seconds, on retrouve la même révolte,
le même souci de dénoncer le monde comme il va,
et les mêmes personnages attachants. Qu'on l'écoute
ou le lise, on constate que Michel Bühler couve toujours
le même feu, et que l'âge ne l'a pas apaisé.
Dans sa Lettre à Menétrey**,
il célèbre une amitié de près
de trente ans avec un personnage hors du commun, buveur, fêtard,
ami tonitruant des virées solitaires et grand complice
en combats politiques. Au fil des pages, la figure du grand
absent (terrassé il y a trois ans par le cancer) prend
une consistance presque tangible. Bühler décrit
ses accès de colère, ses idées folles
et sa grande générosité qui lui fait
adopter, en toute circonstance, le parti des plus faibles.
Et l'on s'aperçoit, peu à peu, en découvrant
les multiples visages de cet ami disparu, que Michel Bühler
trace en filigrane son propre portrait (et fait en quelque
sorte son autocritique). Ce Menétrey qu'il perd de
vue et qu'il retrouve (même au fin fond du désert),
qui l'horripile et qu'il admire, c'est une part de lui-même.
Que l'amitié, justement, a permis de mettre au jour.
En un mot : Menétrey l'a révélé
à lui-même. Et Bühler, en lui rendant hommage
dans ce beau livre de souvenirs éparpillés,
paye sa dette à l'ami parti trop tôt pour les
contrées infinies de l'autre monde.
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Le Bonheur
était dans le jazz par Pierre Bourru, souvenirs recueillis
par Claude Tappolet, Slatkine, 2004. |
Pierre Bouru et le jazz
De souvenirs il est aussi - et avant
tout - question dans l'imposant volume publié par les
Editions Slatkine, intitulé Le Bonheur était
dans le jazz***. Le grand Pierre Bouru (que tous les amateurs
de jazz connaissent bien) se confie ici à Claude Tappolet,
historien et auteur de plusieurs essais sur la vie musicale.
Parler de jazz en Suisse romande, c'est
évidemment parler de Pierre Bouru qui a uvré,
sa vie durant, à mieux faire connaître, et apprécier,
cette " musique de nègres et de fous ". Grâce
à Tappolet, on revient sur les débuts de Bouru
(lui-même batteur émérite) qui s'est lancé,
sans aucune expérience, mais avec la foi naïve
des vrais amoureux de musique, dans l'organisation de concerts.
On est impressionné (regardez le glossaire !) par le
nombre de musiciens (et les plus grands) que Pierre Bourru
a fait venir à Genève, le plus souvent au Victoria-Hall.
Si l'on avait enregistré un disque à chaque
fois, on aurait là tout simplement le meilleur du
jazz contemporain. Cela commence, en 1949 par Sidney Bechet,
puis Bill Coleman, Duke Ellington et cet immense génie
du piano qu'est Oscar Peterson (premier concert à Genève
en 1969), avec qui Bouru entretiendra des liens privilégiés,
puisqu'il viendra plusieurs fois à Genève (mémorable
concert avec Count Basie, pendant lequel le vieux Count vient
rejoindre le jeune Oscar en deuxième partie, et improvise
un buf qui dure la moitié de la nuit !). Si l'on
voulait citer quelques noms, citons encore Lionel Hampton,
la divine Ella Fitzgerald, Ray Charles et le facétieux
Erroll Garner que Pierre Bouru emmènera dans le meilleur
restaurant de Genève, croyant lui faire plaisir, et
qui commandera, à la stupeur du maître de cuisine,
" du saumon avec beaucoup de rondelles d'oignons "
!
Les anecdotes fourmillent dans ce livre
savoureux et passionnant. Une dernière, pour la route.
En 1972, Pierre Bouru est au bord du dépôt de
bilan, après un concert mémorable avec Miles
Davis qui fut un flop (300 personnes à peine
au Victoria-Hall !). Un ami lui conseille d'accueillir un
jeune chanteur canadien, mélancolique et taciturne,
un peu illuminé, qui passe régulièrement
de la scène à un monastère zen, sort
un livre tous les cinq ans et donne peu de concerts. Pierre
Bouru, qui ne le connaît pas, organise sa venue à
Genève. C'est ainsi que le 14 avril 1972 (votre chroniqueur
y était !), Leonard Cohen chante devant un public déchaîné
(on refuse 400 personnes aux portes du Victoria-Hall) pour
la première fois en Suisse et en Europe ! Et Pierre
Bouru, grâce à ce pari, de retrouver sa mise
!
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Passage
à Travers par Natacha Salagnac, L'Aire, 2003 |
Un récit douloureux
Son sourire irradie sur la couverture.
Pourtant, le roman de Natacha Salagnac revient sur une déchirure
intime, secrète et douloureuse qui a bouleversé
sa vie. Mais comment dire l'indicible ? Et comment aborder,
grâce aux mots, cette scène à la fois
traumatique et centrale : celle où son père,
pasteur dans le Jura, abuse de sa petite fille ? Natacha Salagnac
y vient à mots couverts, petit à petit, comme
on approche un secret dangereux, qui risque de vous brûler
les doigts et les yeux. Elle tourne autour, collecte des photographies,
se rend plusieurs fois dans la cathédrale de Chartres
pour admirer (et essayer de déchiffrer) la Dormition
de la Vierge.
" J'ai dormi toute mon enfance,
avoue la narratrice. Anesthésiée, les yeux
mi-clos. " L'écriture va lui permettre, enfin,
d'ouvrir les yeux et d'affronter l'insupportable. C'est d'abord
une présence, qui la poursuit jusque dans son sommeil.
C'est ensuite un corps, des yeux qui la déshabillent,
des mains qui la touchent. Noli me tangere ! hurle
plusieurs fois la narratrice, comme pour éloigner la
vision de cauchemar. Sa mère, d'abord, essaie de la
protéger des avances paternelles, mais elle abandonne
vite la partie, résignée, puis meurt tragiquement
dans un accident de voiture (alors que son bourreau survit).
Natacha Salagnac raconte ici la peur, la honte, l'impossibilité
du pardon. Les sens anesthésiés qui cherchent
obscurément dans l'alcool ou les voyages une échappatoire.
Mais difficile d'échapper à " cette
estampe qui ne peut pas être dite. Parce que j'ai été
tuée avant le temps de la parole. Parce que mon corps
ne parvient pas à mettre des mots sur sa souffrance.
"
Ce Passage à Travers****
est une lente reconquête de cette parole impossible,
dans une écriture à la fois précise et
poétique, souple et sans concession face à la
vérité des faits (du crime). Dire l'indicible,
ce sera, pour Natacha Salagnac, se rendre à nouveau
à Travers, avec un ami photographe, dans l'intention
de tuer ce père indigne qui file une heureuse vieillesse
dans une institution. Retourner là-bas, c'est accepter
le crime et exorciser la douleur. Et même si le père
est déjà mort, ce retour aux sources (c'est-à-dire
à la part refoulée ou méprisée
d'elle-même) agira comme une libération.
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L'Ardeur
de l'ombre / J'étais baromètre / Le Dossier R
ou l'affaire du crochet à viande, par Jacques Roman |
Trois nouveaux Roman
Il y a plus de vingt ans, déjà,
que Jacques Roman (son premier texte, Avant l'heure,
est paru chez Poésie Vivante, à Genève,
en 1971) publie des textes singuliers et secrets. Partageant
sa vie, depuis toujours, entre le théâtre et
l'écriture, il frappe un grand coup, ce printemps,
en publiant trois ouvrages coup sur coup. L'Ardeur de l'ombre*****,
des poèmes inédits et des nouvelles, aux Editions
de L'Aire, un petit texte inclassable et beau, J'étais
baromètre, chez Zoé, et Le Dossier R
ou l'affaire du crochet à viande aux Éditions
Empreintes, à Moudon. Même si ces deux derniers
livres reprennent des textes parus précédemment,
il vaut la peine de se replonger dans cette écriture
fluviale et tumultueuse. " Il n'entendait qu'écrire
au sein de l'extrémité chancelante, accueillante,
qui vous voit fragile et livré toujours au premier
mot auquel, ombre d'un corps désiré, un jour
très ancien et oublié a donné chair.
"
Toute la démarche de Jacques
Roman est exposée ici : l'écriture comme expérience
des limites, de l'émotion et de l'humanité comme
limites extrêmes, et de la fragilité d'être
au monde. Comme le silence, l'ombre est à la fois accueillante
et dangereuse pour le pèlerin des mots : elle le consume
et le rend aveugle à la fois. Et ce que le poète
croit y trouver, ce n'est souvent pas de l'or, mais du sable,
qui file entre ses doigts. " Dans le gant de la mort
joliment brodé à ton initiale. "
On redécouvre avec bonheur un
quêteur d'inconnu, de sensations vraies, c'est-à-dire
inscrites en nous, mais tues depuis longtemps, de musique
intérieure aussi, car ses textes sont écrits,
dirait-on, pour une voix qui leur prêtera souffle et
mouvement dans l'air. On pense ici à certains poèmes
de Du Bouchet ou de Philippe Jaccottet. On pense aussi aux
textes lumineux et secrets de Maurice Blanchot. L'on voit
que depuis 1971, Jacques Roman n'a cessé de creuser
obstinément le même sillon fertile, toujours
à la recherche d'autres sources. Son uvre est
cohérente, acharnée, silencieuse, humble. C'est
l'une des plus singulières de ce pays. Il faut donc
la redécouvrir toute lecture cessante.
Jean-Michel Olivier
* Faim de vie, par Casimir K. Editions
de l'Aire, 2002. .
** Lettre à Menétrey, par Michel Bühler,
Editions Bernard Campiche, 2003.
*** Le Bonheur était dans le jazz par Pierre Bourru,
souvenirs recueillis par Claude Tappolet, Slatkine, 2004.
**** Passage à Travers par Natacha Salagnac, L'Aire,
2003.
*****L'Ardeur de l'ombre (L'Aire, 2004.), J'étais baromètre
(Zoé, 2003) et Le Dossier R
ou l'affaire du crochet
à viande (Empreintes, 2004)
par Jacques Roman.
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Page créée le 02.04.04
Dernière mise à jour le 02.04.04
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