Janine Massard : le jardin de l'enfance
Dans son bouleversant récit,
Comme si je n'avais pas traversé l'été
(2001)*, Janine Massard interrogeait avec lucidité
(et ironie) le poids cruel du destin qui, en l'espace de quelques
mois, lui avait enlevé son mari, puis sa fille. Poursuivant
aujourd'hui cette interrogation, mais en amont, Janine Massard
plonge son scalpel dans l'enfance. Récit d'une réconciliation.
Un Jardin face à la France**,
le dernier livre de Janine Massard, est une enquête
fouillée, à la fois singulière et commune,
sur les années de guerre en Suisse romande. Et plus
particulièrement à Rolle, sur la côte
vaudoise, où les parents de la narratrice louent une
maison on ne peut plus modeste. C'est le regard d'une enfant
de quatre ans, tout d'abord, qui ne comprend rien aux cartes
d'alimentation, aux passages des bombardiers, aux rouges lueurs
qu'elle aperçoit, le soir, sur l'autre rive, du côté
d'Évian ou de Thonon. Cette distance, qui nourrit le
regard critique de la jeune fille, est l'objet, peut-être,
de tout le livre. Et sa raison d'être.
Comment la guerre - ce mot incompréhensible
pour l'enfant - peut-elle faire rage là-bas, juste
de l'autre côté du lac ? Et le destin de l'Europe
se jouer à quelques kilomètres seulement de
la paisible riviera vaudoise ? Pour retrouver les sensations
perdues, mettre des mots sur les réalités pressenties
ou ressenties, Janine Massard a choisi de réinventer
la maison de son enfance, et ce jardin magique qui donnait
sur le lac et la France (c'est-à-dire le monde en guerre
des adultes). " Une gargouille s'est mise à
glouglouter, des gouttes ont jailli sur ma figure pour se
transformer en mots. J'ai détourné mon oreille
de ce surgissement pour échapper au bouillonnement
bredouillant. Je me suis alors tournée vers la terre
et ce passé enfoui m'a éclaté à
la figure. "
Bien vite, cette maison s'est peuplées
de fantômes. Ainsi Moïse-sauvé-des-eaux,
un réfugié juif ayant traversé le lac
sur une barque clandestine, qui est accueilli sinon comme
un sauveur, du moins comme le prochain qu'il faut sauver.
Et ce grand-père, dont la haute figure, hante tout
le livre, calviniste rigoureux, pétainiste à
ses heures, obsédé par la persécution
des huguenots, mais bon vivant et surtout généreux
!
Au fil des pages, la maison sur les
hauteurs de Rolle revit. On y retrouve Maman Rose, la mère
effacée, obnubilée par la maladie de sa fille
Madeleine, qui habite à son tour la maison, l'espace
d'un week-end, mais comme un fantôme trop tôt
promis à la mort. Et le père, petit soldat défendant
le pays, absent, donc, et presque effacé du tableau
familial. En même temps qu'elle recompose l'univers
de l'enfance, Janine Massard reconsidère le rôle
de chacun. Ce grand-père, justement, qui avait élevé
ses enfants dans "une austérité dénuée
de tendresse", revit avec ses petits-enfants, auxquels
il donne toute son affection. En l'absence du père,
c'est lui qui éduquera véritablement la narratrice
(magnifiques pages sur l'apprentissage de la lecture). Et
tiendra la famille à flot pendant toute la durée
de la guerre.
Malgré les privations, les conditions
désastreuses d'habitation (seule la cuisine est chauffée
en hiver, et les cabinets sont à l'autre bout du jardin
!), l'endroit est édénique aux yeux de l'enfant
: c'est le jardin des jeux et des premières découvertes,
de la Nature triomphante, de la sécurité face
à la barbarie. Et quand, la guerre enfin terminée,
on proposera à la petite famille d'occuper un autre
logement, moins vétuste, ce sera pour la narratrice
un véritable crève-cur !
On l'aura compris : cette belle enquête
sur l'enfance est le récit d'une réconciliation.
Avec son passé, avec sa famille, avec soi-même.
Les mots retrouvés, les images entrevues, les sensations,
sont véritablement fondateurs. En même temps
que ses racines, Janine Massard nous donne une vision historique
de la Suisse plus forte et plus personnelle que les clichés
de la Commission Bergier.
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