Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Bernard Comment - Claire Genoux - Pierre Yves
Lador
Bernard Comment, Le Colloque
des bustes, Christian Bourgois, 2000. |
Bernard Comment : Une parole libératrice
Avec une insistance curieuse, les
gazettes locales ont claironné que le Prix Médicis
devait revenir cette année à Bernard Comment.
Cela n'a pas été le cas. Heureusement. Car
Le Colloque des bustes*, dernier ouvrage de cet écrivain
suisse établi à Paris, vaut beaucoup mieux
Roman glacé en même temps
que satire ardente des milieux artistiques (spécialement
l'avant-garde, qui en prend ici pour son grade), à
la frontière constante du sarcasme et de la drôlerie,
Le Colloque des bustes
nous entraîne dans une bien curieuse histoire. Une histoire
sans queue ni tête, pourrait-on dire, si les mots, comme
toujours, ne nous trahissaient pas. Car la figure centrale
de ce Colloque se résume
à une tête et un tronc, c'est-à-dire une
voix et un corps « réduit à l'essentiel
», privé de bras comme de jambes (et de sexe,
apprend-on incidemment, au détour d'une page) : c'est
un homme-tronc.
Figure de l'esclave absolu, dépendant
totalement du bon vouloir des autres pour sa subsistance,
comme pour ses soins corporels, cet étrange personnage
s'est construit une nouvelle vie en tant qu'uvre d'art
vivante (autrement dit, de marchandise). Il a d'abord appartenu
à Monsieur, qui l'exposait en permanence dans son salon,
tirant gloire et prestige de ce buste savant. On l'a ensuite
sélectionné pour un colloque destiné
à faire la promotion, en première mondiale,
d'un logiciel informatique permettant d'écrire à
haute voix, sans passer par la plume ou le clavier, logiciel
baptisé ironiquement : «
Et pourtant, ils écrivent ».
Un tour de force
À travers cette fable grinçante,
Bernard Comment dénonce à la fois les dérives
de l'art contemporain (des performances sanguinolentes aux
excès du body art),
les méfaits d'une médiatisation à outrance
et cette exploitation des corps, entièrement aliénés,
par la société de spectacle. Mais si le livre
de Comment se résumait aux thèmes que l'on vient
d'évoquer, il ne serait qu'une satire supplémentaire
de notre société en voie de globalisation. Le
colloque des bustes est davantage que cela : par son
ton, la vérité curieuse et bouleversante de
sa parole (seule dimension de liberté du personnage
infirme), par ses trouvailles (la fin, surtout, qu'il ne faut
pas raconter), l'élan de l'écriture fertile
et libre, ce roman est un tour de force, dans le meilleur
sens du terme, et, grâce aux images déformées
qu'il nous renvoie du réel c'est-à-dire
de nous-mêmes , il ne laisse pas son lecteur indemne.
|
|
Claire Genoux, Poitrine
d'écorce, Bernard Campiche, 2000. |
Claire Genoux : A la lisière des
mondes
Lauréate, l'année dernière,
du prestigieux Prix Ramuz de Poésie, Claire Genoux
s'aventure aujourd'hui sur les sentiers difficiles de la nouvelle.
Poitrine d'écorce**,
qui vient de paraître chez Bernard Campiche, en rassemble
six, de longueur inégale, mais d'intérêt
constant. Toutes centrées autour d'un secret troublant,
d'une rencontre ou d'une hantise, ces nouvelles ont le charme
des pierres longuement travaillées et polies par les
eaux d'un torrent. Qu'il s'agisse, comme dans Alex qui ouvre
le recueil ou Poitrine d'écorce
qui le clôt, d'un(e) mort(e) dont le fantôme continue
à nous habiter et nous parler, malgré le temps
qui passe, ou d'une nostalgie légère, mais douloureuse,
comme dans la romance intitulée Un
vrai soir d'été, Claire Genoux joue constamment
à la lisière des mondes, tantôt réel
et tantôt purement rêvé. Son écriture
déliée nous entraîne vers un secret qui
n'est jamais livré au lecteur, mais dont on sent les
profondeurs terribles, le poids inexorable de silence et de
mort. Ailleurs, comme dans Le
Rêve du loup ou Le Conte du chat, la part du
rêve l'emporte, entraînant le lecteur de l'autre
côté du miroir, là où se trament
les histoires terrifiantes. Ecriture douce-amère qui,
mine de rien, brasse les sensations, les images et les mots
avec un égal bonheur.
|
|
Pierre
Yves Lador, Solide obsidienne, L'Âge d'Homme, 2000. |
Pierre Yves Lador : Le monde selon Lador
Tout le monde connaît Pierre
Yves Lador, personnage incontournable des lettres romandes
(il est Directeur de la Bibliothèque municipale de
Lausanne) et écrivain talentueux. Il nous donne aujourd'hui
un roman alerte et généreux dont la particularité
est d'être composé exclusivement de dialogues.
Sous le titre quelque peu hermétique de Solide
obsidienne***, Lador nous invite en réalité
à sa table. Ou précisément au chevet
de sa fille, à qui, soir après soir, il raconte
le monde. A sa façon, bien sûr, c'est-à-dire
de manière libre et vivante, singulière, poétique,
incantatoire, jamais blasée ou péremptoire.
Cela donne un roman à deux voix,
un père et sa fille qui échangent parfois leur
rôle et changent de tonalité, et deux sujets
qui finalement se fondent ensemble la fragilité
et la solidité pour servir de fil conducteur
à un roman qui est aussi un traité de sagesse.
Qu'est-ce que la Loi ? La Beauté ? Le mystère
de l'Incarnation ? Est-ce que les aventures de Tintin peuvent
changer une vie ? Si les questions, finalement, s'avèrent
plus solides que les réponses, c'est que celles-ci
ne sont jamais définitives, d'autant que c'est à
l'imagination de chacun de les prolonger. Ce roman plein de
charme et d'énergie vivante est, sans conteste, une
des révélations de la rentrée littéraire.
Jean-Michel Olivier
* Bernard Comment, Le Colloque des bustes,
Christian Bourgois, 2000.
** Claire Genoux, Poitrine d'écorce, Bernard Campiche,
2000.
*** Pierre Yves Lador, Solide obsidienne, L'Âge d'Homme,
2000.
Retrouvez les pages du feuilleton littéraire
sur le site culturactif.ch avec toute l'actualité culturelle
de Suisse, ainsi que sur le site www.jmolivier.ch.
Page créée le 10.12.00
Dernière mise à jour le
10.12.00
|
|
© "Le Culturactif
Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"
|
|