Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Jean-Louis Kuffer - Louise Anne Bouchard
À quoi reconnaît-on un véritable
écrivain ? Au style, d'abord, à la fois libre, tendu,
exigeant, singulier ; au ton, ensuite, qui prend le lecteur à
la gorge ou au cur, et ne le lâche plus ; à sa capacité,
enfin, de construire un univers poétique à la fois personnel
et ouvert, inventif, cohérent. C'est le cas de Jean-Louis Kuffer
et de Louise Anne Bouchard, deux auteurs publiés en Suisse, dont
les derniers livres sont en tous points remarquables.
Le Maître des
couleurs, Jean-Louis Kuffer, Bernard Campiche, 2001. |
Jean-Louis Kuffer, peintre de l'écriture
On ne présente plus Jean-Louis
Kuffer, critique littéraire (la meilleure plume de
Suisse romande, d'après l'éditeur Claude Frochaux)
au journal 24Heures, animateur de l'excellente revue Le
Passe-Muraille (dont la nouvelle version, à la
fois riche et élégante, vient de sortir de presse*)
et écrivain, bien sûr. Bien qu'il mélange
les activités avec un égal bonheur, Kuffer est
d'abord écrivain.
Preuve en est son dernier livre,
Le Maître des couleurs**, un recueil de nouvelles
qui cherche à saisir, dans son corps et sa fibre, le
monde d'aujourd'hui.
Onze nouvelles composent Le
Maître des couleurs, qui entre elles se répondent,
en tissant de multiples correspondances. Ainsi Vue sur
la mer et À la vie à la mort
(sans doute la plus bouleversante du recueil) sont-elles deux
lettres adressées à la mère, qui intervient
ici comme la première interlocutrice (et, peut-être,
le dernier recours). Ainsi Swiss Parade qui raconte
les déboires d'une délégation d'écrivains
suisses à la Foire du Livre de Francfort, À
côté de chez nous qui restitue très
bien l'atmosphère de mesquinerie, de délation
et de voyeurisme qui peut régner dans une Cité
nouvelle, et Fax Fluo, satire à
notre avis trop tendre ! de la bêtise télévisuelle
(on reconnaîtra facilement l'animatrice peroxydée
et bredouillante qui verrouille tout ce qu'elle veut
dans son émission culturelle). Ainsi Fils du
vent, qui aborde avec beaucoup d'intelligence et d'acuité
l'univers virtuel d'un Fou du Net, et L'Enfant du Nil,
qui ressuscite le fantôme d'un pharaon observant, à
quelques millénaires de distance, un couple de touristes
amoureux.
La vie rancie du Net
Livre d'écrivain, disions-nous,
non seulement par un souci de construction savante, non seulement
par les thèmes abordés (résolument modernes
et ancrés dans la réalité), mais aussi,
et surtout, par la force du style. Kuffer use ici de tous
les tons de sa palette, illustrant à merveille les
paroles d'un de ses personnages : il
ne faut pas jeter les mots, il vaut mieux les garder dans
son atelier en cherchant des couleurs. En cherchant,
dans chaque texte, la juste tonalité, des nuances les
plus sombres aux coloris les plus enlevés, les plus
flamboyants, Kuffer se glisse dans la peau de ce peintre qui,
à l'aube de chaque jour, avec acharnement, veut faire
rendre gorge au monde de sa beauté, de ses ombres et
de ses lumières.
Qu'il parle de cet effondrement intérieur,
sans cause ni recours, qui le touche en ce mois de décembre
2000 ou des splendeurs égyptiennes, de l'esprit nain
de jardin ou de la vie rancie qui règne sur le Grand
Réseau, Kuffer touche à chaque fois sa cible,
avec infiniment de sensibilité, d'empathie vraie, de
talent. Nul doute que ces histoires d'anges
de la terre et du ciel, pris entre l'horreur et la merveille
de vivre trouveront les lecteurs qu'elles méritent
: elles placent très haut, en ce pays, le vrai souci
de la littérature.
* Le Passe-Muraille, revue des livres,
des idées et des expressions, CP 164, 1001 Lausanne.
** Le Maître des couleurs, par Jean-Louis Kuffer, Bernard
Campiche, 2001.
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Vai
Piano, Louise Anne Bouchard, L'Age d'Homme, 2001. |
Vai piano
Louise Anne Bouchard est née
à Montréal et vit en Suisse depuis douze ans.
Photographe de formation, scénariste et dialoguiste
de films, elle publie, tous les deux ans, de brefs romans
convulsifs et déroutants. On se souvient des Sans-soleil,
paru en 1999, qui retraçait dans une langue inimitable
l'arrivée, dans un petit village valaisan, d'une étrangère
aussi étrange qu'irréductible. Roman des rapports
amoureux, de l'ouverture (ou de la fermeture) à l'autre,
des bouleversements progressifs d'hommes et de femmes en proie
à la passion
L'étrange et l'étranger
se retrouvent dans le dernier livre de Louise Anne Bouchard.
Et d'abord dans le titre, Vai
piano, en italien, qui signifie va lentement
. Dans le thème, ensuite, puisque le roman raconte
le voyage en Sicile d'une belle étrangère qui
va tomber dans les bras (ou plutôt les filets) d'un
médecin de Taormina. L'histoire serait banale sans
la présence, constante et clandestine, du mari défunt
qui suit son ex pas à pas, jour après jour,
et surtout nuit après nuit. Mort et enterré,
pourtant, le mari n'a de cesse d'espionner sa femme, à
qui il s'adresse continuellement, dans une sorte de lettre
ouverte adressée à celle qu'il a perdue, mais
qu'il continue de maîtriser et de manipuler d'outre-tombe.
Passion extrême
Tout, chez Louise Anne Bouchard, est
affaire de regards et de mots. Regard d'une incroyable cruauté,
parfois, qui transperce les apparences, refuse les faux-semblants,
fait éclater au fil des pages une vérité
qui tantôt dérange (mais il ne faut pas tomber
dans le piège de cette provocation), et tantôt
éclaire d'une lumière nouvelle les relations
amoureuses (car chaque roman de Louise Anne Bouchard est le
récit d'une passion extrême,
vécue jusqu'à son paroxysme). Langage d'une
grande inventivité, ensuite, d'une musique nerveuse,
d'une cadence régulière, preuve d'une grande
maîtrise de la langue. Quand les regards et les mots
se confondent, ou plutôt se répondent, cela donne
un feu d'artifice. Un vrai régal !
***Vai Piano, par Louise Anne Bouchard,
L'Âge d'Homme, 2001.
Jean-Michel Olivier
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Page créée le 31.01.02
Dernière mise à jour le 31.01.02
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