L'ombre de Roud
C'est, sans conteste, l'un des plus
beaux livres parus l'année dernière, l'un des
plus nécessaires aussi. Cette Terre d'ombres*,
qui réunit les plus belles images de Gustave Roud,
nous permet de refaire, pas à pas, l'itinéraire
photographique du grand poète vaudois, de 1915 à
1965. Cinquante années de promenades et de rencontres,
de paysages et de portraits, de réflexion sur l'acte
de voir.
Gustave Roud, on le sait, est une figure
centrale, mais aussi mystérieuse, de la littérature
romande. Centrale parce qu'il fut un poète précoce
(à dix-huit ans, il publie ses premiers textes dans
Les Cahiers vaudois) et vite reconnu, par Ramuz et Mermod,
qui l'invitèrent, dès 1929, à assurer
le secrétariat de rédaction de la prestigieuse
revue Aujourd'hui, dans laquelle Roud publiera, en feuilleton,
des textes aussi importants que son Petit Traité de
la marche en plaine ou encore son Essai pour un Paradis. Figure
mystérieuse, aussi, que celle de Roud, discrète
et toujours en retrait, qui pourtant encouragea un grand nombre
d'écrivains (parmi lesquels Philippe Jaccottet et Jacques
Chessex, pour ne citer qu'eux), tous aujourd'hui plus célèbres
que lui.
Cette discrétion, cette recherche
obstinée d'une forme et d'un regard, on les retrouve
bien sûr dans le splendide ouvrage publié aux
Éditions Slatkine sous la direction de Nicolas Crispini,
accompagné de deux textes qui feront date, sans doute,
dans la compréhension de l'uvre de Roud, et signés
par Daniel Girardin, Conservateur au Musée de l'Élysée
à Lausanne, et Sylvain Malfroy, professeur à
l'EPFL.
Le regard intérieur
En dehors de leur beauté formelle,
indéniable, souveraine, les photographies de Roud propose
un regard familier c'est-à-dire amical et sans
concession sur les collines du Jorat (où il
aura passé presque toute sa vie). Des paysages, bien
sûr, souvent lumineux et fragiles, qui célèbrent
la brume et les saisons, les travaux des champs, le geste
des moissonneurs et des bûcherons, les routes blanches
qui sillonnent la campagne. Des portraits, aussi, saisis dans
la juste distance, ni ironiques ni complaisants, qui peuplent
ces campagnes de présences vivantes. Et des autoportraits,
par dizaines, dans lesquels le poète s'analyse, se
détaille, se critique, avec un regard toujours étonné.
On pourrait croire, en regardant certaines
images, que Roud est avant tout un portraitiste ou un photographe
documentaire. Même si cette dimension n'est pas à
négliger, elle est largement insuffisante. On s'aperçoit,
au contraire, que Roud ne veut pas simplement rendre compte
de la beauté qui l'entoure (la nature, comme les saisons,
l'émerveillent depuis toujours). Il veut donner forme
à son regard. Célébrer la lumière.
Composer une image qui ait ses propres qualités artistiques,
sa rigueur, son architecture secrète.
C'est peu dire qu'il y parvient, avec
maestria, dans ses portraits de vanneurs (1935), par exemple,
ou ses essais de double exposition du négatif, ses
moissonneurs au repos. À chaque fois, au-delà
du rendu descriptif, Roud parvient à capturer une expression,
une poésie du corps ou du regard, une force intérieure
qui dépasse toute forme.
On le voit : loin d'être un simple
loisir, une activité accessoire et banale, la photographie
est peut-être bien le laboratoire de la poésie
roudienne : cette chambre noire où s'élaborent
les images du rêve, les paysages imaginés, les
beautés indicibles de la nature et des saisons. Double
manière, en somme, de témoigner de ce qui s'est
imprimé en nous : la photographie, d'abord, qui est
l'empreinte d'un regard ; le texte poétique, ensuite,
qui reprend et développe ce regard. Les deux activités,
comme on voit, n'en font qu'une.
" Parler de soi, demande
Gustave Roud. Un nuage pourrait-il le faire
? "
Toutes ces images, en même temps qu'elles célèbrent
le monde, parlent aussi de lui. La preuve : son ombre portée,
très souvent, y est inscrite comme en marge du sujet.
Là encore, Gustave Roud nous surprend par sa modernité.
Eugène Atget s'était déjà représenté
en négatif dans ses photos dès 1900. Roud reprend
cette signature inimitable. C'est un des aspects les plus
intéressants de son travail. Il l'inscrit dans la grande
tradition des photographes qui portent sur le monde un regard
intérieur.
Jean-Michel Olivier
* Terre d'Ombres, itinéraires photographiques
de Gustave Roud (1915-1965), préfacés par Daniel
Girardin, Nicolas Crispini et Sylvain Malfroy,
Éditions Slatkine, 2002.
Retrouvez les pages du feuilleton littéraire
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Page créée le 31.01.03
Dernière mise à jour le
31.01.03
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