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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Monique Laederach - Monique Tornay - Alexandre Voisard - Gilbert Salem - la Revue de Belles-Lettres

  Monique Laederach, Je n'ai pas dansé dans l'île, L'Âge d'Homme, 2000

L'abîme amoureux

Il y a de la douleur, et beaucoup d'amertume, dans le dernier livre de Monique Laederach dont le titre, Je n'ai pas dansé dans l'île*, évoque en creux l'abîme de l'amour (ou l'amour abîmé).

Comme L'Amant de Duras (dont il adopte la structure éclatée) le roman de Monique Laederach s'ouvre sur une image perdue : Jarkko tapant à la machine ses poèmes nocturnes, martèlement des lettres, musique perverse et déchirante, tandis qu'Emmanuelle, la narratrice et maîtresse de Jarkko, l'écoute faire, partagée entre admiration et détestation.

Peu à peu, comme on recolle les morceaux d'une photographie, Emmanuelle reconstitue (c'est-à-dire réinvente) son histoire, et cela moins pour la revivre, certainement, que pour se convaincre qu'elle a vraiment eu lieu. Qu'elle a bel et bien rencontré, en Macédoine, lors d'un festival de littérature, cet écrivain finlandais au nom bizarre, Jarkko, poète surdoué, homosexuel et porté, comme quelques autres, sur la bouteille.

Aucune femme n'est Prométhée

Ils n'ont pas de langue commune, mais inventent très vite un " langage du corps " qui en tient lieu : "sa main, son bras, sa bouche — et cette constellation hors de toutes les langues, mots léchés caressés transcrits en traces de griffures sur la peau, et les gémissements, les onomatopées qui disaient tout." Cet amour, qui fait exploser le langage, système de conventions hasardeuses, ne suffit pas à concilier leurs différences et les conflits éclatent bientôt, irréductibles. Ils se séparent, puis Emmanuelle va rejoindre son amant en Finlande, à Lahti, pour un autre festival, au cours duquel Jarkko est célébré, alors qu'Emmanuelle est condamnée à rester dans son ombre. Une nouvelle rencontre aura lieu à Vienne, quelques mois plus tard, mais cette fois sous le signe de la mort : Jarkko vit avec Erich, semble peu disposé à accorder une autre chance à leur amour, détruit sa vie à petit feu. Leur brève vie commune ne fait qu'accuser, encore une fois, l'abîme qui les séparent : sexuel, culturel, littéraire aussi, car l'œuvre de Jarkko connaît une reconnaissance, qu'Emmanuelle envie : "c'est moi qui ai essayé de leur voler le feu. Mais même pour cela, il ne suffit pas de feindre : aucune femme n'est Prométhée. "

La fin d'une illusion

Emmanuelle décide alors de rentrer en Suisse où elle continue à écrire, puis à publier, mais sous un pseudonyme masculin, croyant ainsi échapper à la malédiction qui — elle en est convaincue — poursuit toutes les femmes. Peine perdue. Le pseudonyme ne fait rien à l'affaire et l'écriture, en elle, même dans la peau d'un autre, reste une blessure à vif. Elle reverra Jarkko, dans une clinique de Helsinki, une dernière fois, juste avant qu'il meure du sida, en septembre 90, puis tombera malade à son tour.

On voit comment l'amour, qui frôle ici l'abîme, se mue tout au long du récit en amour abîmé, toujours orphelin de lui-même, et condamné, si j'ose dire, à une éternelle déception. On retrouve dans ce livre les thèmes chers à Monique Laederach : l'inconciliable différence des sexes, la quête, aussi, d'une identité féminine, dans et par l'écriture, qui ne devrait rien à personne, sinon à elle-même. Même alourdi de clichés féministes, d'une écriture parfois exagérément durassienne, Je n'ai pas dansé dans l'île est certainement l'un des meilleurs romans de Monique Laederach, qui retrouve ici l'inspiration violente de La femme séparée.

 

  Monique Tornay, Maur l'incomparable frère, Zoé, 2000.

Depuis près de vingt ans, Monique Tornay poursuit une œuvre à la fois rare et exigeante, balisée par Le Livre d'Heures (L'Aire, 1982), Péninsule (Castella, 1986) et surtout Noir continent (L'Aire, 1986) qui retrace l'aventure africaine de cette femme, née à Saint-Maurice, mais qui a beaucoup voyagé.

Son dernier livre, Maur, l'incomparable frère**, oscille entre roman et récit de vie. Il raconte l'histoire d'une vocation forcée, puis acceptée, et exhaussée au niveau presque d'une vie de saint. Fils aîné de la famille, passionné de mécanique, Maur se voit " condamné " à devenir moine-ébéniste. Très vite, pourtant, ses talents seront reconnus et il deviendra le maître d'œuvre de nombreux travaux, en même temps qu'un artisan apprécié dans son monastère.

Sous les traits de Maur, dans une écriture d'une grande précision, à la fois classique et inventive, Monique Tornay trace la figure d'un artisan modeste, amoureux du travail bien fait, dont les objets, longuement caressés et sculptés, contiennent la vie dans ce qu'elle a d'essentiel et de sacré. Une belle réussite.

 

  Alexandre Voisard, Sauver la trace, Bernard Campiche, 2000.

Les haïkus de Voisard

Saluons encore une fois, et vivement, le dernier livre d'Alexandre Voisard, sobrement titré Sauver sa trace***, qui est un régal pour l'oreille et pour l'œil. On connaît la poésie douce-amère du Jurassien, né en 1930, et l'on ne se lasse pas de le lire.

En attendant la parution de ses Œuvres complètes (annoncées chez Bernard Campiche), il faut savourer ce recueil de proses courtes, bouquets de mots cueillis au gré des promenades quotidiennes, puis savamment polis et rassemblés dans un livre aux accents tantôt graves, et tantôt allègres. C'est un beau livre des regrets que nous propose Voisard : regret de l'enfance, dont le poète se sent à jamais banni, regret de la jeunesse, des amours disparues.

"Sois heureux/ si l'automne te laisse/ une seule noix et/ un unique papier minuscule/ pour dire ton âge/ pour t'émerveiller encore/ et survivre."

La poésie très imagée de Voisard se nourrit de l'errance à travers la nature, à la fois source de mystère et d'éblouissement, et les signes qu'il essaie de déchiffrer. Comme il le dit lui-même, ces images demeureront "dans la musette de ce drôle de pèlerin pour toujours égaré" : ce sont les traces de son passage. La passage du poète, bien sûr.

 

  Gilbert Salem, Le puzzle amoureux, Bernard Campiche, 2000.

L'ami Salem

Pour son troisième ouvrage chez Bernard Campiche, Le Puzzle amoureux****, Gilbert Salem rassemble autour de lui tous les amis, proches ou lointains, qui l'aident (ou l'ont aidé) à traverser les périodes sombres de sa vie. Au fil des pages, sous la forme d'une mosaïque de portraits tantôt affectueux et tantôt saisissants de poésie, il égrène donc ses figures tutélaires. Visages glanés au fil des jours et des rencontres, amitiés surgies dans l'enfance, figures jamais austères, mais bienveillantes de saints (tel François d'Assise), de maîtres (Mercanton, Chessex) ou de patrons qui ont veillé, sans le savoir, sur sa vie. On retrouve dans ce livre les saveurs de l'Orient perdu (Salem a passé son enfance en Iran), les mille et un détours d'un pèlerin moderne toujours en quête de soi, mais à travers les personnages qu'il rencontre, tous singuliers et parfois ordinaires, et tous porteurs d'une étincelle qui éclaire le chemin. Qu'il évoque la figure (double) d'un vieux sage, les enfants de son ami Pascal-Arthur Gonet qu'il a adoptés ou encore les compagnons de ses rôderies lausannoises, Salem, une fois de plus, a le mot juste et tendre, en nous livrant une sorte d'"autobiographie en creux ", miroir brisé de tous ces autres qui le composent.

 

  Bilan poétique/ la Revue de Belles-Lettres

Dans sa dernière livraison, la Revue de Belles-Lettres*****, sous la plume de son responsable, Olivier Beetschen, dresse un bilan poétique du siècle qui vient s'achève. En même temps qu'un bilan, la RBL propose une sorte d'état des lieux de la poésie contemporaine. Une poésie résolument cosmopolite, puisqu'une bonne moitié du numéro est composée de poèmes tantôt anglais, italiens, slovènes ou espagnols, en traduction et dans le texte original. On peut ainsi redécouvrir la poésie de Robert Frost ou de Gerard Manley Hopkins, de Ahmed Al Shakawy, d'Alvaro Mutis ou de Tomaz Salamun. De grandes voix françaises accompagnent ces poètes non-francophones, comme Jacques Réda, Sylviane Dupuis, Jean Pache ou encore Jean Roudaut, et contribuent à faire de ce numéro spécial une somme imposante sur la poésie d'aujourd'hui.

Jean-Michel Olivier

* Monique Laederach, Je n'ai pas dansé dans l'île, L'Âge d'Homme, 2000.
** Monique Tornay, Maur l'incomparable frère, Zoé, 2000.
*** Alexandre Voisard, Sauver la trace, Bernard Campiche, 2000.
**** Gilbert Salem, Le puzzle amoureux, Bernard Campiche, 2000.
***** Revue de Belles-Lettres, 1-4, 2000.

Retrouvez les pages du feuilleton littéraire sur le site culturactif.ch avec toute l'actualité culturelle de Suisse, ainsi que sur le site www.jmolivier.ch.

Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 09.01.01
Dernière mise à jour le 09.01.01

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