Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Yvette Z'Graggen - Jean-Baptiste Mauroux
- Maurice Béjart -
Christophe Schriber - Yves Rosset - Henri-Charles Tauxe - Serge Bimpage
La Nuit ne sera jamais
complète, Yvette Z'Graggen, L'Aire, 2001. |
Le Journal d'Yvette Z'Graggen
Comme nombre d'écrivains français
(Del Castillo, Sollers, Françoise Giroud), Yvette Z'Graggen
nous livre son journal de bord de l'an 2000, auquel elle a
donné le beau titre, emprunté à un poème
d'Eluard, de La Nuit ne sera jamais complète*. C'est
l'occasion, pour la grande écrivaine genevoise, de
réfléchir non seulement sur le temps qui passe,
les événements politiques (les élections
yougoslaves, les tueries en Palestine, les catastrophes écologiques),
mais aussi sur sa propre vie, vie toujours à l'épreuve
de l'Histoire. C'est ainsi qu'Yvette Z'Graggen revient sur
les fameuses années silencieuses de la drôle
de guerre : cette Suisse qui accueille d'un côté,
souvent généreusement, ceux qu'elle rejette
de l'autre sans pitié. Chaque événement
de l'année 2000 résonne toujours intérieurement
: c'est l'occasion pour Yvette Z'Graggen de s'interroger sur
son uvre, les rencontres fugitives de sa vie, les rapports
familiaux, en particulier avec sa fille et son petit-fils,
les ennuis de santé qui la privent peu à peu
de cette liberté de mouvement à laquelle elle
tient tant. Mais si le corps s'engourdit lentement, la liberté
de pensée et d'écriture est toujours souveraine.
* La Nuit ne sera jamais complète,
par Yvette Z'Graggen, L'Aire, 2001.
|
|
Un crime si agréable
à Dieu, Jean-Baptiste Mauroux, L'Âge d'Homme, 2001. |
Roman iconoclaste
Les lecteurs du Courrier et de la Liberté
connaissent bien Jean-Baptiste Mauroux, chroniqueur littéraire
pendant des lustres, à qui l'on doit, entre autres,
le fameux Du Bonheur d'être Suisse sous Hitler. Journaliste
à Combat, critique à La Quinzaine littéraire,
il nous donne aujourd'hui un roman sulfureux auquel la presse
romande (mais faut-il s'en étonner ?) n'a répondu
que par un silence gêné. Gênant, Un crime
si agréable à Dieu* l'est certainement pour
beaucoup de monde, en particulier le monde religieux, puisqu'il
relate les affres et les tourments de Mgr Jarzabeck, un prélat
qui assassine, dans un moment d'égarement, le jeune
garçon avec qui il vient de faire l'amour. S'il est
on ne peut plus dans l'air du temps par son thème (pédophilie
et meurtre), le roman de Mauroux est une interrogation puissante
et sans pitié sur la force de la foi chrétienne,
capable, comme l'écrit Kierkegaard, de faire
d'un crime un acte saint et agréable à Dieu
, À travers son meurtre, Mgr Jarzabeck répète
l'acte d'allégeance d'Abraham sacrifiant son fils Isaac.
Jusqu'où peut-on aller pour l'amour de Dieu ? Et, surtout,
cet amour justifie-t-il toutes les actions même
les plus criminelles. Roman violent, lumineux, iconoclaste,
le livre de Mauroux nous touche souvent en plein cur,
et les questions qu'ils posent, sous la fable chrétienne,
nous poursuivent longtemps après qu'on a refermé
son livre.
* Un crime si agréable à
Dieu, par Jean-Baptiste Mauroux, L'Âge d'Homme, 2001.
|
|
L'esprit danse, entretiens
avec René Zahnd, La Bibliothèque des Arts, 2001. |
Le grand art de Béjart
Chacun garde en mémoire, en
1987, l'arrivée de Maurice Béjart à Lausanne,
et la fondation du Béjart Ballet, qui remplaçait
son illustre Ballet du XXème siècle. Les questions
affluaient sur la venue soudaine du grand chorégraphe
en Suisse, et surtout l'avenir de sa troupe de ballet : n'était-ce
pas une retraite dorée que Béjart venait chercher
sur les bords du Léman ? Quatorze ans plus tard, le
doute n'est plus permis : non seulement la veine créatrice
de Béjart ne s'est pas tarie, mais on peut dire encore
que le grand chorégraphe belge ne s'est jamais senti
aussi bien à la fois stimulé et soutenu
que dans notre pays. En témoignent, avec un
bonheur de chaque page, les entretiens réalisés
par René Zahnd, directeur adjoint au Théâtre
de Vidy, avec l'homme au visage de sphinx, et intitulés
sobrement L'esprit danse*. Centré autour des rencontres
essentielles de Béjart (avec Jean Genet, Fellini, Dali,
Jean Vilar, la Callas, Versace et Ella Maillart), ce livre
superbement réalisé retrace avec justesse le
parcours du danseur devenu chorégraphe, ses voyages,
ses rencontres, ses lectures : les balises (sans frontières
ni exclusions) de l'esprit vagabond et danseur, cher à
Zarathoustra. Y dominent à la fois l'incroyable liberté
du créateur et sa recherche constante, à travers
l'art, mais aussi la pratique religieuse, de l'esprit du sacré.
* Maurice Béjart : l'esprit danse,
entretiens avec René Zahnd, La Bibliothèque
des Arts, 2001.
|
|
Saboteur,
Christophe Schriber, Sea éditeurs, 2001. |
Saboter sa vie
C'est avec une certaine audace que
Christophe Schriber, né en 1967 à Genève,
polyglotte et grand voyageur, se lance dans son premier roman,
qui plus est chez un jeune éditeur courageux*. Saboteur
ne manque pas de culot : écrit dans une langue simple
et vivante, il conte les péripéties d'un homme
heureux qui, marié à une charmante épouse
et père de deux enfants, décide un beau jour
de passer de l'autre côté. C'est-à-dire
d'expérimenter le désespoir, lui si peu doué,
en apparence, pour le malheur. D'un jour à l'autre,
il largue tout, se fait virer par son patron, quitte femme
et enfants et se retrouve, bien vite, dans les marges de la
vie. D'un coup aussi, la bonne fortune qui l'accompagnait
jusque-là lui tourne le dos et notre héros s'écroule
inexorablement. Il ne pourra plus remonter la pente, ni renouer
avec les siens. Tout à fait réussi dans sa première
partie (quand le héros se suicide socialement), le
roman de Christophe Schriber est moins convaincant par la
suite, car un peu convenu. Mais il réserve d'excellentes
surprises aux lecteurs qui aiment à se laisser surprendre.
L'écriture en est vigoureuse, directe et percutante.
On attend la suite, donc, avec impatience.
* Saboteur, par Christophe Schriber, Sea
éditeurs, 2001.
|
|
A ires de repos
sur l'autoroute de l'information, Yves Rosset, Bernard Campiche, 2001.
|
Les labyrinthes d'Yves Rosset
Lauréat (avec Yves Luterbacher
pour Un Cerisier dans l'escalier) du Prix Georges-Nicole,
qui récompense le manuscrit d'un auteur n'ayant encore
jamais publié, Yves Rosset (né à Lausanne
en 1965) nous donne avec ses Aires de repos sur l'autoroute
de l'information*, une chronique à la fois aride et
débordante de sa vie berlinoise. Mêlant hardiment
les langues, les citations traduites ou pas, les apartés
informatiques (intitulés ici inserts), le langage télégraphique,
les borborygmes et les cris anonymes, son roman est une traversée
tantôt fascinante, tantôt horripilante de la modernité
glocale . Fascinante parce que Rosset, suivant
en cela les leçons de Joyce ou de Faulkner, se livre
souvent à ce qu'on pourrait appeler l'écriture
courante, un flux d'associations qui puise au plus profond
de la conscience, en retirant des trésors oubliés,
voire même des pépites. Horripilante parce que
l'auteur, malgré ses modèles tutélaires,
peine à organiser ce grand fleuve verbal qui bientôt
le dépasse, et le submerge. Si cette chronique s'apparente
à un collage, reconnaissons que le chaos qu'il met
en scène n'est pas assez maîtrisé, et
qu'il comporte quelques longueurs.
*Aires de repos sur l'autoroute de l'information,
par Yves Rosset, Bernard Campiche, 2001.
|
|
Le testament de
la libellule, Henri-Charles Tauxe, L'Âge d'Homme, 2001. |
Les libellules de Tauxe
De délire, il est aussi question
dans le dernier livre de Henri-Charles Tauxe (né à
Morges en 1933 et ancien responsable des pages culturelles
du journal 24Heures) qui est, si l'on ose dire, un spécialiste
du genre. Avec Le Testament de la libellule*, il nous propose
un bref roman d'une densité assez vertigineuse qui
passe subrepticement des galipettes sadomaso d'un banquier
genevois aux images insoutenables des camps de la mort, puis
d'une rencontre improbable entre (et hilarante) entre Salvador
Dali et Sigmund Freud, l'un et l'autre refaisant le monde
en croisant leurs délires, au carnaval ironique final,
pendant lequel chaque homme se retrouve transformé
en libellules originelles. Comme on le voit : le roman de
Tauxe n'obéit qu'à une seule loi : celle de
son imagination débridée ! C'est elle qui préside,
ici, aux associations les plus folles, aux raccourcis les
plus osés, aux joyeux dérapages d'une langue
aussi verte que libre. À mi-chemin de l'anarchie et
du surréalisme, le roman de Tauxe est un fête
du langage, constamment inventif, déroutant, survolté,
bourré de néologismes et de coq-à-l'âne,
de jeux de mots et de clins d'il. Réfléchissant
sur la folie du narrateur (ainsi catalogué
par les psychiatres), Le testament de la libellule 0.inverse
à juste titre le diagnostic : les vrais fous,
je veux dire les individus vraiment désaxés
et dangereux, ce sont les obsédés de l'ordre,
les maniaques de la comptabilité, ceux qui réduisent
tout l'humains, la vie, la nature, le bonheur
à quelque chose qui se compte, les cours de la bourse,
la liste des commissions ou des déportés.
Un livre à recommander chaudement.
Le testament de la libellule, par Henri-Charles
Tauxe, L'Âge d'Homme, 2001.
|
|
La
Trattoria della Fontana, Serge Bimpage, Métropolis, 2001. |
Les recettes de Nonna Irma
Cuisine et littérature font
souvent bon ménage, car chaque livre, au-delà
de son thème ou de l'histoire qu'il raconte est d'abord
un festin de mots. Preuve en est l'admirable collection initiée
par Michèle Stroun chez Métropolis et intitulée
la Cuisine de mes souvenirs , dont chaque titre
donne littéralement l'eau à la bouche. À
cet égard, l'Eloge de la Boulette (Une histoire de
boulettes du néolithique à nos jours) écrit
et publié l'an dernier par l'éditrice elle-même
est une manière de chef-d'uvre (et un succès
de librairie, puisque ses lecteurs se comptent par dizaines
de milliers). De même que les ouvrages de Rossana Cambi
sur la cuisine italienne et Le Festin lyrique, suite d'entretiens
avec Renée Auphan qui passe en revue les repas plus
ou moins pantagruéliques, les déjeuners secrets
et les orgies festives qui servent de décor aux grands
opéras du répertoire.
Dernier ouvrage en date, on doit La
Trattoria della Fontana* à la plume inspirée
de Serge Bimpage, écrivain et journaliste . Avec une
saveur unique (qui n'étonnera pas ceux qui lisent ses
chroniques dans La Tribune de Genève), Bimpage retrace
ici la figure émouvante de Nonna Irma dont le père
tenait une auberge dans le petit village de Rivalba, proche
de Turin, pendant la dernière guerre. Pour cette femme
de caractère, la cuisine était à la fois
un plaisir et un sacerdoce. Ses gestes, qui sont la
mémoire muette du temps , Bimpage les observe
et s'en imprègne, comme il s'imprègne des paroles
de la cuisinière qui, dès qu'elle s'éloigne
de ses fourneaux, devient intarissable. Partager et survivre,
se taire et écouter : voilà l'unique manière
de traverser l'horreur fasciste, les sautes d'humeur ou les
menaces des chemises noires qui viennent régulièrement
inspecter l'auberge. C'est un partisan, Giuseppe, amateur
silencieux de sa cuisine, par ailleurs communiste et journaliste
à l'Unita, qui tombera amoureux d'elle, l'emmènera
à Vienne, puis à Genève, où le
couple s'établira et aura une fille (qui, à
son tour, épousera un journaliste, un certain Serge
Bimpage
). On le voit : en revisitant le passé,
Bimpage explore aussi sa propre histoire, comme dans La Reconstitution,
où il parlait si bien de son père. Ce livre
savoureux est accompagné comme tous les livres
de cette collection de 44 recettes originales, recueillies
bien sûr auprès de Nonna Irma. Pour en avoir
testé plusieurs (comme celle des Oignons farcis et
des Bolets panés à la farine de maïs),
je peux vous dire qu'elles sont irrésistibles !
*La Trattoria della Fontana, par Serge
Bimpage, Métropolis, 2001.
Jean-Michel Olivier
Retrouvez les pages du feuilleton littéraire
sur le site culturactif.ch avec toute l'actualité culturelle
de Suisse, ainsi que sur le site www.jmolivier.ch.
Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
|
|
© "Le Culturactif
Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"
|
|