Scènes Magazine - Feuilleton littéraire Huit livres pour l'été Les indispensables L'été sera chaud et - n'en doutons pas ! - propice aux bonnes lectures. Dans l'avalanche des livres parus cette année, voici une sélection de ceux qui nous paraissent tout simplement "indispensables" ! Comme chaque année, le Prix Dentan est allé aux Éditions Zoé pour Les Larmes de ma mère de Michel Layaz (y avait-il d'autres éditeurs en lice ?). Mais disons-le tout net : le livre de Michel Layaz vaut mieux que toutes les basses manuvres qui entourent les Prix. C'est un roman plus personnel, et bien mieux maîtrisé, que les livres précédents de l'écrivain vaudois qui partage son temps entre Lausanne (où il enseigne) et Paris (où il écrit). Construit comme une mosaïque de souvenirs d'enfance, qui tous prennent naissance dans la matérialité des choses (une canne à pêche, des fléchettes, un couteau à viande), le roman de Layaz recompose, en les analysant, en les décortiquant, autant d'images fondatrices de ses premières années. À la manière de Michel Leiris (dans L'âge d'homme), l'écrivain reconstitue une mythologie première qui non seulement a marqué son enfance, mais détermine encore sa vie présente. Au centre de cette mythologie, la figure à la fois castratrice et aimante de la mère, ressuscitée ici par une écriture cruelle, précise, tendue, qui manque rarement sa cible. Par sa violence et sa musique secrète, le livre de Layaz libère des fantômes qui hanteront pour longtemps ses lecteurs. Michel LAYAZ, Les Larmes de ma mère, Zoé, 2002.
Jean RISTAT, Avec Aragon (1970-1982), Gallimard, 2003.
Raphaële Vidaling est née en 1972. Elle a publié, l'année dernière, un premier roman au titre évocateur : Plusieurs fois par moi. On la retrouve aujourd'hui avec un roman d'une tout autre facture, à la fois drôle et dramatique, désinvolte et poignant. La Femme quittée annonce d'entrée de jeu la couleur : séparation, deuil, reconstruction. Mais ce qui frappe, ici, c'est le traitement de ce thème douloureux. En 144 petits chapitres aux titres tantôt sibyllins et tantôt drolatiques, la narratrice essaie de garder son chagrin à distance en tenant le journal de ses rencontres (hilarante description d'une correspondance " virtuelle " qui devient brusquement " réelle "), de ses surprises, de ses bonheurs (menus plaisirs du shopping, de la balance qui affiche régulièrement une perte de poids). De sa situation " victimale " (son mari la quitte au début du livre), la narratrice tire une force insoupçonnable, et découvre la vie sous un nouveau jour. Grâce aux mots qu'elle manipule avec délectation (et qui la guident dans sa nuit), elle construit une digue puissante et ironique contre le chagrin. Un auteur à suivre. Raphaële VIDALING, La femme quittée, Grasset, 2003.
Née en 1950 à Genève, députée libérale, médecin, directrice de la galerie d'art contemporain Analix, Barbara Polla est ce qu'on appelle une battante. Elle ajoute, aujourd'hui, une corde à son arc en publiant, aux Éditions de l'Aire, un récit étrange et envoûtant. Étreinte se passe dans la Californie mythique des années 60-70, au temps des fleurs, quelque part entre Malibu et Santa Monica. On fait connaissance avec le Grec, Gianni, le Tsar, Artemisia : autant de personnages doucement marginaux, livrés à leurs passions, acharnés à sonder cette " distance entre les êtres, si fine mais si tenace, un gouffre si ténu, mais la seule garantie de durabilité ". Tous amoureux, tous solitaires, le corps mangé par une étrange maladie qui le réduit en lambeaux, en plaies délicieusement à vif. Le contact longuement désiré arrivera pourtant (mais peut-être est-ce seulement un souvenir ou un fantasme?) : une étreinte magique unira Tsar à la narratrice et réduira, l'espace d'un instant, l'abîme entre des êtres perdus dans les dédales de leur désir. Sans avoir l'air d'y toucher, avec une écriture fluide et charnelle, Barbara Polla invente un monde étrangement familier qui nous touche et nous surprend à chaque page. Une belle réussite. Barbara POLLA, Étreinte, L'Aire, 2003.
Depuis longtemps, nous aimons le travail de Pascal Rebetez, journaliste à la TSR, écrivain, fondateur des Éditions d'Autre Part. Au fil des livres, son écriture se creuse, dit la douleur et le plaisir avec des intonations singulières, trouve les mots pour exposer la grande affaire de sa vie : la passion amoureuse. C'est justement le titre de son dernier livre, composé d'une suite de trois poèmes élégiaques. Le premier est le fruit d'une rencontre avec une poétesse anglaise au cours du festival de poésie de Trois-Rivières, au Québec. Elle habite à Londres ; lui à Genève. Comment conjurer la distance qui sépare les amants ? Au fil des jours (mais surtout des nuits) Rebetez tiendra le journal poétique de sa passion. D'une écriture tendue et inspirée (on pense à la Chanson du Mal-Aimé d'Apollinaire) le poète rassemble les instants partagés, les regards perdus, les folles étreintes, et, bien sûr, les déroutes acceptées. Il revisite les lieux hantés de son amour, comme les halls de gare (elle s'appelle Victoria), les rues bruyantes, les aéroports déserts, avec, au cur, le sentiment d'un désastre absolu. La deuxième suite poétique, tout entière sous le signe des chevaux, de la douce campagne, de l'amitié amoureuse, adopte une tonalité moins dramatique. Après la brûlure " victorienne ", elle laisse poindre l'espoir d'une résurrection. La dernière suite de poèmes évoque une figure à la fois proche et intouchable, amoureuse et maternelle. Les " suppliques à Sainte Rita " ont une tonalité incantatoire qui laisse espérer une nouvelle naissance : " Rita, ma V.I.P/ qui présides aux esseulements/ ne solde pas mes vux profanes/ à la seule bourse du temps/ laisse-moi un fonds de désir / comme l'avion laisse du blanc / aux bleus des âmes dépassées / par les pannes du bonheur. " Pascal REBETEZ, Passions, L'Aire, 2003.
Monique LAEDERACH, Poésie complète, L'Âge d'Homme, 2003.
Depuis ses fameuses Pipes de terre, pipes de porcelaine, Luc Weibel, lui aussi, a parcouru bien du chemin. Traducteur et critique littéraire, marcheur infatigable, promeneur amoureux de sa ville (Genève), toujours enclin à se laisser surprendre ou séduire (c'est-à-dire détourner du droit chemin), il a écrit L'échappée belle, Arrêt sur image et un très bel essai sur Les Petits Frères d'Amiel (tous parus aux Éditions Zoé). Aujourd'hui, il remonte en amont de ses livres avec un récit dense et léger qui est un beau roman de formation (malgré son titre un peu trop universitaire). Comment un jeune homme de bonne volonté, qui commence les Lettres non pour devenir essayiste ou critique littéraire, mais écrivain, se voit-il entraîné dans cette sorte de jeu de piste, jalonné d'embûches et d'épreuves mortelles, que représente la rédaction d'une thèse ? À partir de quelques rencontres inoubliables (Marcel Raymond, Jean Rousset, Jean Starobinski), Weibel construit sa vie d'Université en Institut prestigieux, de bibliothèque en musée, jusqu'au mythique séminaire de Roland Barthes auquel il participe, à Paris, dans les années 70. Mais comment poursuivre une recherche érudite (et nécessairement confidentielle) quand toute l'époque crie dans les rues " À bas l'Université ! À bas le savoir ! " ? C'est bien sûr le dilemme, à jamais insoluble, qui déchire le thésard. Avec humour (mais en réglant également quelques comptes) Luc Weibel retrace ce long chemin de croix qui mène à l'extase finale (de nature essentiellement masochiste) de la soutenance de thèse au cours de laquelle l'impétrant reçoit une dernière volée de bois vert de la main de ses maîtres. Lesquels, ici, ont pour noms Michel Foucauld, Gilles Deleuze et, surtout, Roland Barthes. On mesure donc à quelle hauteur se situe le débat. Récit passionnant, riche en rencontres et en surprises, le livre de Weibel retrace la vie d'un homme qui aime autant (sinon davantage) les femmes que les livres, et espère tirer des premières, comme des seconds, un savoir essentiel pour mener sa vie. Au final, le sentiment qui prime est qu'il a réussi. Luc WEIBEL, Une thèse pour rien (la comédie du savoir), Paris, Éditions le Passage, 2003.
Chantal ABDESSEMED, Fernand AUBERJONOIS, Marie CHRISTIAN, Marie GAULIS, et allii, Manuscrits en quête d'éditeur, Métropolis, 2003.
Interview avec Jérôme Meizoz Meizoz polygraphe Enseignant la littérature romande aux Universités de Genève et Lausanne, Jérôme Meizoz frappe cette année un grand coup puisqu'il publie trois livres en même temps ! Un très beau livre d'entretiens avec Maurice Chappaz, qui donne de nouvelles clés pour entrer dans l'uvre du grand écrivain valaisan. Un essai sur Rousseau, qui mesure avec finesse et perspicacité la posture - à la fois humble et orgueilleuse - de l'écrivain face aux pouvoirs politique et intellectuel. Et, enfin, le récit tout à fait étonnant d'un militant socialiste tout imprégné des idées de Jean-Jacques, et qui n'est autre que le propre grand-père de Jérôme Meizoz. Entretien. - Vous publiez, presque simultanément, un essai sur Rousseau, un livre d'entretien avec Maurice Chappaz et un récit sur votre grand-père militant. Quel lien y a-t-il, pour vous, entre ces trois livres, ces trois formes d'écriture ? - Situons d'abord à part les entretiens avec Maurice Chappaz, fruit d'un film documentaire de la série Les Hommes livres pour Arte /TSR en 2001, et dont les dix heures de bande méritaient, de par l'originalité du propos de Chappaz sur lui-même, l'édition. L'essai sur Rousseau et Jours rouges, le récit elliptique d'une vie militante dans les années 1920-1950, sont par contre intimement liés. Ma première intention était de les faire paraître en un seul volume tête-bêche : le récit, c'est la formulation existentielle et personnelle d'une question, l'essai constitue son traitement intellectuel. Mais il n'y avait pas de possibilité éditoriale sous cette forme. Je m'intéresse aux " affects de la recherche " : à ce qui nous fait choisir un sujet, s'y impliquer, etc. Il me semble nécessaire de formuler ces affects, quitte à les reléguer ensuite dans l'ombre (dans une postface), par exemple dans Le Gueux philosophe. La question que je me posais ici, c'est : comment comprendre la référence de tous les républicains et socialistes, à un Rousseau mythique, porte-parole des misérables, depuis le XIXe siècle ? Quelle est l'originalité de la pensée de Rousseau pour les socialistes ? Qu'en ô fait ? La vie entière de mon grand-père, que je raconte, est un immense commentaire pratique des textes politiques de Rousseau, qu'il chérissait. Au point qu'il a appelé son fils Jean-Jacques, mon père, selon une coutume socialiste. Voyez qu'il y a là la question de la transmission. L'essai traite exactement la même question, mais en remontant de la tradition rousseauiste à Rousseau lui-même, pour montrer comment il a le premier, dans notre tradition intellectuelle occidentale, inventé une " posture " d'auteur (tel est mon sujet d'études depuis deux ans) que je qualifie de " pauvreté vertueuse " ou d'" humilité élective ". Rousseau se présente en pauvre artisan, étranger, provincial, non pour se dévaloriser mais paradoxalement pour montrer sa supériorité face au monde aristocratique. Il retourne son handicap, il fait d'un stigmate une qualité. Il y a là une racine de la légitimation démocratique, à savoir le recours à la volonté du nombre (démocratie), et non au caprice du prince (monarchie). L'histoire de vie de Rousseau m'apparaît fondamentale dans une étude des diverses figures de l'intellectuel en Occident. - Rousseau intellectuel, certes, mais constamment marginal par rapport aux intellectuels établis comme Voltaire, Diderot ou d'Alembert - " Marginal " a des connotations trop contemporaines, post-baudelairiennes. Diderot n'était pas mieux loti que Rousseau, avant 1755. Rousseau a dû reconstruire sa place dans le monde : il a tout perdu en quittant Genève, en partant sur les routes, sans formation. C'est un autodidacte, et la masse de connaissances qu'il a pu mobiliser est considérable pour l'époque. Il a aussi éprouvé l'inégalité dans sa chair, avant de la théoriser et de la dénoncer dans le Discours sur les origines de l'inégalité (1755). Rousseau se distingue par le fait qu'il se veut, très tôt et jusqu'au bout, un intellectuel " en rupture " : en rupture avec Genève, avec les puissants, avec la Cour, etc. Il prétend ne dépendre de personne, et trouver dans le travail artisanal du copiste de musique de quoi subvenir à ses besoins. Bref, il se fait un point d'honneur de refuser les pensions et obligations mécénales, même si de fait il a dû accepter des soutiens, parfois. C'est une " posture " de pauvreté et d'indépendance vertueuse, que Rousseau inaugure dans l'histoire des intellectuels. Voltaire l'accuse de " faire le Diogène ", et trouve insolente cette attitude de donneur de leçons, de " gueux suisse " prétendant philosopher. Il écrit à la main dans la marge du Discours sur les origines de l'inégalité : " Voilà la philosophie d'un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres. ". La phrase choque, aujourd'hui : elle n'est pas à l'avantage du prétendu penseur de la " tolérance " ! Voltaire voit l'indiscutable de sa position et de ses privilèges déconstruits par les arguments très habiles de Rousseau. Il réagit avec violence parce qu'il se sent menacé dans sa sociodicée (sa propre conception de son droit à dominer socialement les autres). Dans le pamphlet Sentiment des citoyens (1764), notre " tolérant " va même jusqu'à appeler au meurtre contre Rousseau ! - Quelle serait la place, aujourd'hui, d'un " gueux philosophe " comme Jean-Jacques dans une société comme la nôtre ? - Rousseau a en quelque sorte inventé la posture de l'intellectuel " démocratique " avant l'heure : le premier, il se réfère au " plus grand nombre " comme référent de sa parole. C'est parce qu'il est un homme humble et ordinaire, un artisan, qu'il peut, dit-il, représenter une large couche de la population. Cette posture a subsisté, avec des références explicites à Rousseau chez des intellectuels comme Ruth Dreifuss, Jean Ziegler ou Pierre Bourdieu. À mon sens, on peut poser également la question de Rousseau aux intellectuels d'aujourd'hui : quels rapports entretiennent-ils avec les puissants de ce monde ? Dans quelle mesure sont-ils dans leur dépendance ou à leur service ? Dans quelle mesure répondent-ils à la demande des pouvoirs ? (Il y a pas mal de Platon au petit pied, ces temps, pour des Denys de Syracuse improbables). Ce que Rousseau invente, c'est la posture de l'intellectuel qui, économiquement autonome grâce à un travail machinal (la copie de musique), peut tenir sur le monde un propos libre de toute demande du pouvoir. C'est pour lui la condition de base d'un discours critique sur le monde. Regardez les intellectuels-journalistes : la concentration des médias dans les mains de groupes privés leur laissent-elles le champ libre pour évoquer en toute liberté des questions délicates (ainsi aux USA, où règne une censure implicite sur divers sujets non " patriotiques "...) ? Jérôme Meizoz, Jours rouges, un itinéraire politique, Lausanne, Éditions d'En Bas, 2003 ; Le gueux philosophe Jean-Jacques Rousseau, Lausanne, Éditions Antipodes, 2003 ; À-Dieu-Vat ! (entretiens avec Maurice Chappaz), Sierre, Éditions Monographic, 2003. Propos recueillis par Jean-Michel Olivier
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