Le Chant du monde
Incontestablement, c'est l'événement
littéraire de ce début d'année riche,
pourtant, en parutions intéressantes. Par sa taille,
d'abord, qui en impose d'emblée. Mais aussi par son
propos, ample et intime, par son ton généreux,
par son ambition, enfin, d'interroger la littérature
dans ce qu'elle a d'irréductible et de secret, ambition
parfaitement maîtrisée. Avec Les Passions
partagées, Jean-Louis Kuffer confirme - si besoin
en était - qu'il est l'un des lecteurs les plus attentifs
et les plus perspicaces de ce pays. À lire toute affaire
cessante.
Certains seront tout d'abord effrayés
par ce livre fleuve (près de 440 pages) qui
tient à la fois du roman de formation, du journal intime,
des carnets où chacun consigne ses réflexions,
et du traité de littérature. Ils auraient tort,
pourtant, de ne pas se laisser entraîner par une écriture
à la fois limpide et fluviale, qui plus d'une fois
retrouve les grâces du chant, et évite constamment
les préciosités stylistiques, comme les facilités
de tout genre.
L'état chantant
Qu'on ne s'y trompe pas pourtant :
Les Passions partagées se lisent comme un récit
épique et passionnant dans lequel l'auteur à
la fois nous guide à travers les méandres de
ses pérégrinations, et se cherche lui-même
en découvrant le monde. Car Kuffer réussit le
prodige, dans ce livre fleuve qui est une somme de vie, de
dire à la fois le monde et le miracle de son expression.
Dès les premières pages - magnifique éloge
de la lecture qu'il faudrait donner à lire à
tous les collégiens ou gymnasiens de ce pays - le monde
s'offre comme une découverte et une jubilation, une
énigme et une interrogation. Mais comment dire ce monde
en perpétuels mouvement et mutation ? Comment percer
son mystère ? Kuffer pose d'emblée la question
et y répond aussitôt : en retrouvant, par la
magie de l'écriture, cet état chantant
où le monde se donne à dire (et à voir)
dans sa transparence originelle. C'est à propos de
Georges Haldas que Kuffer définit ainsi son travail
: " L'écriture, donc la vie : l'écriture
sous ses deux aspects diurne et nocturne, qui transcende la
durée en cristallisant dans l'instant (poésie)
ou en reproduisant, au fil des courants subconscients, le
cheminement de la mémoire dans le temps (chronique).
"
Le monde se donne à dire comme
un défi, et jamais comme un acquis : telle est la difficulté
de celui qui cherche dans les mots son salut. Pour mieux comprendre
ce défi, Kuffer propose des sortes de balises qui ont
pour noms Cingria, le modèle jamais égalé
de l'écrivain génial et sans attache, Jaccottet,
Gustave Roud, les peintres Joseph Czapski ou Olivier Charles,
Kundera, Jouhandeau, Gore Vidal, Denis de Rougemont, Michel
Tournier, qui sont à la fois lus et mis à nus,
avec une acuité rare. Chaque rencontre, restituée
comme un tableau vivant, apporte à celui qui écrit
une partie de l'énigme. Elle sert moins de modèle
que de miroir : elle montre comment, et à quel prix,
on peut entrer dans cet état chantant qui dit le monde
(en nous et hors de nous) comme une grâce.
Le partage amoureux
Car ce n'est pas la moindre beauté
de ce livre que de nous faire partager la quête
de son auteur. Quête qui passe par la lecture, conçue
comme une initiation au monde et à soi-même,
mais aussi par les rencontres, intellectuelles ou sensuelles.
Ainsi l'attente de " la femme de sa vie ", qu'il
cherche aux quatre coins du monde avant de s'apercevoir qu'elle
est - et a toujours été - tout près de
lui. Le journal des lectures devient alors chronique amoureuse
et les mots se font chair. Comme si l'écriture, par
un jeu de miroirs, renvoyait constamment à la vie,
qui renvoie toujours aux livres
Plusieurs fantômes hantent le
livre de Kuffer, qui sont au cur, eux aussi, des passions
partagées. Il s'agit du père de l'auteur,
dont on suit les progrès inéluctables de la
maladie, puis de sa mère, à qui sont dédiées
les dernières pages du livre, requiem aux accents bouleversants.
C'est grâce à eux, aussi, que le partage se
fait et se transmet, d'un monde à dire dans la jubilation,
car chacun sait, dans le fond de son cur, que "
la mort n'existe pas ".
Jean-Michel Olivier
* Les Passions partagées,
par Jean-Louis Kuffer, Bernard Campiche, 2004.
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Page créée le 26.05.04
Dernière mise à jour le 26.05.04
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