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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Anne Wiazemsky - Philippe Delerm

  "Jeune fille" par Anne Wiazemsky, Gallimard, 2007.

Anne Wiazemsky a eu plusieurs vies. Née d'une famille bourgeoise, petite-fille de François Mauriac, elle va être très tôt appelée par le cinéma. Robert Bresson la choisit pour jouer l'héroïne ingénue d' Au hasard Balthasar (1967). Puis elle sera l'égérie de Godard et participera aux grandes heures de la Nouvelle Vague. Aujourd'hui, c'est grâce à l'écriture qu'Anne Wiazemsky revient sur son passé et interroge toutes ses vies successives.

Curieusement sous-titré « roman », le dernier livre d'Anne Wiazemsky, Jeune fille *, s'ancre d'emblée dans le réel. Puisque la narratrice, petite-fille du vrai François Mauriac, passe un jour un casting pour jouer dans un film du vrai Robert Bresson. Pas de pseudonymes, ici, mais les noms des véritables opérateurs, cameramen, scripts, etc. Si l'auteur s'octroie certaines libertés, elle prend soin de bien les camoufler sous les effets de réel. Cela ne diminue en rien le charme de son livre, qui a la force d'un récit initiatique. Tout commence en 1965. Anne a rendez-vous avec l'un des plus prestigieux réalisateurs français, Robert Bresson, déjà âgé, mais d'une intelligence et d'une force de séduction redoutables. Anne a dix-sept ans. Elle n'a aucune expérience du théâtre, ni du cinéma. Elle n'a pas particulièrement soif de notoriété. Bresson, qui est à la recherche d'une jeune fille pour incarner le personnage principal de son prochain film, voit en elle bien plus qu'une simple comédienne. Une inspiratrice, une fée dont il va essayer de capter l'innocence et les pouvoirs magiques. Entre ses mains, l'adolescente est une matière à la fois pure et malléable, dont il veut faire sa propre créature.

Dans le cerveau du monstre

Commence alors un jeu de séduction — fascinant mais dangereux — entre le démiurge et sa marionnette. La Bête veut prendre la Belle dans ses filets. Mais celle-ci résiste. Elle a du caractère. Elle repousse les avances du réalisateur. Elle s'échappe de la cage dorée dans laquelle celui-ci la maintient prisonnière (elle a l'interdiction, par exemple, de déjeuner avec le reste de l'équipe du film !). Elle endure les brimades du vieil homme, supporte ses coups de colère. Mais elle n'échappe ni à sa cruauté, ni à ses innombrables manipulations. Le cinéma est un monde sans pitié. On le savait avant de lire Anne Wiazemsky. Mais on pénètre ici dans le cerveau du monstre, qui est obscur, tortueux, diabolique. Partagée entre respect et révolte, la jeune Anne est sans arrêt désorientée par le comportement de Bresson, tantôt caressant et tantôt despotique.
Au fil des pages, on comprend mieux pourquoi Anne Wiazemsky s'attarde sur cette première expérience. Ce premier rôle qui la révélera à elle-même en même temps qu'il offrira son corps et son visage en pâture aux spectateurs. Il s'agit bel et bien d'un sacrifice. Autre rite de passage : la narratrice raconte aussi comment, sur un coup de tête, elle a décidé, pendant le tournage, de perdre son pucelage presque avec le premier venu. Comment, de jeune fille (titre du livre), elle est devenue femme. Outre la franchise dont elle fait preuve, on ne peut qu'admirer l'espèce de liberté — insouciante, mais souveraine — qui guide chacun de ses mouvements. Et qui est un trait de caractère d'Anne Wiazemsky.

  "La Tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives" par Philippe Delerm, éditions du Panama, 2007.

La nostalgie de Delerm

Il y a un charme obscur, mais puissant, dans tous les livres de Philippe Delerm. Les mauvaises langues vous diront que ce charme tient surtout à la brièveté des textes (une ou deux pages) qui ne risque jamais de fatiguer le lecteur. À la simplicité du ton et du vocabulaire, à l'émotion élémentaire qui se dégage de chacun de ces fragments. Cela est vrai, mais n'explique pas l'incroyable succès des Delerm (père et fils).
Dans son dernier ouvrage, La Tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives **, Delerm revient sur sa passion du sport. Comme toujours, à sa manière. C'est-à-dire par petites touches impressionnistes. Il ressuscite des visages et des gestes : le sourire de Colette Besson (championne olympique du 400 mètres). La main de Platini dans celle de Battiston lors de la fameuse demi-finale Allemagne-France. Les estocades (mais pas le coup de boule, hélas) de Zidane. Il ravive des lambeaux de notre mémoire collective — c'est là sa force. À la manière d'un Georges Perec, il énumère les Je me souviens que tout homme porte en soi. Il y a, dans chacune de ces évocations, un fond de nostalgie poignante.
En revenant sur ces légendes, Delerm évoque toujours ce qui n'existe plus. Qu'il parle de Michel Jazy, de Jacques Anquetil ou du boxeur Georges Charpentier, il exhume des fantômes que tous les quinquas (ou plus !) ont longtemps fréquentés. Il revient sur les lieux de leurs exploits et parvient, à chaque fois, à retrouver l'émotion ressentie naguère. Cette émotion vécue aux quatre coins des stades, ou simplement devant l'écran de la télévision, et qui atteint parfois les sommets de la volupté. Tout le monde devrait lire Delerm, comme tout le monde devrait jouer au foot ou faire de l'athlétisme. C'est bon pour la santé.

Jean-Michel Olivier

* Le tour du corps en quarante-quatre amants par Isabelle Guisan, L’Aire, 2006.
** Un roman russe par Emmanuel Carrère, POL, 2007.

Retrouvez les pages du feuilleton littéraire sur le site culturactif.ch avec toute l'actualité culturelle de Suisse, ainsi que sur le site www.jmolivier.ch.

Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 03.02.09
Dernière mise à jour le 03.02.09

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