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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Catherine Lovey - Yasmine Char - Jérôme Meizoz - Jean-Pierre Keller

 


Dans la chronique du mois de mars, nous avons salué l'excellente santé de la littérature romande à travers les derniers livres d'Isabelle Flückiger et d'Anne-Sylvie Sprenger. Trois autres romans et un récit, qui viennent de paraître, dus à la plume de Catherine Lovey, de Yasmine Char, de Jérôme Meizoz et de Jean-Pierre Keller, viennent confirmer cette grande richesse.

 

  « Cinq vivants pour un seul mort » de Catherine Lovey, roman, Zoé, 2008

Née en 1967 en Valais, Catherine Lovey passe très tôt sa vie à lire et à écrire. Mais c'est un second choix ; elle voulait un piano et à la place elle reçoit une machine à écrire, orange et noire. Journaliste à La Tribune de Genève , puis à L'Hebdo , elle écrira alors dans de la rubrique économique, puis entreprend un postgrade en criminologie. Enfin, elle se décide à sortir de son armoire un manuscrit intitulé L'Homme interdit . Le texte est publié aux éditions Zoé en 2005 et rencontre beaucoup d'intérêt.

Avec Cinq vivants pour un seul mort *, son deuxième roman, Catherine Lovay n'a peur de rien. Une intrigue minimale, une construction déroutante, un récit qui avance à son rythme, tantôt par ellipses, tantôt à très petits pas. Le livre commence comme une enquête policière : Markus Festinovitch, le meilleur ami de Jean, le narrateur, vient de se suicider, alors qu'il visitait un nouvel appartement en compagnie de sa maîtresse. Pour Jean, cette mort est une énigme qu'il va essayer d'élucider. Commence une enquête délicate. Mais, très vite, le centre d'intérêt du livre se déplace. L'enquête que mène le narrateur sur son ami tourne à l'introspection ou l'autoanalyse. Une introspection qui, d'ailleurs, le mènera aux confins de la folie. Après avoir découvert que son meilleur ami vivait sous un faux nom, et qu'au fond Jean ne savait rien de lui, le narrateur décide de partir en Finlande, sur les traces de son ami défunt. La seconde partie du livre, partie de transition, met en scène la rencontre entre le narrateur et Aïda, femme de chambre dans l'hôtel où il réside. Quelque chose se noue entre les deux personnages, qu'on aimerait peut-être voir se développer ou se dénouer. Mais Jean, oubliant Aïda, repart pour le Nord du pays où il va rejoindre le frère de son ami suicidé, Peter, qui vit seul avec sa petite fille. Une étrange rencontre, qui se noue autour d'un accident, transformera la vie de Jean dans son nouveau pays.
Comme on le voit, Catherine Lovey, dans ce roman qui ressemble à un polar, mais qui n'en est pas un, aime à brouiller les pistes. Son écriture est déroutante, tantôt vive et alerte, tantôt jouant sur les longueurs (l'ouverture du roman est un peu langoureuse !). Catherine Lovey a du style, une logique rigoureuse, une manière tout à fait originale de construire son récit. On avait salué ces qualités pour L'Homme interdit . Peut-être a-t-elle besoin, pour déployer tous ses talents, d'un sujet plus costaud : ici, le suicide de Markus Festinovitch n'est qu'un prétexte à la dérive identitaire de son meilleur ami, qui est le vrai sujet du livre. On saura peu de choses sur Markus (qui s'appelle en réalité Peterssen-Mink), presque rien sur Aïda, et quelques rudiments sur Peter. Catherine Lovey aime à jouer sur l'attente du lecteur et ses déceptions. Elle maîtrise, en cela, les ficelles du roman et démontre, une fois encore, un vrai talent d'écrivain.


  « La Main de Dieu » de Yasmine Char, roman, Gallimard, 2008


Une enfance sous les bombes

L'univers de Yasmine Char, née au Liban et vivant aujourd'hui à Lausanne, est aux antipodes de celui de Catherine Lovey. Autant le monde de Lovey est fait de silence, de glace, de solitude, autant celui de Yasmine Char est rempli de bruit et de fureur, grouille de personnages hauts en couleur, frémit de passion et de larmes.

Dans La Main de Dieu **, un roman aux accents très autobiographiques, Yasmine Char raconte un rite de passage. Son héroïne a quinze ans. Elle vit dans un pays en guerre, seule, avec son père malade, qu'elle aime d'un amour «  pur comme un diamant  ». Bientôt, elle va rencontrer une autre sorte d'amour, charnel et clandestin, avec un étranger mystérieux, qui s'avérera être un franc-tireur.
L'intrigue de La Main de Dieu vous rappellera sans doute un autre livre, prix Goncourt 1984 : L'Amant de Marguerite Duras ! Yasmine Char aime à s'inscrire dans cette filiation : de nombreuses phrases de son livre semblent calquées, tant au niveau du style que du contenu, sur certains passages de L'Amant . Ce qui agace au début le lecteur. Car Yasmine Char n'a pas besoin de ce genre de pastiche. Ce qu'elle a à raconter est si fort, si central, qu'elle doit se dégager de toute manière de parodie. En effet, la grande qualité de son livre tient aux portraits qu'elle trace de ses parents, du père malade et faible, de la mère française qui abandonne son foyer, du pays mis à feu et à sang par les milices religieuses ou les raids incessants de l'armée israélienne. Il y a là des pages magnifiques sur le Liban déchiré, le conflit des générations, le rôle si équivoque des étrangers. Yasmine Char a beaucoup à dire sur cette blessure, qui est la sienne, et elle le dit très bien. Comme elle dit très bien l'émerveillement amoureux, la jouissance, la douleur d'être quittée ou trahie. L'originalité du roman tient peut-être à ce lien très troublant entre l'amour et la trahison. Vivant un amour clandestin, l'héroïne de Yasmine Char est condamnée au silence et à la transgression. Elle ne peut avouer son amour à personne. Elle doit le vivre dans le silence et la honte. Pour le vivre complètement, elle doit trahir les siens. Et finalement, bien sûr, c'est elle qui sera trahie par son amant.

 

   « Père et passe » de Jérôme Meizoz, Éditions d’en bas et Le Temps qu’il fait, 2008.


La figure du père

Les lecteurs romands connaissent bien Jérôme Meizoz : professeur de littérature à l'Université de Lausanne, auteur d'essais remarquables sur Ramuz, Lovay, Chappaz, Rousseau, et également de quelques récits brefs et percutants, comme Jours rouges (Editions d'En-Bas, 2003) ou Les Désemparés (Zoé, 2005). Dans Père et passe ***, Meizoz ressuscite la figure de son père à travers des images, des éclats de voix et de rire, des cendres du passé : «  La vie hurle et plante ses serres en nous, on se retourne pour voir d'ou est venu le coup : appeler ça des souvenirs . » À la manière d'un Pierre Michon ou d'un Pierre Bergounioux, Meizoz aime à ressusciter les « vies minuscules », les destins silencieux, dédaignés, oubliés. Lui qui, par ses études et sa passion, est le maître des mots, essaie de briser ce barrage de silence (et d'émotions) qui le sépare de son père, dont le souvenir est encore si vivace en lui. L'écriture de Meizoz, par petites touches de couleur, excelle à restituer l'univers de l'enfance dans un petit village valaisan qui est pour son père le centre du monde et «  quand il en parle, ce lieu se tisse d'immensité  ». Ce père «  rouge  » qui affiche le portrait de Karl Marx au salon et menace d'envoyer son fils à «  Bümplitz  » — suprême punition ! — s'il ne rapporte pas de bons résultats de l'école ! Si le livre de Meizoz cherche à ressusciter son père, pour se réconcilier avec lui, c'est aussi une sorte de transsubstantiation, «  comme s'il fallait que père soit dématérialisé d'abord, démembré en chiffres et caractères, puis reconstitué en corps d'encre, pour me revenir enfin sous cette forme pérenne.  » Par la magie des mots reste un portrait, en gestes et en éclats de voix, saisissant de tendresse et de vie, qui est un dernier pied de nez à la mort.

 

  « Andy le somnambule » de Jean-Pierre Keller, roman, L’Âge d’Homme, 2007.

Les années Warhol

Ce n'est pas un roman historique, ni sociologique, que propose Jean-Pierre Keller avec Andy le somnambule ****. Il s'agirait plutôt d'une évocation, à la fois passionnée et passionnante, des années-Warhol. On se trouve à New York, bien sûr, au début des années 60. Warhol y invente le pop art et ouvre sa mythique Factory . L'air absent, toujours pareil à lui-même, impassible, Warhol observe les autres (musiciens, peintres, sculpteurs, photographes) : il laisse «  juste monter la tension  ». En réalité, plus qu'un artiste spécialiste d'un art ou d'un autre, c'est un observateur, un espion, un metteur en scène. Keller restitue avec humour et brio cette aura de folie qui entourait Andy Warhol. La création désordonnée et incessante dans toutes les formes d'art. L'expérimentation sans limite, avec ou sans l'aide des drogues, de la vie dans tous ses états. L'extraordinaire liberté d'un mouvement artistique que personne — surtout pas Warhol — ne maîtrisait…
«  C'est sur ce manque intérieur, cette carence, cette incomplétude que tu as bâti ton Église — aux Église aux rites dérisoires et aux clinquantes icônes. Une Église qu'on poète de mes amis a baptisée d'un nom obscur et magnifique : l'Église du Pénis Inimaginable. Peut-être par nostalgie des rites que tu observais dans ton enfance à Saint-Chrysostome, as-tu voulu jouer le rôle du grand prêtre et du confesseur ? Mais que n'as-tu su donner à tes ouailles égarées l'amour qu'elles méritaient ?  »
Encore une histoire d'amour qui se termine mal ! On sait l'idolâtrie qui entourait Warhol dans le courant des années 70. On sait aussi que tout idolâtre finit par tuer l'idole qu'il adorait. Cela se confirme avec Warhol qu'une adoratrice particulièrement remontée tenta d'assassiner de plusieurs balles de revolver. C'est d'ailleurs à l'idolâtre criminelle que Keller donne la parole dans la seconde partie du roman, qui tente d'élucider les raisons de cet acte. Acte libératoire, une fois encore, de l'amour qui rend abject et prisonnier. Et geste fondateur, comme il se doit, d'une nouvelle religion qui reposera sur la mort de son dieu. Par où Andy le somnambule rejoint le Christ à la Croix !

Jean-Michel Olivier

* « Cinq vivants pour un seul mort » de Catherine Lovey, roman, Zoé, 2008.
** « La Main de Dieu » de Yasmine Char, roman, Gallimard, 2008.
*** « Père et passe » de Jérôme Meizoz, Éditions d’en bas et Le Temps qu’il fait, 2008.
***« Andy le somnambule » de Jean-Pierre Keller, roman, L’Âge d’Homme, 2007.

 

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Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
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Page créée le 23.01.09
Dernière mise à jour le 23.01.09

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