Comme l'ornithorynque ou le panda,
l'Intellectuel Français (ou I.F. pour reprendre le
sigle inventé par Régis Debray dans un livre
passionnant*) est une espèce en voie de disparition.
Héritier lointain de l'Intellectuel Originel (ou
I.O.), dont les plus fameux spécimens s'illustrèrent
lors de l'affaire Dreyfus, l'I.F. voit aujourd'hui sa fin
venir, supplanté par l'I.T. (ou Intellectuel Terminal)
qui ne pense plus en terme en droit ou d'éthique,
mais exprime ses humeurs au jour le jour - de préférence
dans les pages " Débats " de Libération
ou du Monde - dans l'espoir d'en tirer un bénéfice
médiatique immédiat, et d'occuper la scène
intellectuelle.
Intervenir dans la vie politique, pour
un écrivain ou un philosophe, aura toujours été,
depuis un siècle au moins, une spécialité
française. On se rappelle Zola accusant, dans l'Aurore,
l'Etat d'avoir condamné injustement Dreyfus. Accusation
reprise par Anatole France, Barrès, Péguy, Proust
et quelques autres I.O., lesquels, après maintes attaques,
polémiques et menaces, eurent enfin gain de cause.
Cet engagement de l'intellectuel, qui
se doit de toujours prendre position dans le débat
politique de son époque, va se développer au
cours du XXe siècle. En France, ses grandes figures
morales seront tour à tour Gide, lorsqu'il dénonce
au retour d'un voyage en URSS les conditions de vie de ce
pays ; Sartre, bien sûr, qui force l'I.F. à s'engager
dans le débat politique et à choisir son camp,
souvent de manière péremptoire ; Raymond Aron
qui, au sortir de la deuxième guerre mondiale, s'oppose
à Sartre en défendant des positions tout autres
; mais aussi David Rousset ou Pierre Vidal-Naquet.
Les piètres penseurs
Le point de rupture, qui pour Régis
Debray marque la fin de l'I.F et sa transformation en I.T.
(ou Intellectuel Terminal), advient au début des années
70 avec l'arrivée sur la scène médiatique
des " Nouveaux Philosophes ". Plus de débat
d'idées, désormais, plus d'affrontements de
haute tenue, comme les querelles entre Sartre et Camus, mais
des opinions assénées tels des coups de gourdin.
Même si Debray cite peu de noms, on reconnaît
sans peine ici la bande à Bernard-Henri Lévy,
Glucksmann et autres Finkelkraut qui représentent les
nouveaux maîtres du prêt-à-penser. Leur
coup de génie ? Occuper les media et faire du débat
d'idées un spectacle permanent. Ê" L'I.T.
a un ton judiciaire, mais un ton au-dessus du juridique. Il
fait métier de juger, et non d'élucider : plutôt
dénoncer qu'expliquer. Sa question préférée
? " Est-il bon, est-il mauvais ? " Elle en cache
une autre, beaucoup plus grave à ses yeux : "
Et moi, me retrouverais-je, ce faisant, du bon ou du mauvais
côté?"
Etre toujours là où quelque
chose se passe (quitte à faire du tourisme médiatique
comme BHL). Toujours du bon côté, bien sûr
- c'est-à-dire des bons sentiments ou du politiquement
correct. Ne jamais s'engager sur le terrain du vrai débat
philosophique (laissé aux purs spécialistes,
philosophes de métier, réputés illisibles),
mais raisonner en termes de chiffres plus ou moins trafiqués,
de slogans péremptoires et de comparaisons démagogiques
(voir les chroniques de Jacques Julliard, Alain Minc ou Jean-François
Revel).
Bricolage de pensée
En même temps qu'il accède
aux présentoirs des supérettes, l'I.F. signe
son arrêt de mort. Le spectacle a remplacé la
réflexion, les bons sentiments ont supplanté
le droit, la morale circonstancielle (qui change au gré
des événements et de la pensée dominante)
a pris la place de la bonne vieille éthique philosophique,
décidément trop obsolète.
Bien sûr, on sent chez Régis
Debray (type même de l'I.F. formé à la
vieille école) une certaine nostalgie de l'époque
où l'écrivain, l'artiste ou le penseur avait
encore son mot à dire dans le débat d'idées.
Où réflexion philosophique ne rimait pas avec
bricolage de circonstance, démagogie, flatterie des
foules anesthésiées. Époque à
jamais révolue, selon lui, car nous sommes entrés
dans la vidéosphère : l'écran a remplacé
l'écrit, l'ordinateur ou la télévision
ont supplanté le livre - comme, d'autre part, les médias
assurent, à eux seuls, le traitement et le commentaire
de l'information en convoquant de temps à autre, tels
des guests stars, les penseurs en vogue du moment.
Même si, quelquefois, elle peut
sembler bavarde et un tantinet abstraite (on aimerait des
cibles plus précises !), l'analyse de Régis
Debray vise juste. Constamment brillante, elle nous permet
de regarder d'un autre oeil les contorsions médiatiques
de certains intellectuels hexagonaux.
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