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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Régis Debray - Sarah Jalabert

  Régis Debray, I.F. (Suite et fin), Gallimard, Paris, 2000

Comme l'ornithorynque ou le panda, l'Intellectuel Français (ou I.F. pour reprendre le sigle inventé par Régis Debray dans un livre passionnant*) est une espèce en voie de disparition. Héritier lointain de l'Intellectuel Originel (ou I.O.), dont les plus fameux spécimens s'illustrèrent lors de l'affaire Dreyfus, l'I.F. voit aujourd'hui sa fin venir, supplanté par l'I.T. (ou Intellectuel Terminal) qui ne pense plus en terme en droit ou d'éthique, mais exprime ses humeurs au jour le jour - de préférence dans les pages " Débats " de Libération ou du Monde - dans l'espoir d'en tirer un bénéfice médiatique immédiat, et d'occuper la scène intellectuelle.

Intervenir dans la vie politique, pour un écrivain ou un philosophe, aura toujours été, depuis un siècle au moins, une spécialité française. On se rappelle Zola accusant, dans l'Aurore, l'Etat d'avoir condamné injustement Dreyfus. Accusation reprise par Anatole France, Barrès, Péguy, Proust et quelques autres I.O., lesquels, après maintes attaques, polémiques et menaces, eurent enfin gain de cause.

Cet engagement de l'intellectuel, qui se doit de toujours prendre position dans le débat politique de son époque, va se développer au cours du XXe siècle. En France, ses grandes figures morales seront tour à tour Gide, lorsqu'il dénonce au retour d'un voyage en URSS les conditions de vie de ce pays ; Sartre, bien sûr, qui force l'I.F. à s'engager dans le débat politique et à choisir son camp, souvent de manière péremptoire ; Raymond Aron qui, au sortir de la deuxième guerre mondiale, s'oppose à Sartre en défendant des positions tout autres ; mais aussi David Rousset ou Pierre Vidal-Naquet.

Les piètres penseurs

Le point de rupture, qui pour Régis Debray marque la fin de l'I.F et sa transformation en I.T. (ou Intellectuel Terminal), advient au début des années 70 avec l'arrivée sur la scène médiatique des " Nouveaux Philosophes ". Plus de débat d'idées, désormais, plus d'affrontements de haute tenue, comme les querelles entre Sartre et Camus, mais des opinions assénées tels des coups de gourdin. Même si Debray cite peu de noms, on reconnaît sans peine ici la bande à Bernard-Henri Lévy, Glucksmann et autres Finkelkraut qui représentent les nouveaux maîtres du prêt-à-penser. Leur coup de génie ? Occuper les media et faire du débat d'idées un spectacle permanent. Ê" L'I.T. a un ton judiciaire, mais un ton au-dessus du juridique. Il fait métier de juger, et non d'élucider : plutôt dénoncer qu'expliquer. Sa question préférée ? " Est-il bon, est-il mauvais ? " Elle en cache une autre, beaucoup plus grave à ses yeux : " Et moi, me retrouverais-je, ce faisant, du bon ou du mauvais côté?"

Etre toujours là où quelque chose se passe (quitte à faire du tourisme médiatique comme BHL). Toujours du bon côté, bien sûr - c'est-à-dire des bons sentiments ou du politiquement correct. Ne jamais s'engager sur le terrain du vrai débat philosophique (laissé aux purs spécialistes, philosophes de métier, réputés illisibles), mais raisonner en termes de chiffres plus ou moins trafiqués, de slogans péremptoires et de comparaisons démagogiques (voir les chroniques de Jacques Julliard, Alain Minc ou Jean-François Revel).

Bricolage de pensée

En même temps qu'il accède aux présentoirs des supérettes, l'I.F. signe son arrêt de mort. Le spectacle a remplacé la réflexion, les bons sentiments ont supplanté le droit, la morale circonstancielle (qui change au gré des événements et de la pensée dominante) a pris la place de la bonne vieille éthique philosophique, décidément trop obsolète.

Bien sûr, on sent chez Régis Debray (type même de l'I.F. formé à la vieille école) une certaine nostalgie de l'époque où l'écrivain, l'artiste ou le penseur avait encore son mot à dire dans le débat d'idées. Où réflexion philosophique ne rimait pas avec bricolage de circonstance, démagogie, flatterie des foules anesthésiées. Époque à jamais révolue, selon lui, car nous sommes entrés dans la vidéosphère : l'écran a remplacé l'écrit, l'ordinateur ou la télévision ont supplanté le livre - comme, d'autre part, les médias assurent, à eux seuls, le traitement et le commentaire de l'information en convoquant de temps à autre, tels des guests stars, les penseurs en vogue du moment.

Même si, quelquefois, elle peut sembler bavarde et un tantinet abstraite (on aimerait des cibles plus précises !), l'analyse de Régis Debray vise juste. Constamment brillante, elle nous permet de regarder d'un autre oeil les contorsions médiatiques de certains intellectuels hexagonaux.

 

  Sarah Jalabert, Toujours autre, L'Age d'Homme, 2001

Il y a quelque chose de frais et de vibrant dans les courtes nouvelles de Sarah Jalabert, journaliste et comédienne, qui publie ces jours-ci son premier livre, sous le titre Toujours autre**. Suite de saynètes au climat étrange et déroutant, portraits instantanés de personnages que la vie, d'ordinaire, laisse sur la touche (Walter, Odette, Freddy) parce qu'ils semblent anodins ou muets, images comme échappées d'un rêve, à la fois claires et imprécises, et riches d'une multitude d'histoires.

Parues, pour la plupart, dans le supplément TVGuide, ces tranches de vie révèlent un vrai talent narratif et poétique, comme cet extrait de la dernière nouvelle du livre : " L'air se resserre autour d'un silence étonné ; il perçoit les chuchotements d'une tension. L'incertaine couleur guette l'imminente épreuve du renoncement ; des reliefs de sa teinte, elle ne gardera que le souvenir cendré. " On sent la marque, ici, d'un vrai amour des mots, et d'un désir communicatif de les faire aimer. On se réjouit déjà de lire la suite.

Jean-Michel Olivier

* I.F. (Suite et fin), par Régis Debray, Gallimard, Paris, 2000.
**Toujours autre, par Sarah Jalabert, L'Age d'Homme, 2001.

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Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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