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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Janine Massard - Laure Adler

Les mots pour la dire

Il y a des livres qui brûlent les doigts ; d'autres qui bouleversent. Les premiers, comme les seconds, se moquent des bienséances et traquent, à travers l'écriture, le noyau même de la douleur, qui est toujours indicible. C'est le cas de deux récits lumineux qui disent chacun, à leur manière, la perte d'un enfant — et la vie qui reprend, malgré tout.

  Comme si je n'avais pas traversé l'été, Janine Massard, L'Aire, 2001.

De Janine Massard (née à Rolle en 1939), on connaissait bien sûr ce beau roman, paru à l'Aire il y a quatre ans, Ce qui reste de Katharina, que nous avions chroniqué en son temps. On connaît également les récits et les nouvelles (Christine au dévaloir, Eliane Vernay, 1980). Avec Comme si je n'avais pas traversé l'été*, elle entreprend le récit impossible (et sans doute indispensable) de la double perte, à quelques mois d'intervalle, de son mari et de sa fille, tous deux atteints par un cancer.

L'été funeste

Comme pour tenir la douleur à distance, Janine Massard a choisi de raconter son drame à la troisième personne, car la fiction, en écrivant, s'impose à elle. Son héroïne s'appelle Alia (du latin : de l'autre côté). C'est elle qui conduira l'enquête, qui l'éclairera, qui tissera les mots de la douleur, d'une voix tantôt complice et tantôt ironique, qui frappe toujours par sa justesse. C'est elle la gardienne du malheur.

Ô mort où est ton aiguillon ? Ô sépulcre où est ta victoire ?

Ces vers scandent la douleur d'Alia qui accompagne les derniers instants de son mari Bernard, tandis que sa fille, Florence, en rémission à Los Angeles, ne veut pas revenir, comme pour suspendre la menace qui pèse sur elle. Alia est persuadée que Bernard se sacrifie (ou plutôt trompe la mort) pour sauver sa fille, victime du même mal. Le stratagème semble réussir. Florence va mieux. Mais la Camarde est obstinée et revient plusieurs fois à l'assaut. Les pages que Janine Massard consacre à ce combat essentiel, où alternent l'espoir et l'abattement, sont magnifiques, d'une pudeur et d'une vérité totales.

L'écriture, en même temps qu'une manière d'exorcisme, est un acte de protestation : “c'est la seule manière de ne pas laisser un scénariste quelconque entraver sa vie. Face au harcèlement de la destinée, elle oppose la résistance de l'esprit.” Après des mois de lutte, Florence sera vaincue, à son tour, par la maladie. Lors d'un dernier pèlerinage, Alia ira disperser les cendres de sa fille dans ces montagnes californiennes qui faisaient tant rêver Florence. Manière de respecter la dernière volonté de sa fille, mais aussi, peut-être, de prendre congé d'elle, dans un lieu où “ tout est uni au monde, et où elle sera maternée… ”

* Comme si je n'avais pas traversé l'été, par Janine Massard, L'Aire, 2001.

 

  A ce soir, Laure Adler, Gallimard, 2001.

À ce soir

C'est autour de la même douleur, mais avec d'autres mots, que tourne le beau récit de Laure Adler, À ce soir. Tout commence par un accident, ou plutôt un simulacre d'accident de la circulation (la narratrice est saine et sauve) qui vient marquer, à sa manière, le temps du deuil : “ Treize juillet. Dix-sept ans après la mort de Rémi. ” L'écran de sa montre est embué, comme si la peur avait déposé ses sécrétions toxiques sur le verre rond. L'inscription du cadran est à peine lisible : À ce soir.

Ces trois mots, qui résonnent à la fois comme la plus belle des promesses et comme une sourde menace, Laure Adler va les explorer tout au long d'un livre plein de pudeur et de silences, dans lequel elle retrace les derniers mois de son fils. À la manière de Duras, dont elle a publié il y a trois ans l'indépassable biographie, Laure Adler écrit à la première personne, en son nom propre. Elle veut faire face à la douleur, l'affronter encore une fois, lui tordre le cou, la dépasser. Un vers de Baudelaire, comme une litanie, scande ses jours de combat : Tais-toi, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Si Janine Massard cherche à exorciser son drame par un “ roman ”, Laura Adler refuse le simulacre d'un récit ordonné. “C'est une tentative de raccommodement avec le monde. Les mots vont-ils rendre possible le rapprochement du soi avec le je ? Les pauvres mots. Les mots écrits, les mots parlés, les mots entendus, les mots dérobés, les mots qui circulent à votre insu, les mots qui ne vous sont pas destinés, seul ce bain de mots m'a tenue en vie.” Les deux écrivain(e)s se rejoignent pourtant dans ce sentiment de coupure, d'abandon face à la douleur.

Emmené d'urgence à l'hôpital, à la suite de problèmes pulmonaires, le petit Rémi va être mis très vite sous respiration artificielle. Commence alors, comme entre Alia et Florence, un été fait d'espoir et de découragement, où souvent on prend “son désir pour une réalité : tout devient vrai parce qu'on le dit.” Laure Adler suit pas à pas, silence après silence, le chemin vers l'extrême douleur, le deuil inconcevable. Son récit est d'une franchise brutale, car il s'achève sur l'indicible. Pourtant, le dernier mot de ce récit profond et lumineux, dans lequel, plus d'une fois, la narratrice touche le fond de l'abîme, appartient à la vie, “car il y a une suite après la fin…

** A ce soir, par Laure Adler, Gallimard, 2001

Jean-Michel Olivier

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Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 28.11.01
Dernière mise à jour le 28.11.01

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