Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Jean-Luc
Benoziglio - Daniel de Roulet - Patrice Duret - Marianne Bionda-Jimenez
et Patrice Moullet
La voix des mauvais
jours et des chagrins rentrés, par Jean-Luc Benoziglio,
Le Seuil, 2004. |
Un très bon Beno
Le titre, bien sûr, est impossible
: La voix des mauvais jours et des chagrins rentrés*,
mais le talent, fait de lucidité, d'ironie triste et
d'humour triomphant, reste le même. Le dernier livre
de Jean-Luc Benoziglio, écrivain suisse établi
à Paris depuis des lustres, est un grand livre.
Largué par sa Julie, le narrateur, moderne Saint-Preux,
retourne en douce sur les lieux de ses amours : la maison
de campagne que son ex a rénovée et dans laquelle,
parmi les cris d'enfants et les disputes familiales, le narrateur
et elle ont vécu la plus belle tranche de leur histoire.
Il y a beaucoup de nostalgie dans ce pèlerinage cruel
et hilarant, puisque le narrateur assiste, comme un intrus,
aux diverses scènes de famille qui se déroulent
sous ses yeux. Il en était l'acteur ; il n'en est plus
que le spectateur silencieux et marri. Son chant d'amour est
un chant de détresse : Julie l'absente occupe tout
l'espace de sa mémoire : sa chaleur, sa " voix
des mauvais jours ", ses éclats de rires,
ses relations impossibles avec son éditeur (et sans
doute amant), sa stature de mater familias, etc. Ressuscitant
les images du passé (fêtes, repas, week-ends
pluvieux, jeux de société), le narrateur vit
dans la perte de Julie. Et le plus triste, dans ce roman qui
joue si bien avec nos émotions, c'est que personne,
sans doute, ne remplacera jamais l'amoureuse enfuie. Même
les fables superbes (mahons sauds), les poèmes
elliptiques, les citations ignorées de gens célèbres,
l'incroyable intermède du cocktail littéraire
(50 pages !) ne parviennent à chasser l'étrange
mélancolie qui se dégage de ce roman poignant.
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L'Envol du marcheur,
par Daniel de Roulet, photographies de Xavier Voirol, Labor et Fides,
Genève, 2004. |
Marcher, écrire
C'est un petit
livre intrigant et savoureux que Daniel de Roulet nous donne,
avec L'Envol du marcheur.* Il s'agit d'un de journal
de bord tenu pendant près de trois semaines au cours
d'un périple qui l'a conduit à pied de Paris
à Bâle. Pourquoi ce défi ? Parce qu'un
autre Suisse, en mai 1966, avait inauguré ce parcours.
Il s'appelait Kübler. Sa fille avait été
la femme de Boris Vian et lui-même venait de perdre
sa femme. De son voyage, il avait fait un livre, illustré
de ses croquis, que de Roulet reçut un jour de sa mère.
La marche est propice à l'écriture. Les mots
épousent les pas. Parcourant les chemins de la France
profonde, de Roulet fait aussi retour sur lui-même,
à sa manière, légère et désinvolte,
nous parle de sa femme, " néphologue " (spécialiste
des nuages), de son fils (qui fêtera en solitaire ses
20 ans à Katmandou), de sa passion pour la course à
pied. Quant au paysage extérieur, il ressemble à
un mauvais rêve : banlieues tristes, raffineries puantes,
usines désaffectées, cafés presque déserts
: la France a pris un sacré coup de vieux depuis que
Monsieur Kübler l'a traversée. La grisaille menace
chaque village arc-bouté sur son monument aux morts:
" trottoirs déserts, stores métalliques
baissés. Sol jonché d'emballages de hamburgers.
Quelques cartes de visites dans le caniveau, celles que des
hommes louche distribuent la nuit aux touristes pour les attirer
vers leurs cabines : Videoshop, Erotic menu, Porno Macdo.
" Plaisant, L'envol du marcheur l'est de bout
en bout, même s'il manque de vraies surprises ou de
découvertes. L'écriture courante pratiquée
par l'auteur manque parfois de profondeur. Mais de Roulet
n'est pas Bouvier : s'il ne nous enseigne pas l'usage du monde,
L'envol du marcheur dresse le constat, souvent désolant,
d'un pays en lente désagrégation, que ce soit
au niveau du tissu social (petites épiceries et bistrots
ont disparu) ou du paysage urbain ou rural (chemins défoncés
par les trax, voies ferroviaires désaffectées).
À noter que le photographe Xavier Voirol a refait,
minutieusement, quelques mois plus tard, le parcours de l'écrivain
de Roulet, photographiant champs, routes, usines et tables
d'hôtes. Ces images erratiques forment un beau contrepoint
au récit du marcheur.
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Le Chevreuil,
par Patrice Duret, Zoé, 2004. |
Fuir, là-bas, fuir
C'est un récit initiatique que
nous livre Patrice Duret avec Le Chevreuil*. On peut
y lire la suite de Décisif, un premier roman,
paru en 1997, qui racontait une brutale rupture. Le Chevreuil,
à l'instar de L'Envol du marcheur, nous conduit
sur les petits chemins de la France profonde. Nul défi
sportif, pourtant, chez Duret, mais le besoin vital de "
prendre de la distance, quitter la vielle, écouter
la campagne, tourner en rond, s'étendre, dormir, écraser
l'herbe de tout son poids hébété de citadin.
" L'appel de la terre, donc, le retour aux sources, le
refus, également, des urbanités hypocrites.
Le marcheur qui chemine sac au dos ne sait pas où il
va. Il marche à l'aventure et se laisse appeler par
une rivière, un champ de blé, une clairière
sous les arbres. Le temps et l'espace se dilatent. Le corps,
grâce à la marche, est content, et l'âme,
légère. À chaque pas, il s'approche un
peu plus de ce " bleu des pensées "
qu'il recherche depuis si longtemps, " ces couleurs
du dehors qui tiennent le regard en état d'alerte
". Marcher, s'ouvrir, mais aussi se perdre : tel est
le sens de ce parcours initiatique qui croise quelquefois
des châteaux et des fées (car le marcheur est
enchanté). Apprentissage de la lenteur indispensable
aux véritables révélations. Ce temps
nouveau qu'instaure la marche (Rousseau aurait parlé
de rêverie) est encore, pour l'auteur, le temps de la
fuite et du pardon. Fuite des " tutelles anciennes "
(travail, famille, obligations sociales), temporairement mises
entre parenthèses, et réconciliation, sans doute,
avec soi-même, grâce à cette "Présence"
qui habite chacun de ses pas. Pourquoi ce titre ? Au milieu
du récit, un couple de chevreuils, surpris dans une
clairière, incarne l'image même que l'auteur
poursuit : un idéal de liberté et d'amour, d'affranchissement
social, de beauté souveraine. Même s'il doit
retrouver sa ville, le promeneur solitaire gardera longtemps
au fond des yeux cette image magique.
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Les
Plumes du crocodile, par Marianne Bionda-Jimenez et Patrice Moullet,
Le Miel de l'Ours, 2004. |
Le Miel de l'ours
Bibliothécaire, écrivain,
Patrice Duret est également l'initiateur des éditions
Le Miel de l'Ours, qui compte à ce jour trois titres
- et non des moindres ! - à son catalogue : un beau
recueil de poèmes de Jacques Chessex, Les eaux et
forêts, les Fragments d'une graine de Georges
Haldas et Plumes de crocodile***, un ensemble tout
à fait réussi de poèmes de Marianne Bionda-Jimenez
et des photographies de Patrice Moullet, dont les thèmes
de prédilection sont l'enfance et le voyage. Textes
et images se répondent, ici, dans un dialogue fécond
et harmonieux, sans que jamais, l'un ait la préséance
sur l'autre. Autant les photos sont parlantes, autant les
poèmes, une source inépuisable d'images. Une
vraie réussite. D'autres volumes sont prévus
dans la même collection : un ensemble de textes de Jacques
Roman, intitulé Je ne me souviens pas, et des
poèmes de Maurice Chappaz. On ne peut que souhaiter
bon vent à ce nouveau venu dans l'édition romande.
* La voix des mauvais jours et des chagrins
rentrés, par Jean-Luc Benoziglio, Le Seuil, 2004.
** L'Envol du marcheur, par Daniel de Roulet, photographies
de Xavier Voirol, Labor et Fides, Genève, 2004.
*** Le Chevreuil, par Patrice Duret, Zoé, 2004.
**** Les Plumes du crocodile, par Marianne Bionda-Jimenez
et Patrice Moullet, Le Miel de l'Ours, 2004.
Jean-Michel Olivier
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Page créée le 08.10.04
Dernière mise à jour le 08.10.04
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