Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Louise Anne Bouchard - Jean-Bernard Vuillème
Louise Anne Bouchard,
Les Sans-Soleil, roman, L'Âge d'Homme, 1999 |
Un livre incandescent - Louise Anne Bouchard
Certains romans ont le pouvoir d'un
exorcisme : sous le couvert d'un récit maîtrisé,
ils mettent au jour des forces terrifiantes que la vie quotidienne,
le plus souvent, nous empêche de voir et de nommer.
"Les Sans-Solei"l, le dernier livre de Louise
Anne Bouchard, est de ceux-là : récit de rage
et de douleur, d'impuissance, et surtout d'épouvante,
il brûle le lecteur comme sans doute il a brûlé
celle qui l'a écrit.
Déjà dans La
Douleur*, qui reçut en son temps le Prix Contrepoint
de littérature française, cette jeune Canadienne
établie à Lucerne mettait en scène un
personnage qui cherchait vainement à guérir
du passé. Elle se glisse aujourd'hui dans la peau d'un
notable de Lannaz, petit village perdu dans les montagnes
valaisannes, qui se raconte, en un long monologue, au psychiatre
qui l'écoute.
Pris dans le flux et reflux des paroles,
" cette décoction
de l'âme ", l'homme raconte ce qui aura
été l'événement central de sa
vie : sa rencontre avec Nina l'étrangère, la
femme libre, l'enragée de parole et d'amour, celle
qui vient donner un grand coup de balai dans sa vie. Dès
les premières pages de ce roman incandescent, on voit
que tout s'allume autour de ce foyer secret : la rencontre
de l'autre, les bouleversements que cette rencontre produit,
l'amour fou et la peur, la lente dépossession de soi
que toute passion entraîne.
Nina l'étrangère
Avec Nina, le narrateur ne s'ennuiera
jamais : " elle aura ces
petits cycles colère, féministe, rebelle, fille,
amante, puis il y aura des accalmies: il faut de l'énergie
pour être capable de se maintenir en rage constamment.
" Mais bien sûr l'étrangeté
radicale de la jeune femme sera vite ressentie comme un danger
: à Lannaz, tout d'abord, sorte de réserve d'Indiens,
" des vrais, des purs, des durs ", qui vivent encore
dans une structure clanique, coupé du monde moderne.
Danger surtout pour l'homme qui l'épouse : car si,
de son propre aveu, Nina lui apprend tout, le langage et l'amour,
les sentiments, les joies du corps, si elle transforme son
existence radicalement, de la manière de se vêtir
aux sensations qu'il découvre, elle creuse aussi en
lui une brèche par laquelle il a l'impression de se
perdre. Lui, le natif de Lannaz, dernier Indien de la tribu,
jaloux de ses pouvoirs immémoriaux de mâle.
Nina, c'est le désordre, magnifique,
impérieux terrifiant. Il faut s'en protéger,
" casser l'amour "
à tout jamais, par toutes les bassesses possibles (et
la dernière en date, qui clôt ce roman sulfureux,
donne la chair de poule). Pour échapper, croit-il,
à ce vent de folie amoureuse, le narrateur accomplit
le pire. Mais cela, bien entendu, ne le sauve
pas.
Peu de livres laissent après
la lecture un sentiment d'exorcisme aussi violent. Cela tient
au sujet, bien sûr, mais aussi au style de Louise Anne
Bouchard, précis, imagé, constamment sous tension,
qui fait des Sans-Soleil un
des meilleurs romans de la rentrée.
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Jean-Bernard
Vuillème, Face-à-dos, roman, Zoé, 1999 |
Jean-Bernard Vuillème - Les souliers
rouge et noir
On se souvient encore des délicieux
Assis, regard sur le monde des
chaise, dont nous avions parlé lors de sa parution
en 1997. Deux ans plus tard, avec Face-à-dos***
Jean-Bernard Vuillème, écrivain et journaliste
à La Chaux-de-Fonds, change de braquet, si j'ose dire,
pour suivre à la trace l'étrange filature de
H. F., chef des ventes dans une entreprise de papier hygiénique,
lequel décide, un beau matin, au lieu de se rendre
au travail, de suivre une femme dans la rue. Pas n'importe
quelle femme puisque celle-ci arbore des chaussures dépareillées,
l'une rouge et l'autre noire, qui exercent sur H.F. une véritable
fascination. Ce qu'ignore le voyeur, c'est qu'il est à
son tour filé par
un inspecteur de police chargé d'écrire sur
lui un rapport accablant.
Emboîtant le pas de l'inspecteur
If, qui suit à la trace H.F., lequel guide ses pas
sur les souliers de l'inconnue, le lecteur est invité
à joyeuse et instructive déambulation hors des
sentiers battus. Qu'advient-il si, par extraordinaire, on
quitte la routine quotidienne ? Une journée balisée
de contraintes et de rendez-vous ? Une journée de logique
ordinaire ? Avec beaucoup d'humour et de finesse, Jean-Bernard
Vuillème déroule les pans de cette logique
du désir, de la simple curiosité ou du voyeurisme
qui confine plus d'une fois à la folie. "
Il fallait renoncer et non vouloir. S'abandonner au lieu de
s'imposer. Se soumettre corps et âme à la chose
inconnue et sublime désignée par l'éclair
du pas rouge et noir. "
Grâce à son écriture
ciselée, ce roman zen de la fascination, de la passivité
et de la perte de soi tient le lecteur en haleine tout au
long de ses 154 pages. Même si, vers la fin, on sent
Vuillème impatient d'en finir et cherchant une issue
honorable à cette longue fuite en avant. Malgré
ses longueurs, Face-à-dos
est un roman plein de saveur et de surprises qu'il faut se
procurer en toute hâte avant Noël.
Jean-Michel Olivier
* La Douleur, roman, L'Âge d'Homme,
1994.
** Louise Anne Bouchard, Les Sans-Soleil, roman, L'Âge
d'Homme, 1999.
*** Jean-Bernard Vuillème, Face-à-dos, roman,
Zoé, 1999.
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Page créée le 25.06.00
Dernière mise à jour le 25.06.00
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