Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Roland Jaccard - Frédéric
Christian et Yvan Dalain
Roland Jaccard, Une
fille pour l'été, Zulma, 2000 |
Jaccard, dragueur blasé
On a beaucoup jasé, ce printemps,
dans les gazettes locales, sur le suicide annoncé
de Roland Jaccard, brillant apologiste de la mort volontaire,
qui avait proclamé ne pas vouloir franchir le cap
de la soixantaine. Jaccard vient d'avoir soixante ans et
il ne s'est jamais si bien porté. En témoigne
son dernier livre, "Une fille pour l'été"*,
savoureuse confession d'un séducteur non repenti.
On ne présente plus Roland Jaccard,
l'un des rares écrivains suisses à avoir pignon
sur rue à Paris (et dans Le
Monde, où il tient chronique). Romancier, essayiste,
il s'est fait connaître il y a un quart de siècle
par L'Exil intérieur,
essai qui marqua des générations de lecteurs,
jeunes et moins jeunes. Il est aussi un spécialiste
de psychanalyse : on lui doit un Que sais-je ?
sur Freud et une autobiographie fictive de Lou Andreas-Salomé.
Les lignes de sa philosophie tiennent très souvent
aux titres de ses livres : cynisme, nihilisme, séductions,
rire, pessimisme. Cet ami de Cioran, à l'écriture
ciselée et précise, conçoit toute vie
comme un fardeau (sinon une punition) auquel seul le suicide
serait digne de mettre un terme. Et, dans l'univers jaccardien,
suicide rime avec sexualité : J'étais
arrivé à un âge où toutes les femmes
que je désirais auraient pu être ma fille. L'âge
où la sexualité n'est qu'un médiocre
succédané du suicide et où chaque nouvelle
conquête annonce une nouvelle défaite.
Ombre et regret
Voici l'été, temps de
l'amour et de l'ennui. Comment distraire une vie de séducteur
désabusé ? Par un voyage à l'autre bout
du monde, bien sûr, en galante compagnie (elle s'appelle
Shade : à la fois ombre et regret, en anglais et en
allemand) où il espère rencontrer autre chose
que lui-même, R.J. qui a si longtemps joué au
cynique désabusé qu'il n'arrive plus à
ôter le masque de son visage.
Commence alors un voyage qui pourrait
être initiatique si Jaccard croyait encore à
l'aventure amoureuse. Mais c'est surtout pour lui l'occasion
de revenir sur ce qu'il a vécu, de faire un point sur
sa vie . Bien que nous soyons constamment étrangers
aux autres comme à nous-mêmes, le voyage permet
peut-être de percer l'autre part de soi-même qui
nous relie aux autres et au monde.
Ce troisième voyage au Japon
n'est pourtant pas le dernier. Jaccard en revient, toujours
hanté par l'idée de suicide. Il lui faudra se
rendre à Lausanne, où il va visiter sa mère,
pour apprendre enfin la vérité : sa hantise
de la mort n'est pas neuve. Elle ne vient même pas de
lui : son grand-père, comme son père, se sont
suicidés autrefois. En un sens, R.J. ne fait qu'accomplir
un programme philosophique (ou génétique)
qui est inscrit en lui.
Le seul moyen d'y échapper ?
Suivre une femme. C'est sur cette image (ce point de fuite)
que s'achève le bref récit et dense récit
de Roland Jaccard. Marie
aurait peut-être l'obligeance de m'indiquer le chemin
de l'enfer. Ces déesses barbares le savent d'instinct
: l'étroite voie de notre ciel propre passe toujours
par la volupté de notre propre enfer.
S'il faut à tout prix se damner, il est de bien pires
damnations.
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Frédéric
Christian et Yvan Dalain, Bisbille en Helvétie, L'Aire, 2000 |
Politique fiction
Avec Papet
vaudois, sauce sicilienne, Frédéric Christian
et Yvan Dalain nous avaient déjà donné,
il y a trois ans, un aperçu de leur talent. Ils récidivent
cette année avec un excellent polar, Bisbille
en Helvétie**, nouvelle exploration des méandres
politiques et financiers de notre beau pays.
Si Yvan Dalain est bien connu des amateurs
de photographie (il a publié deux magnifiques ouvrages
aux Editions Ides et Calendes) et des téléspectateurs
romands (il a travaillé de nombreuses années
à la TSR en tant que réalisateur), Frédéric
Christian, son complice en écriture, l'est un peu moins.
Ce qui est injuste, car sa plume alerte, sensible et inventive
nous a déjà donné deux beaux livres,
publiés aux Editions de l'Aire, Le
Marchand d'oublies et Le Voyage retourné.
Ensemble, à quatre mains, les
deux écrivains se sont lancé dans un genre peu
couru dans nos contrées : la politique fiction. Leur
dernier livre met en scène un couple de retraités,
les Gordan, qui, confiants dans l'avenir européen de
la Suisse, ont décidé de se retirer dans une
petite île grecque. Hélas pour eux, lors d'un
fameux dimanche noir, le peuple suisse dit non à l'Europe.
Bientôt chassés de leur paradis grec, les Gordan
retournent en Suisse, déprimés et fauchés.
Pour se venger, Gordan se lance dans une guerre sans merci
contre les Suisses allemands (en fondant le FLR : Front de
Libération de la Romandie), guerre qui, en prenant
de l'ampleur, provoquera le démantèlement de
notre beau pays ! Et des menaces de guerre atomique
Comme on voit, le duo Christian-Dalain
ne fait pas dans la dentelle (mais c'est la loi du genre).
Leur roman noir est vif, plein de surprises et de retournements,
baigné d'humour acide et ce qui ne gâte
rien fort bien écrit. Il ferait sans doute un
excellent scénario de film policier. Si quelqu'un,
dans notre belle télévision, lit encore des
livres, qu'il se précipite sur celui-là !
Jean-Michel Olivier
* Roland Jaccard, Une fille pour l'été,
Zulma, 2000
** Frédéric Christian et Yvan Dalain, Bisbille
en Helvétie, L'Aire, 2000
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Page créée le 20.11.00
Dernière mise à jour le 20.11.00
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