Consigne : faire un texte à partir
de la liste de mots suivante (extraite de la nouvelle de Peter Bichsel
« Les Employés », in Le Laitier, Gallimard, 1967,
pp. 77-78)
Employés Midi Porte
Chapeau Rue Tiroir Loterie Manteau
Bizarre Travail Guichet Questions Savoir
Tampons - Radis en salade Tabac
Les Employés
Sur le mur du secrétariat de lamiral
Corvette, responsable des affaires terrestres au Ministère de
la Marine, trois mouches se disputaient la faible lueur projetée
par le lumignon qui constituait lunique source de clarté
de la pièce. Reposant son journal sur les documents quil
avait déjà renoncé à étudier, un
homme grand, dont lorgueilleuse moustache pouvait servir dambassadrice
à une séduction que même les petites employées
du ministère se plaisaient à lui reconnaître en
gloussant sous cape, sétira en bâillant. Ce succès
dofficine rendait jaloux les employés blafards qui se bousculaient,
parfois même violemment, chaque jour avant midi, afin de descendre
plus vite les grands escaliers de lentrée principale. Seulement,
il nétait que dix heure trente et la matinée sannonçait
particulièrement morose. Prenant en pitié les mouches
prisonnières, lhomme se leva et entrouvrit la porte, espérant
voir les insectes profiter dune liberté qui lui était
refusée. En se rasseyant sur linconfortable et antique
siège qui faisait face à son bureau, il jeta un regard
denvie à son chapeau, lindispensable accessoire des
promenades sur les boulevards. Reportant son attention sur ses trois
compagnes dinfortune, il constata quil ny en avait
plus que deux qui bourdonnaient encore faiblement dun côté
à lautre de la lampe. La dernière avait profité
de loccasion pour tenter sa chance ailleurs. Tristement, lhomme
pensa quelle natteindrait jamais la rue. Qui pourrait donc
survivre dans latmosphère délétère
des couloirs du Ministère de lAir ! Même les mouches
se suicident parfois.
Pris dans un ennui sans fond, lhomme faisait
aller et venir, davant en arrière, le tiroir de son bureau.
Après plusieurs reprises, au moment où son regard pouvait
voir à lintérieur du meuble, son attention fut attirée
par un bout de papier qui naurait pas dû se trouver là.
Instantanément son esprit sattacha à ce billet de
loterie qui traînait, et lentraîna dans le souvenir
de ces dernières semaines. Il lavait acheté un jour
de semaine par un de ces défis qui veulent faire croire que la
chance tournera. Pas superstitieux, il lavait laissé traîner
des semaines dans son manteau, et une fois que lhabit était
trempé, lavait sorti sans attacher à ce geste la
moindre importance. Au moment où les circonstances bizarres de
lachat du billet commençaient à se reconstituer
clairement dans sa rêverie, le crâne blanchâtre de
lhuissier passa par lentrebâillement de la porte.
Avant même que les lèvres rouges ne sentrouvrent
pour profaner léveil exquis de sa mémoire, lhomme
eut envie de refermer la porte et de voir la tête, dont labsence
de cheveux soulignait de manière encore plus marquée la
couleur dalbâtre quil est de bon ton darborer
quand on travaille dans un ministère, rejoindre, après
quelques joyeuses cabrioles en plein vol, les papiers dont sa corbeille
était tapissée. Ce nétait pas la première
fois quune telle pensée lui traversait lesprit. Lorsque
lhuissier penchait, tel un grand bilboquet, sa boule blafarde
au travers du guichet pour satisfaire aux questions des visiteurs, lhomme
se voyait déjà, Sanson maniant sa guillotine.
Après avoir écouté ce que
la dégoûtante apparition, dont le buste navait jamais
quitté le couloir, avait à lui faire savoir, lhomme
tenta de retrouver où exactement son esprit sétait
arrêté lorsquil avait été titillé
par le billet de loterie. Mais rien ny fit, pas question de raccrocher
le fil de ses souvenirs. Ne trouvant rien de mieux que les deux pauvres
mouches restantes pour tromper son ennuyeuse solitude, il se prit à
les imaginer plus grosses, immenses. Son regard sattacha à
suivre lune delles dans ses évolutions paresseuses.
Au bout dun moment, par un processus onirique similaire au précédent,
dans un contraste saisissant, la tête cireuse de lhuissier
vint dans une sorte daccouplement grotesque se superposer au corps
noir et velu de la mouche formant une hallucination hors la réalité.
Epouvanté, lhomme attendit que linsecte se décide
à se poser et se saisit de lun des tampons posés
sur son bureau, pour, dans un geste violent, mettre fin à la
créature hybride née de son esprit embrumé. Soulagé,
et sattendant à trouver une masse blanchâtre rappelant
lappendice rapetissé dun huissier à la taille
dune mouche, il sabstint de regarder sous le tampon.
Midi nétait toujours pas sonné
mais, ny tenant plus, notre homme se glissa hors du ministère
et gagna lendroit où il savait rencontrer celui quil
cherchait . Il dut attendre une demi-heure avant de le voir apparaître
marchant dun pas ferme et se tenant très droit. Il neut
aucune peine à se faire inviter pour déjeuner. Rien ne
vint troubler leur repas si ce nest lapparition dune
mouche qui sembla sortir tout droit des radis en salade. A ce moment-là
les yeux de lhomme se teintèrent dune expression
malicieuse et son regard se porta sur la moustache de son vis-à-vis
qui contrairement à la sienne pointait vers le bas. Ce dernier
dit dune voix mangée par le tabac : « Toujours dans
ton ministère ».
© Frédéric Pletscher
Page créée le 20.11.01
Dernière mise à jour le 20.06.02