Consigne : imaginez que Mme de Sévigné
ait à raconter la mort du « Papet » à lune
de ses correspondantes (textes de référence : Marcel Pagnol,
Manon des Sources, la lettre de César Soubeyran à la fin
du roman ; Mme de Sévigné, lettres sur le mariage de la
Grande Mademoiselle).
La mort du Papet
Ah çà ma chère, la mort
du vieux Soubeyran va faire jaser, et plutôt deux fois quune.
Mais la lettre quil a laissée avant de se supprimer (quelle
mort honteuse nest-ce pas, et si peu digne)
la lettre ! bouleversera
notre petit monde pendant des semaines - des mois - des années,
peut-être même des décennies. Déjà
on ne parle plus que de cela ; cest tellement renversant en vérité
que jai encore du mal à y croire. Rendez-vous compte, la
mairie pensait tout hériter car le vieil homme navait plus
de famille depuis la mort de son neveu (dont les circonstances semblent
à présent être un trait de famille
). Mais
la lettre ma chère, la lettre
Oh, dans un style épouvantable,
vraiment, mais qui a eu leffet dune bombe. Le quotidien
pense même à la publier pour que les gens cessent au plus
vite de radoter et de colporter des fantaisies de plus en plus énormes
à son sujet. Dans toute la région, la mort du Papet fait
tellement parler, que le boulanger na pas fini sa fournée
daujourdhui et que le village manquera de pain (mais dans
latmosphère actuelle cela passera certainement inaperçu).
Je ne portais pas dans mon cur ce vieux
César Soubeyran : quel homme acariâtre, plus avare quHarpagon,
et qui a amassé autant dargent que de mauvaises actions
autour de lui. Mais à présent, je le plains presque :
découvrir quon est passé à côté
de sa famille et quon a même poussé à la mort
Je
ne parle pas dUgolin, bien sûr.
Mais pour revenir à lhéritage,
devinez-vous qui reçoit tout ? Tout, oui : les terres, les maisons,
le bien dHugolin, et
le trésor des Soubeyran (ce
nétait donc pas quune légende de vieil avare,
et il doit être gros : on dit quils lont commencé
à la Révolution, pensez donc, et il était caché
dans le tout, tout petit mas de Massacan, sous le lit de la cuisine).
Eh bien, aussi incroyable, improbable, impossible que cela puisse paraître,
lhéritière de tout cela cest Mme Mérant.
Bien sûr que vous la connaissez, elle sest mariée
il y a quelques mois. Non, pas la nièce de Mme Reval. Cest
une jeune femme, bien connue, à laquelle le Papet avait fait
bien du tort, cest pourquoi je trouve que ce qui arrive est un
signe de léquité divine (je dois à ce propos
vous faire parvenir un livre absolument exquis sur les manifestations
de la miséricorde depuis le siècle dernier : il est illustré
par des gravures tout à fait charmantes). Vous ne trouvez toujours
pas ? Ma foi, vous êtes restée par trop longtemps éloignée
de notre bonne ville, et je ne saurais trop vous conseiller de vous
tenir au courant de ce qui sy passe, à défaut de
pouvoir vivre sous le ciel méridional. Voyons, Mme Mérant
est la fille de feu M. Cadoret
Jean de Florette enfin ! Vous y
êtes, cest bel et bien la petite Manon des Sources. Oh,
elle nous en a fait voir elle aussi, mais elle navait pas tort
en fin de compte, et cest maintenant que le ciel lui rend justice.
Il est vrai que les remords seuls auraient dû suffire à
Soubeyran comme à nimporte qui, pour lui rendre les terres
de son pauvre père.
Mais en loccurrence, ce que le Papet avait
découvert aurait tout bonnement pu lui provoquer une mort subite
Oui, il laisse tout à Manon, enfin pas à elle directement
mais à son enfant qui naîtra dans quelques semaines. La
roue tourne, pensez-vous, et le trésor passe à lennemi,
à ladversaire. Non pas : il le lègue à son
arrière-petit-fils. Vous comprenez à présent ?
Nest-ce pas la chose la plus inouïe, la plus surprenante,
la plus intéressante, la plus imprévisible, la plus extraordinaire,
la plus belle enfin qui eût pu se produire, et la plus tragique.
Et dun tragique noble, à lantique, quon ne
croyait possible quau théâtre de M. Racine, qui restera
dans lhistoire, et que toute la région nous enviera.
Et personne nen avait jamais rien su, sauf
cette femme aveugle, Delphine. Et là encore, une telle circonstance
eût convenu à ravir pour une uvre de M. Racine :
le témoin misérable, traversant la vie en gardant son
secret, et qui au soir de sa vie, après avoir tant attendu, révèle
la tragique vérité, par soif de reconnaissance, par cruauté
ou par orgueil, causant la mort, mais aussi le salut de Soubeyran. La
mort, en lui apprenant que toute sa vie il sétait acharné
contre son propre fils, celui quil avait eu de la belle Florette
avant de partir en Afrique et quil croyait être le fruit
de la trahison avec un autre homme. Mais aussi le salut de son âme
puisquil se découvre une descendance quil avait toujours
cherchée, en vain croyait-il. Cet enfant de Manon lui hôte
un peu de la honte quil avait dêtre devenu si riche
aux dépens de son propre fils et de ne rien laisser derrière
lui que sa tombe et celle dUgolin.
Voilà, cest tellement émouvant
de tristesse et de noblesse que je pense quil y aurait beaucoup
à dire encore sur cette histoire de famille. On noubliera
pas de sitôt le destin contraire qui a poussé un père
contre son fils, mais le ciel de Provence a retrouvé son bleu
le plus pur et il me semble que la mort du Papet et la naissance du
petit de Manon ouvrent une nouvelle page de notre histoire, plus heureuse
et plus calme que la précédente.
© Sarah Perez
Page créée le 20.11.01
Dernière mise à jour le 20.06.02