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Atelier d'écriture du Département de français moderne
Université de Genève

Souvenirs de famille

Le réseau familial se fortifiait au cours de l’été pendant lequel nous passions un mois de vacances dans la maison de campagne de ton père, au-dessus d'Enges, à Grange-Wallier, dans le Jura. Cet ancien pavillon de chasse du XVIIIe siècle, isolé, plein de charme, dont un majestueux tilleul ombrageait le jardin, abritait deux à trois familles que ton père invitait ensemble. Nous nous retrouvions la plupart du temps avec ton frère aîné Antoine, sa femme et leurs trois fils. Notre grand-père qu’entre cousins, nous ridiculisions et craignions parce qu’il se fâchait quand nous prolongions nos séances de fabrication de caramels mous, le soir à la cuisine, avait en réalité la générosité de recevoir ses enfants et petits-enfants deux mois par an. Nous nous retrouvions environ dix à quatorze commensaux au déjeuner et au dîner autour de la grande table ovale de la salle à manger.

Après le repas, vous organisiez des parties de ping-pong sur cette même table, auxquelles ne participait pas le maître de céans. Nous, sagement installés sur le canapé au-dessous de la pendule noire ornée de quelques petites fleurs, nous observions les adultes se déchaîner, alors que nous n’avions pas encore l’âge à vos yeux d’y jouer. Je ne me souviens pas de t’avoir vu taper des balles, pourtant, pendant ce mois de vacances à la campagne, tu semblais relégué à l’arrière-plan, bien que tout le monde t’attendît avec impatience en fin de semaine. A la nuit tombante, tu emmenais Irène sur le petit chemin qui longe les champs jusqu’à la route, une main posée sur son épaule.

Tu ne prenais jamais de vacances à ce moment-là, mais tu ne manquais pas un seul week-end. La magie du séjour à Grange-Wallier surgissait à chacune des courses de montagne qu’Antoine proposait. Elles avaient lieu la nuit, car leur objectif consistait à surprendre le lever du soleil au Chasseral. Parfois tu pouvais te joindre à nous. Fiers et fous de joie, nous enfilions nos chaussures et mettions nos sacs à dos, à une heure du matin sans avoir fermé l'oeil de la nuit. Antoine nous imposait un rythme de marche adéquat et nous conseillait de nous arrêter à intervalles réguliers pour reprendre souffle ; nous contemplions les beautés du Jura que lentement, doucement, l’aurore dévoilait.

Ton père était absent de toutes les fantaisies imaginées par sa descendance, mais ne l’était jamais des réceptions qui célébraient un anniversaire ou la venue d'hôtes exceptionnels. Après chaque repas, il se tenait assis, songeur et très droit sur un fauteuil Louis Xlll, dans une sorte de fumoir, appelé galerie, pièce étroite et allongée, aux bancs encastrés face à une cheminée, avec un modeste bureau sur lequel il tenait à jour le Livre d’Or de sa maison, dont la lecture de quelques pages ouvrant et fermant la saison m’avait révélé la nature de sa sensibilité. Toujours présent, à l'écoute, cependant lointain, perdu dans des réflexions ou des rêves. Se sentait-il seul ? Pendant ce temps, nous jouions aux cartes, à des jeux de société ou façonnions de petits chevaux en raphia.

Alors que je n’étais qu'un bébé, maman et marraine invitaient à danser des Polonais, soldats et officiers internés en Suisse après la guerre. Assurément, les enfants n'étaient pas témoins de ces bals improvisés. Et toi, y participais-tu ? Rarement, sans doute. Je n’ai jamais su non plus ce qu’en pensait grand-papa ; en tout cas, il les autorisait. Plus tard, le long des chemins, vos hôtes d’autrefois nous offraient des tablettes de chocolat que nous glissions sous nos chemises « petit bateau » pour les soustraire aux regards maternels ; en vain, si elles avaient fondu et dessiné des auréoles.

Grange-Wallier représentait aussi le lieu des grosses angoisses que provoquaient les cousins aînés dans les forêts avoisinantes. Des hommes noirs, bleus, rouges, pouvaient apparaître à tout bout de champ sur les sentiers. T’ai-je, une fois seulement, confié mes frayeurs ?

C'était également un lieu de mystères, car c’est là, un été, que je vis mon cousin Yves courir plusieurs fois par jour du perron au jardin où, derrière les buissons, il rendait l’âme. Il vivait le début d'une poliomyélite infantile, attaquant d'abord le cerveau, et ce furent nos dernières vacances ensemble. Quelques mois plus tard, la mort l’emportait. Et sa mère, deux ou trois étés après, se plaignit de maux de tête, symptômes d'une maladie similaire, qui l’emporta elle aussi.

Les repas se prenaient toujours à la même heure, d’une manière très cérémonieuse. Les enfants n'avaient pas droit à la parole, sauf quand ils étaient interrogés. Ton père siégeait en face de la belle-fille responsable de l’intendance au cours du mois, l’autre bru à sa droite, l’aînée de ses petites-filles, à sa gauche. L'ordre demeurait immuable. Petit à petit, en grandissant, nous parvenions à assouplir cette rigidité. Avant le dessert, les fils allumaient leur cigarette sans attendre que grand-papa ait achevé le repas. Aussi et à chaque fois demandait-il avec une tendre ironie si cela ne vous dérangeait pas qu’il mange pendant que vous fumiez. En dépit de nos réticences envers lui, qui nous paraissait déjà un vieux monsieur à l'âge de soixante ans, nous avons tous reconnu ultérieurement qu’il avait eu une patience d'ange et qu’il tolérait beaucoup de ses hôtes. Il arrivait même quelquefois que les parents qui avaient envie de sortir le soir lui confient enfants et adolescents, alors en pleine rébellion. La tâche ne devait pas être facile, or il l’acceptait en toute simplicité.

Cet homme que j’ai méconnu lors de mon enfance et de mon adolescence s'est révélé à moi à la fin de son existence et dans les lettres que tu as écrites à son sujet. Ainsi, il a oeuvré toute sa vie comme un rassembleur, maintenu solidement les traditions qui regroupaient les siens. Il a su apporter à sa maison de campagne, sans avoir l’air de rien et avec une grande modestie, une épaisseur de vie dont ses enfants et petits-enfants ont pleinement bénéficié et dont nous restons imprégnés aujourd'hui encore.

Grâce à lui toujours, tu as pu construire ta troisième maison dans sa propriété, dont il t’a cédé une partie. C'est dans ce même esprit que dans la sienne, à quelques mètres de la tienne, il a invité ton frère Bertrand à partager la moitié, créant ainsi une sorte de concession. Ainsi, jusqu’au jour de sa mort, il a été un homme généreux, bienveillant, soucieux de préserver la continuité familiale.

© Josiane Clerc

 

Page créée le 20.11.01
Dernière mise à jour le 20.06.02

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