Alfred et Éléphant
(peut-être une histoire
d'amour)
Éléphant était
là, juste sous l'unique arbre qui le protégeait
des premiers rayons du soleil, grattant mollement le sol comme
un éléphant qui s'ennuie.
Alfred (ce n'était pas son nom,
il n'en avait pas, et pensait à lui en s'appelant "lui",
mais nous le baptiserons Alfred pour le confort) s'étira,
avant de gratter mollement la toison grisonnante de son torse.
Il savait Éléphant était
sous l'arbre, c'était l'heure, la journée commençait,
s'annonçant une fois de plus torride, et la faim allait
bientôt pousser Éléphant à barrir.
Alfred préféra se lever,
abandonnant sans regrets sa couche d'herbes sèches,
les mêmes herbes dont il nourrissait Éléphant,
puis planté devant sa misérable hutte, trois
branches entrecroisées, il fixa l'énorme masse
grise qui fixait le pâle avorton.
Éléphant leva lentement
une trompe plus épaisse que la cuisse d'Alfred et barrit,
mille trompettes lacérant l'air de leurs griffes de
cuivre.
- J'y vais ! J' y vais nom d'une pipe,
ne soit donc pas comme ça impatient ! Tu sais que j'y
vais ! aurait hurlé Alfred, s'il avait eu le langage,
son poing osseux tendu vers Éléphant, mais il
n'avait que les onomatopées, et il dit "rumpf",
très fort, mais bien moins fort que l'éléphant
bien sûr, pas de comparaison.
Pour le confort, de nouveau, nous avons
tous besoin de confort, et peut-être même que
c'est vers le confort que tend toute l'énergie de l'humanité,
le confort d'être à sa place, le confort d'une
pensée immobile, le confort d'un sofa ou d'un suicide,
pour le confort donc, celui de l'histoire qui va suivre, les
onomatopées seront traduites en langage, l'important
étant le message, et non pas le média.
- J'y vais bougre d'âne ! grommela
encore Alfred (groar), mais plus doucement, il n'aurait pas
voulu Éléphant l'entende, qui sait ce qu'il
pensait des ânes.
Tournant les talons, sans même
un dernier regard pour l'éléphant, Alfred se
dirigea vers la falaise en contrebas, s'arrêtant tout
au bord, bras croisés sur la poitrine, le regard au
loin, de l'autre côté du fleuve, là où
l'herbe était verte. Il sentait les petits yeux pointus
d' Éléphant entre ses épaules, et jouissait
de cet instant de pouvoir avec une totale absence de scrupules.
Le meilleur moment de la journée, les minutes les plus
valorisantes de son existence, qui se répétaient
maintenant quotidiennement depuis qu' Éléphant
s'était rendu à l'évidence :
En dehors de l'unique arbre qui le
protégeait du soleil, il n'y avait pas la moindre brindille
comestible, pas la plus petite feuille, ni même une
épine d'acacia à se mettre sous la dent de ce
côté-ci du fleuve. A moins de manger la cabane
d' Alfred, à peine deux bouchées.
Un soubresaut de l'écorce terrestre,
une poussée de fièvre magmatique, avait tracé
une profonde faille dans le sol desséché, partant
du bord du fleuve et dessinant un long arc de cercle, pour
le rejoindre quelques kilomètres plus loin, emprisonnant
l'éléphant dans une zone stérile. D'un
côté, la falaise qui bordait le fleuve, bien
trop escarpée pour un éléphant.
De l'autre, la faille, aussi large
que deux éléphants, près de quatre mètres
en unité de mesure civilisée.
Au milieu peut-être une centaine
d'hectares de terre rouge et poussiéreuse, des cailloux,
des scorpions et quelques lézards, un arbre, Éléphant,
qui n'avait pas le choix, et Alfred qui l'avait, du moins
le croyait-il.
Durant la plus grande partie de sa
vie, Alfred s'était posé des questions: que
dois-je faire ? Ou erre-je ? A quoi bon ? Et pourquoi ? Pourquoi
moi ? Et quand j'ai mangé du poisson et des lézards,
je fais quoi ? Et ce truc toujours dur entre mes cuisses,
où le mettre ?
On pourrait penser que sans mots, ces
concepts quasi métaphysiques ne trouvent pas de place
sous un occiput aussi obtus, et à la vue des arcades
sourcilières proéminentes d'Alfred, il pourrait
sembler presque impossible que de telles pensées s'agitent
sous l'os épais, mais d'autre part, l'Homme s'est toujours
demandé où fourrer son truc, et les interrogations
subsidiaires ne sont que subsidiaires. Quand on sait où
le mettre, on sait pourquoi on mange du poisson et des lézards,
et même du steak de cheval avec des pommes frites. Ou
des huîtres au gingembre.
Éléphant barrit, et Alfred
sursauta, manquant tomber du bord de la falaise, dévisser,
comme disent les alpinistes.
Il se tourna vers l'éléphant immobile, à
part les oreilles, qui trépignaient.
- Tu fais encore une fois ça,
et je reviens pas ! Je passe de l'autre côté
et j'y reste ! (frttt graarg houap)
Éléphant lui lança
un regard mauvais. Il lui arrivait de haïr ce petit homme
à la trompe minuscule mais rigide, qu'il pointait vers
lui à tout bout de champ, dérisoire sagaie rose
qui lui rappelait le membre démesuré de ses
compagnons, mâles solitaires violeurs et violents, toujours
prêts à féconder une femelle aussi jolie
qu'elle, la plantant comme on plante une plante, inondant
la terre fertile de son ventre.
Éléphant était
une dame, ce qu'Alfred n'aurait jamais imaginé. Il
associait la taille et la puissance d'Éléphant
à des valeurs typiquement masculines, et ses longues
défenses jaunâtres ne faisaient que le confirmer
dans cette idée.
S'il l'avait su, il est possible qu'il
aurait essayé de lui mettre son truc, ce qui aurait
bien fait rigoler madame éléphant, si elle l'avait
laissé faire.
Alfred lança un regard victorieux
à Éléphant qui se tenait coït, ne
bougeant même plus ses oreilles. (Afrique, grandes oreilles,
Asie, petites oreilles, celles Éléphant étaient
moyennes, inclassifiables).
Il haussa les épaules, qu'il
avait maigres mais solides, et son talon nu chercha la première
prise dans les rochers qui descendaient jusqu'au fleuve. Facile
pour lui, avec ses petits pieds et son poids plume. Éléphant
le vit disparaître, d'abord les jambes, brunes et musclées,
puis le haut des cuisses, et ce truc dur, le torse, et finalement
la tête, avec tout ses poils gris et mou dessus, rien
à voir avec ses poils à elle, rares, mais plus
coriaces qu'un fil de fer, de vrais poils d'éléphant
porte-bonheur.
Alfred s'écorcha le mollet droit
contre une arête rocheuse, et se cassa l'ongle du médium
en se rattrapant à une racine fossilisée, mais
il ne prêta aucune attention à ces détails,
descendant la falaise rouge comme une chèvre sauvage,
et poussant un grand cri une fois arrivé en bas, enivré
par l'odeur puissante du fleuve. Cela sentait la moule et
l'algue, le sperme de poisson et le crabe en chaleur, et Alfred
aimait ça.
Il pénétra dans l'eau
en bandant plus que jamais, et les vaguelettes qui le chatouillaient
lui arrachèrent un nouveau cri, de soulagement celui-ci.
Le fleuve lui faisait toujours cet
effet, et s'il avait lu Freud, pour autant que Freud existe
dans sa dimension spatio-temporelle, et qu'il su lire, et
qu'il le comprenne, et qu'il fasse le rapport entre une généralité
et son cas concret, Alfred aurait eu de quoi penser, et peut-être
qu'il n'aurait pas dormi beaucoup ces derniers temps, mais
Freud, en onomatopée, signifiait Freud, rien de plus,
comme gargl signifiait gargl, alors n'en parlons plus.
Alfred traversa le fleuve, à
la manière d'un petit chien, battant des pieds lorsque
il n'avait pas fond, ce qui était rare, par rapport
aux bancs de sable qui se suivaient, dos d'âne ma fois
très pratique pour un aussi piètre nageur.
Arrivé de l'autre côté,
Alfred se laissa tomber sur le sable blond, rigolant tout
seul. Il pensait à Éléphant, coincé
là-bas, qui devait sûrement se mordre la trompe
en l'imaginant du bon côté, celui où l'herbe
est verte, alors que lui, Alfred, ne mangeait même pas
d'herbe, juste des lézards et des poissons, ha ha ha.
Allongé au soleil, déjà
sec, Alfred pensait à Éléphant, et une
boule dure et compacte s'installa dans son ventre, comme de
la haine en concentré, ce qui lui arrivait parfois,
c'est normal.
Il n'avait jamais aimé les éléphants,
son totem était le lézard, ce qui n'a vraiment
rien à voir. Les lézards, Alfred les comprenait.
Un lézard a le sang froid, et se réchauffe au
soleil, attendant d'avoir la bonne température pour
gober insectes volants et rampants. Le lézard était
simple, amical, fonctionnant selon des schémas totalement
prévisibles, et n'essayait pas de vous influencer de
ses petits yeux noirs, bien au contraire. Pour Lézard
le lézard, tout être plus grand qu'une sauterelle
était un prédateur en puissance, et le but était
de disparaître dans un trou au plus vite, quitte à
y laisser la queue, amuse-bouche dont Alfred raffolait.
Les éléphants étaient
beaucoup plus difficiles à comprendre que les lézards.
Déjà leurs yeux, si pointus. Vous avez déjà
essayé de regarder un éléphant bien en
face, dans les yeux ?
Aucune chance. L'éléphant
vous terrasse, pour peu que vous acceptiez de jouer dans les
règles du jeu, sans coup bas, sans pygmée qui
lui coupe les jarrets par derrière.
Une éléphante d'autant
plus, les femelles de toutes races ayant développé
depuis belle lurette le pouvoir de glacer sur place le mâle
d'en face, mollusque, reptile ou hominidé, aussi entreprenant
soit-il, les exemples sont innombrables, il n'y a qu'à
regarder les reportages animaliers, où elles protègent
leurs trésor de fille avec tentacules, griffes et piques,
courant bien souvent plus vite que le bandeur, sur de courtes
distances néanmoins.
- Bon, au boulot ! (grrrr)
Alfred sauta sur ses pieds, presque
guilleret.
Même s'il lui arrivait de maudire
ce sale Éléphant l'éléphant, avec
ses barrissements et sa voracité, il était tout
même bien content de se mettre au travail, et se fit
plaisir en prenant tout son temps pour trouver une belle pierre,
blanche, veinée de bleu, qu'il affûta en trois
coups de galets.
Une belle pierre pour couper les herbes
vertes, les herbes pour Éléphant
Il croqua une imprudente perchette
qui s'était aventurée trop près du bord,
la folle, et souriant de tous ses chicots, Alfred se jeta
dans les hautes herbes coupantes, balançant sa pierre
à gauche, puis à droite, taillant et coupant
jusqu'à en perdre haleine, qu'il avait mauvaise.
Alfred empila sa taille d'herbe, 1
m 59, il était petit, mais musclé, et n'eut
aucun mal à soulever la lourde botte, et à traverser
le fleuve avec cette charge sur son dos, la jetant à
terre en arrivant de l'autre côté, mais juste
le temps de remplir une calebasse d'eau, au moins trente litres,
qu'il accrocha à sa taille.
Les muscles roulants nerveusement le
long de son corps, Alfred commença l'escalade, les
tendons au point de rompre, très fier de lui, grimpant
comme Araignée l'araignée, tandis que ses doigts
laissaient des traînées sanguinolentes sur la
roche rouge, marquant le chemin qu'il suivait, encore et encore,
pestant et jurant (groarr et grouich ) à chaque fois.
Ce jour là, Alfred fit cinq
voyages, le soleil se couchait, colorant coins et recoins
d'orange, puis de mauve, et Éléphant, repu,
aima l'Homme, facile, la panse pleine, ronflant à pleine
trompe, couchée sur le côté, une défense
pointant vers le soleil mourant qui disparaissait au loin,
dessinant ses ombres sur la savane.
Les années suivantes ne furent
que répétition, routine et replay. Alfred mangeait
lézards et poissons, nourrissant Éléphant
d'herbes vertes et l'abreuvant d'eau du fleuve, et parfois
le pachyderme laissait l'homme grimper sur son dos rugueux,
les talons plantés juste derrière ses oreilles
d'Afrique ou d'Asie, et il (elle) galopait à en perdre
le souffle sur la terre poussiéreuse et craquelée
qui tremblait autour d'eux.
Alfred adorait ça, et l'éléphante
qui au début ne voulait qu'être gentille, finit
apprécier ce petit poids la chevauchant. Somme toute,
ce furent de belles années, mais ce n'est qu'après
que l'on s'en rend compte, quand elles ont passé, et
que l'on se dit : ma vie est à chier, c'était
bien mieux avant. Quand je fonçais en éléphant,
ou en BMW, cheveux au vent, oui, j'avais des cheveux, et mon
poil n'était pas si blanc.
Contrairement à Éléphant
l'éléphante, Alfred vieillissait mal. Alors
qu'il y a peu il faisait facilement six, voire sept voyages,
chargé d'eau et d'herbe, il diminua peu à peu
la cadence jusqu'à ne plus traverser le fleuve que
trois fois. Puis deux.
Bientôt, Éléphant
barrissait du matin au soir, secouant trompe et oreilles,
tellement tenté par les feuilles de l'arbre sous lequel
il s'abritait, qu'il devait planter ses défenses dans
le sol, labourant la terre rouge à en pleurer de douleur,
laissant rouler sur sa peau épaisse, une vraie peau
d'éléphant, des larmes d'éléphant,
grosses comme le poing.
D'après les spécialistes,
un éléphant a besoin d'environ cent kilos de
nourriture par jour. Sans compter l'apport liquide, qui ne
doit pas être négligeable, mais les chiffres
exacts son plus difficile à trouver. Alfred commença
à tousser, une méchante toux qui l'épuisait,
raclant le fonds de ses bronches pour en extraire les plus
sombres muqueuses, bien vite striées de sang.
Une poignée d'antibiotiques,
même des génériques, l'auraient guéri
en moins d'une semaine, mais il est des époques et
des lieux où l'on meurt pour rien, une piqûre
de moustique, ou un suçon de sangsue, surtout au Sud.
Éléphant attendit longtemps
ce jour là, à moitié abruti par l'effet
conjugué de la chaleur et de la soif, ne ressentant
même pas la faim tant son gosier le brûlait, et
pourtant il ne mangeait pas depuis plus de trois jours, trois
cent kilos de fourrage qui manquaient à sa carcasse
grise dont les côtes dessinaient le contour. En fait,
Éléphant ressemblait à ces photos d'enfants
biafrais, c'est resté, ça, le Biafra, même
si on peine à le situer, là-bas, vers l'Inde,
le Golfe du Bengale peut-être, toujours inondé.
Haut-perché sur ses pattes, le ventre flapi et pendouillant,
Éléphant faisait peine à voir.
Lorsque le soleil se coucha, il s'approcha
de la hutte de l'Homme, en titubant, c'était un peu
triste, c'était un si bel éléphant il
y a encore peu. Éléphant se laissa tomber sur
le sol, la trompe à portée d'Alfred, qui s'en
saisit, la serrant contre lui. Ce fut sa dernière nuit,
au matin, Éléphant était seul. Il hésita
un instant à se relever, pour enfin dévorer
les feuilles de l'unique arbre, mais les mains de l'homme
crispées sur sa trompe l'en empêchèrent,
oh pas physiquement, bien sûr, mais il lui répugnait
de briser le contact, et trouvait cette fin plutôt romantique,
c'était une femelle, ne l'oublions pas, et une bonne
serrée de trompe valait bien une promenade en gondole.
Un éléphant a une puissance
vitale hors du commun, proprement éléphantesque,
et Éléphant agonisa longtemps, étonnamment
serein, malgré la brûlure du soleil, la soif
et la faim qui le faisaient délirer, projetant sur
l'écran de ses paupières des images surgies
d'un passé oublié, sa fille qu'elle avait tant
aimé, les feuilles à profusion, et l'eau à
volonté.
Éléphant s'éteignit
doucement, bougie soufflée par un enfant, heureux de
voir qu'Alfred l'avait attendu, pour qu'ils y aillent ensemble,
main dans la trompe, comme ils avaient vécus.
© Michel Arpa
Page créée le 01.05.01
Dernière mise à jour le 01.05.01
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