retour à la rubrique
retour page d'accueil

 

Bruits de moteur

Juillet se termine et suinte à tout va sa moiteur envahissante. Je peine à suivre les décalages entre mon rythme naturel qui me prédispose à sortir dès que le soleil se couche et à rentrer juste avant les premières lueurs de l’aube et entre le rythme de mes riverains qui poussent à fond les moteurs hurleurs de leur sulfateuse dès les heures primitives de la matinée et qui ferment leurs magasins alors que tout juste je bois mon premier café.

Le verdoiement diffus de mon radio réveil dessine les ombres connues de ma chambre. Enroulé dans une fine couverture de coton, je cherche un sommeil qui tarde, dérangé dans un tempo qui n’est pas le sien. Mon esprit dérive au gré des associations mystérieuses de mon cerveau alangui. Soudain un moteur titille mes tympans, enfle progressivement, s’associe au crissement du gravier, s’éloigne et brusquement stoppe sa vie. « Tiens, ce voisin –là non plus ne dort pas ! »…

1976, treize ans… et la malheureuse compréhension que mon père agace au plus au point ma mère lorsqu’il rentre après 20h. Sentiment angoissant d’un enfant qui s’aperçoit qu’il n’en est plus un et qui comprend de plus en plus de réalités qui l’effraient et qui le poussent à grands coups de pied hors d’une enfance si amusante et protectrice. Combien d’heures j’ai passé derrière ce lourd rideau à guetter les lueurs des phares qui prennent le bon embranchement tout là-bas, proche de la ville ? Chaque lumière porte l’espoir du soulagement mais beaucoup trop se fondent dans la nuit, là, à droite de ma fenêtre de guet, tordant encore plus mon bas-ventre des crispations de l’angoisse. Quelques-unes unes répondent à mon espoir visuel mais le cliquetis accentué des soupapes ou le son trop aigu qui prédomine me parlent et je sais que la Triumph espérée ne me susurre pas à l’oreille les sourds et rauques feulements de son huit cylindres en V qui instantanément soulagent mon corps et mon âme d’un violent apaisement. Je retrouve alors le doux contact des draps et oublie le contraste désagréable d’un radiateur chauffé à bloc et la froideur d’une vitre dure et lisse.

1998, 35 ans … un vendredi soir comme j’en ai trop subi. Un amour qui s’envole à grands tirants d’aile et un ultime et désespérant espoir qui me ronge. Chimères d’un condamné qui essaie de se persuader lui-même d’une évidence qui lui jette au visage jour après jour sa réalité. Sensation angoissante d’un adulte qui sait qu’inévitablement il se fait pousser à grands coups de pieds hors d’une vie maritale vers un inconnu, effrayant par le vide qu’il prédit. Un sommeil qui ne vient pas, bien trop préoccupé par un cerveau et un cœur en pleine ébullition. Des multitudes de cliquetis, d’échappements aigus, rauques, feutrés, assourdissants, des régimes qui montent et descendent selon les vitesses engagées, des crissements de pneu… « Merde pourquoi prennent –t-ils tous cette rue le vendredi soir ? Les autres soirs tout est calme, je n’entends rien » Rien ? Rien de ce vacarme mécanique, certes, mais écoute bien ce qui caresse la membrane de tes tympans et qui couvre tous les bruits extérieurs : un doux chuintement de respiration féminine.

Je la devine en d’autre compagnie que la mienne et je sens au fond de moi qu’elle se love dans des bras étrangers. Seul le sourd grondement de son "Eclipse" me donnera cette satiété qu’accompagnait mes orgasmes passés. Sombrer dans le gouffre de l’oubli : mescaline, cocaïne, LSD, seriez-vous encore au rendez-vous ? Je sens votre souffle dans mes veines et pourtant je tarde à lâcher la minuscule branche qui me retient encore au bord de l’abîme.

Juillet 2001, Dieu qu’il est bon de pouvoir faire abstraction totale de ces bruits de moteurs diaboliques ! Lentement je desserre mes doigts et la minuscule branche s’agite encore tout là-haut, tandis que je plonge supersoniquement dans les profondeurs du sommeil.

© Jérôme Bagnoud

 

Page créée le 01.05.01
Dernière mise à jour le 01.05.01

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"