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A la vie.
Ma fille Zoé.
La beauté des enfants.
Pour Isabelle B.

MAKENDA

ll me fut donné d'être là, il le fallait, sans aucun doute. Un travail, une rencontre qui allaient modifier le court de ma vie, tracer le subtil chemin de la femme nouvelle que j'allais devenir.

J'étouffe et je suis jeune.

Je ne sais qui je suis, ce vers quoi je tends: des buts flous, des peurs, l'inaptitude d'affronter cette jeune mais finalement femme que je deviens. Je les ai atteints, ces fantasmagoriques vingt ans. Et qu'ai-je en plus? La liberté idéalisée est là, du haut de sa trop mythique notoriété, avec son fatras gênant de détails pratiques, de solitude, avec surtout son percutant silence: le silence d'être seule face à soi même.

Je comble ce vide qui est mien en tribulations diverses; je me saoule de rêveries, je trébuche, me relève, les genoux écorchés, l'âme aussi: j'ai mal.

Devant l'urgence, la détermination d'avancer. Pourtant, les moyens semblent me faire défaut. Le temps ? Peut-être. Le courage ? Beaucoup. La persévérance ? En permanence.

L'indispensable est: la voix à choisir, à suivre, celle-là même qui guidera mes pas, au quotidien, veillera sur moi et mes rechutes. De qu'elle voix est-ce que je parle ? Je l'attends, je la sens, quelque part, tout proche.

J'embarque, destination tropicale, un travail temporaire, une aventure dans laquelle je me jette, sans conscience, mais avec totale confiance, une fuite que je crois extérieure à moi.

L'île m'accueille de son soleil, de sa mer émeraude, de ses indigènes. Leurs sourires éclatants, leurs chapeaux de paille, leur brouhaha enchantant: une impression fulgurante d'être de retour chez moi, subtilement mêlée à l'appréhension pour cet inconnu exotique.

La tête me tourne, le paysage déferle en moi comme un flot de nouvelles images, que je m'empresse de cataloguer, des points de repères... qui m'obligent à oublier l'espace de la découverte, mon esprit torturé, tout comme les odeurs de ce marché coloré, le goût rafraîchissant de cette mangue orange tendre, du contact de ces mains à la peau tannée par le soleil qui s'amusent de mes cheveux clairs et plats. Soudain, un fou rire inextinguible: à quelques pas de moi, un âne pressé renverse une échoppe qui déverse devant notre véhicule fruits, légumes et quelques poules affolées qui viennent se percher sur le capot.

Le temps s'est arrêté pour moi, je vis chaque minute, me délecte de toutes ces nouvelles sensations: j'en frissonne.

En quelques jours, j'apprends à me repérer. Un quotidien étonnant s'installe, sans cesse interrompu par les mille facéties de la vie d'ici. Un quotidien établit sur la souplesse d'esprit, l'adaptation: deux notions nouvelles qui commencent à germer en moi. C'est à ce moment précis que tu décides d'entrer dans ma vie.

Tu m'es apparue, un soir, dans tes haillons.

Tu m'es apparue, noire, les cheveux en bataille.

Tu m'es apparue et m'a offert ton sourire, Makenda.

Tu viens ici, à la coopérative: il y a à manger. Ni bavarde, ni sauvage, tu manges, repars en chantant. Souriante, l'enfant au ventre bien rempli me fait signe de la main: ton regard seul me bouleverse déjà.

Ce nuit là, allongée dans le hamac, j'écoute le murmure de la mer proche; je pense à toi et n'arrive pas à trouver le repos. Qui est le petit bout de femme qui habite en toi ? Pas encore femme, plus tout à fait une enfant, il m'est impossible de te donner un âge. Je revois ton regard se plonger dans le mien, sa profondeur, son intensité. Alors, tout doucement, des larmes salées glissent le long de mes joues, sans que je puisse en expliquer le pourquoi. Qui es-tu ? Qui suis-je, Makenda ?

Le lendemain, tu es là, ponctuelle, avec sur la tête un énorme ballot de linge: je t'accompagne à la rivière où, tout en lavant le linge, tu chantes. J’aperçois tes doigts agiles, forts, qui pétrissent non sans quelque habitude, la montagne de tissus. Je me demande d'où tu viens, pour qui travailles-tu. Mes doigts rougis par l'eau froide te font rire.

Puis, le temps d'une baignade, tes cris d’allégresse emplissent l'air d'une mélodie enfantine. L'eau ruisselante sur ton petit corps d'ébène, tes frissons, cette eau que tu bois de tes mains, tu es si forte et fragile en même temps que je n'ose te serrer dans mes bras, par crainte d'effaroucher l'amitié naissante.

Du bout du doigt, j'écris ton nom : MAKENDA, je te l'apprends, je t'apprends un peu qui tu es. Cela te plaît, ton sourire m'en dit long.

"Est ce que tu vas à l'école?" Tu hoches la tête en un long et grave non.

"Est-ce que tu veux aller à l'école, Makenda?"

Deux petits bras frais s'abattent autour de mon cou et tu me plantes un énorme baiser sonore sur la joue. Ta joie m'atteint en plein cœur. Maintenant, je ne sais comment, il va falloir que je me montre à la hauteur devant cette proposition, qui, je m'en doute un peu, ne va pas être des plus aisée à mettre sur pied... Mais, je suis fière. De quoi ? Je me sens responsable, un but concret, des moyens à trouver, pour le bonheur de cette enfant!

Et pourtant, Makenda, la vie pour toi, un matin s’est terminée. Sans explication.

Tu n’es pas revenue, tu n’es JAMAIS revenue.

La mort t’a emportée, Makenda, toi, petit cœur fragile, dont le prénom m’en a dit long sur ton court chemin : Makenda, la Souffrance.

© Isabelle Benza-de Montille
août 1994.

 

Page créée le 16.05.00
Dernière mise à jour le 16.05.00

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