Les rêves de Stella
Walsh
Stella Walsh fut réveillée
en sursaut par un fracas dont elle nidentifia
pas tout de suite la source. Elle entendait remuer
les bibelots alignés sur sa table de chevet.
Les meubles même tremblaient et les murs vacillaient.
À en juger par le bruit qui provenait du corridor,
lagitation devait être à son comble
dans les autres pièces. Quelquun secouait
la porte de sa chambre et appelait : «Stella
!
» Une voix dhomme, quelle
ne connaissait pas. Que se passait-il ? Un tremblement
de terre ! Ce nétait pas la première
fois. La zone était traversée de failles
souterraines qui la soumettaient particulièrement
aux séismes. Elle se força à
ouvrir les yeux.
Tout était immobile
et silencieux dans lobscurité de laurore
automnale. Stella rassembla ses esprits en sappuyant
sur un coude. En fait, elle venait de se réveiller
à linstant. Elle avait rêvé...
La jeune femme se leva, soulagée
de sentir le sol stable sous ses pieds. En passant
à la salle de bains, elle sassura que
sa fille, Deborah, dormait encore. Paul, son mari,
voyageait de nouveau à létranger
pour son travail. Depuis quil avait été
nommé sous-directeur par son employeur, une
société dimport-export, il devait
fréquemment séjourner dans différents
pays dEurope. Cétait la rançon
de la réussite professionnelle, sans doute.
Le pire, cest quelle sy était
habituée
Deborah, en revanche, réclamait
son papa matin et soir.
Stella examina son aspect dans
le miroir de la pharmacie. Longs cheveux foncés,
visage émacié, yeux gris bleu, seins
fermes, elle restait dattaque malgré
ses trente-quatre ans. Il faut dire quelle y
mettait du sien, des séances chez lesthéticienne
au supplice de la salle de fitness. Enfin, le résultat
était payant.
Après avoir sacrifié
aux tâches matinales lever de Deborah
(petit trésor aux joues roses et aux cheveux
soyeux, de la même couleur que ceux de maman),
petit déjeuner, habillement , elle accompagna
la petite sur le chemin de lécole, jusquà
ce que celle-ci lui dît quelle pouvait
continuer seule parce que ses amies arrivaient. Stella
fit un crochet par le supermarché du quartier
et rentra, relevant le courrier au passage.
Elle se servit un café
noir et sassit à la table de la cuisine.
Tout en le buvant et en savourant un croissant complet,
elle sépara les journaux, les factures et les
lettres. Un carton dinvitation retint illico
son attention. Il sagissait dune exposition
de peinture organisée par une vague connaissance,
membre dune association culturelle dans laquelle
elle avait quelques relations. Une résidence
pour personnes âgées de la région
faisait office de galerie. La reproduction qui illustrait
le recto du bristol lui donna envie de voir les autres
toiles de lartiste. Stella décida de
se rendre au vernissage, qui aurait lieu le lendemain
après-midi, pendant que Deborah serait à
lécole. Elle culpabilisait un peu de
se consacrer ainsi à des activités quelle
aimait sans sa fille ni son mari. Pourtant, elle puisait
dans ces escapades solitaires le courage de continuer
à affronter le quotidien.
En lisant les nouvelles internationales,
elle apprit quun séisme avait fait trembler
le sud-ouest du Japon. Par association didée,
elle repensa à son rêve du matin. À
ceux de ce genre, elle préférait nettement
les songes paisibles qui la voyaient planer au-dessus
des campagnes, samusant à éviter
les cimes des arbres et des toits, avec effort parfois.
Il y avait aussi les rêves dans lesquels elle
lévitait, debout à dix centimètres
du sol, et se déplaçait dans cette position,
tel un mannequin de cire sur un coussin dair
invisible. Malheureusement, on ne choisit pas ses
rêves.
***
Alliant lénergie
à la grâce, Stella lança la portière
de sa voiture en lui imprimant lélan
nécessaire à la fin de sa course. Elle
ne niait pas une certaine fierté à rouler
au volant de cette Toyota Celica rouge, sous les regards
concupiscents de la gent masculine. Elle traversa
le parc dun pas décidé. Sa tenue
chic soulignait sa beauté et sa sensualité.
De construction récente,
le bâtiment respectait pourtant larchitecture
classique du village : tuiles rosées, murs
cannelle et persiennes brunes. Le hall dentrée
sapparentait à une salle de bistrot,
avec de grandes tables rondes disposées çà
et là. À certaines dentre elles,
des créatures plissées, racornies, subissaient
le temps devant une tisane ou une bière, la
pipe vacillante ou la lèvre tremblante, le
torse immobile, les prunelles seules manifestant une
certaine vivacité. Après un bref tour
dhorizon, Stella sapprocha dune
affiche devant laquelle se tenait Roman, le peintre
en question. Il la dépassait dune bonne
tête, quil avait couverte de cheveux blancs.
Les civilités dusage passées,
il lui montra la direction à suivre et elle
sengagea dans un couloir parqueté, croisant
quelques visiteurs.
Elle sattardait devant
les toiles quelle trouvait à son goût,
lesquelles représentaient pour lessentiel
des paysages de la contrée en différentes
saisons. Selon les indications des flèches
apposées sur les parois, elle emprunta un escalier
afin de passer à létage supérieur.
Les portes en enfilade lui
firent penser à celles dun hôtel.
Au détour dun corridor, Stella rencontra
un vieillard courbé dont le regard en dessous
la mit mal à laise. Elle ne put détacher
son attention de cette silhouette qui séloignait
dans la pénombre. Elle termina sa visite avec
les idées brouillées, essayant de percer
les raisons pour lesquelles la vue de ce bonhomme
chenu lavait troublée à ce point.
Après avoir distraitement salué son
ami peintre, elle remonta dans son bolide et fonça
à la maison.
***
Au milieu de la nuit, Stella
eut soudain la sensation dune présence
dans sa chambre. «Sans doute Paul qui rentre
déjà
» se dit-elle. Une pression
sur le matelas lui indiqua quon sallongeait
auprès delle. Se réveiller pour
vérifier que
Sa conscience fit un effort
pour prendre le dessus et Stella émergea de
son sommeil. Il ny avait personne avec elle
dans le lit. La jeune femme alluma sa lampe de chevet,
mais la lumière ne révéla rien
dautre que le vide. Elle recouvra sa lucidité
et se souvint que Paul ne devait revenir que le surlendemain.
Au matin, dans les secondes
précédant son éveil, Stella fit
un rêve qui restait présent dans sa mémoire
après que le radio-réveil se fut déclenché
: une sorte décrevisse géante
à la peau transparente, qui permettait de voir
ses organes internes, se dressait devant la ferme
de son enfance, atteignant presque son faîte.
Paul sétait hâté vers lintérieur
en quête dune arme, pendant que Stella
battait des bras et sélevait dans les
airs afin de repérer sa fille den haut.
Après avoir décollé, elle avait
plané en cercle sur les environs jusquà
ce quelle vît Deborah. Celle-ci marchait
un peu à lécart et semblait la
chercher aussi. Soulagée de lapercevoir
saine et sauve, Stella avait amorcé la descente
en direction de son trésor pour se poser. Sa
veste gênait ses mouvements. Comme elle essayait
de sen débarrasser en plein vol, son
geste lavait déstabilisée et elle
était tombée en vrille. Elle sétait
écrasée face contre terre, devant une
grange dhabitude, elle atterrissait en
douceur. Devant la porte à deux vantaux, dont
les planches disjointes laissaient filtrer le jour
qui entrait par les trous de la toiture, se tenait
un petit vieux édenté, au sourire inquiétant,
dont la bouche souvrait sans émettre
de son.
Ptit Pierre. Le vieux,
cétait Ptit Pierre, et cétait
lui quelle avait croisé à lexposition.
Elle le situait maintenant : un vieux monsieur dont
elle avait peur étant enfant, quand il rendait
visite à ses parents et que ceux-ci lobligeaient
à lui dire bonjour. De fait, elle lavait
toujours connu vieux, ratatiné, noueux comme
le pommier séculaire qui envahissait le potager
de sa mère. Elle trouva quand même son
rêve bizarre, à tel point quelle
décida de retourner à la maison de retraite
dans la journée.
***
Stella conduisit Deborah à
lécole dans leuphorie, car il y
avait piscine ce matin, fit les commissions du jour,
puis se rendit au foyer. Elle demanda à une
dame vêtue dun uniforme si elle pouvait
la mettre en rapport avec un pensionnaire, dont elle
lui fit une brève description puisquelle
ignorait son patronyme. Lhôtesse acquiesça
et la guida jusque dans un local de loisirs où
une multitude dancêtres se faisaient tuer
par le temps. Stella aperçut aussitôt
Ptit Pierre parmi eux.
Il ne fut pas surpris de cette
visite, paraissant même lattendre. Stella
sassit en face de lui.
«Il me semble vous connaître,
commença-t-elle.
Oui, fit le petit vieux
qui la scrutait de ses yeux chassieux, on sest
croisé hier
Mais est-ce quon
ne se serait pas déjà vu avant ?
Mmm, oui, bien sûr,
il y a longtemps, vous étiez encore jeune,
enfin je veux dire plus jeune, presque enfant
Cest ça
! sexclama-t-elle, chez mes parents
Exactement
Cest drôle,
jai rêvé de vous cette nuit, et
ce rêve ma tellement marquée que
je suis venue.»
Là encore, Ptit
Pierre accueillit cet aveu sans étonnement,
comme sil découlait pour lui dune
logique absolue.
«Cest normal, enchaîna-t-il,
cest parce que jai quelque chose à
vous raconter.»
Ébahie, Stella lui fit
un signe de la main pour linviter à parler.
Il prit son souffle et, plein démotion,
se mit à narrer ce que sa mémoire réservait
depuis longtemps pour cette interlocutrice.
«Voilà, dit-il
un peu gêné, à cette époque,
jétais une sorte de vagabond, vous vous
en souvenez peut-être. Les gens du pays moffraient
le gîte et le couvert au fil de mes pérégrinations.
Un soir où jétais chez vous, votre
père mavait autorisé à
passer la nuit dans la grange. Pelotonné dans
un nid de foin, sur le pont supérieur, jai
entendu quelquun entrer en bas, dans la remise.
Je suis resté caché, mais je me suis
avancé au bord de la plate-forme et
ça
été affreux
»
Il sinterrompit, comme
sil visualisait des images tirées du
passé pour mieux les digérer, plantant
son regard dans les motifs sinueux du linoléum,
avant de se lancer :
«Il y avait une fille
dune quinzaine dannées, suivie
dun type un peu plus âgé. La nuit
était avancée et je ne les distinguais
pas très bien
»
***
La fille court vers léchelle
appuyée contre une masse de fourrage et lhomme,
dont le souffle gras samplifie, se dirige droit
sur elle. Elle a gravi quelques échelons quand
il lattrape par une jambe et tire avec force.
Elle tombe sur le dos. Son cur tambourine dans
ses tempes. Sa tête va éclater.
Agitant les mains et les pieds,
à la manière dune araignée,
elle recule dans les copeaux répandus sur le
sol, heurte les bûches entassées sous
létabli. Il dit quelque chose. Des trivialités
dont elle ne comprend pas le sens. Elle ne voit plus
que la crasse de son pantalon. Paralysée, elle
aimerait être une véritable araignée,
sévader dans les fentes du tas de bois.
Il saccroupit devant
elle, sagenouille à califourchon sur
ses jambes, pose une main sur un mollet. Elle vacille.
Elle devrait vomir, mais la frayeur lentrave.
Une main flétrit ses cheveux, tandis que lautre
écarte déjà lourlet de
sa robe. Les doigts remontent une cuisse. Être
une araignée !...
Elle savance et se lève
brusquement. Son genou frappe le menton de lhomme.
Elle essaie de le contourner, mais déjà
il sest redressé et la plaquée
contre létabli. Il ricane et sa respiration
saccélère.
«Elle est farouche, la
panthère... hihihi...»
Son haleine dégage des
relents de fosse à purin. La fille a des renvois
de bile que son corps réprime malgré
elle. Le salaud met ses mains à plat sur létabli,
de part et dautre de sa proie, sappuyant
avec obscénité contre son ventre.
Soudain, il décolle
la main droite et la lance entre les jambes de ladolescente.
Profane le bouclier de tissu. Atteint la naissance
des cuisses. Hurle !
Un cri de fou. Des jets de
sang. Il détend son étreinte, tournoie,
ses yeux exorbités cherchant des bouts de chair.
***
«La hachette quelle
venait dabattre de toute sa haine sur les doigts
du mec était restée fichée dans
létabli. La petite a bondi, mais ce fumier
navait pas eu son compte. Il la empoignée
et la jetée contre la paroi. Elle a dû
sévanouir car elle est restée
inanimée par terre. Il a pris la hachette et
il sest acharné sur la malheureuse
Ensuite, il a enveloppé sa main sanguinolente
dans un paquet détoupe qui traînait
par là et il a nettoyé les traces du
drame. À laide dune bêche,
il a enterré la jeune fille et la paille qui
était tachée, ainsi que ses propres
doigts, quil avait dû ramasser aux quatre
coins de la remise. Javais si peur que je ne
suis pas intervenu, et que je nai jamais rien
dit à personne. Les jours suivants, la fille
était portée disparue
Lorsque
je vous ai rencontrée dans ce corridor, hier,
jai pensé que cétait un
signe du destin : je devais vous dévoiler mon
secret !»
***
Depuis son entretien avec le
vieil homme, Stella évoluait dans une brume
irréelle. Elle doutait de ses divagations,
mais se posait des questions
Plusieurs coïncidences
étaient troublantes. Cétait effectivement
à cette période que son amie Patricia
sétait volatilisée !
Un
soir, elle nétait pas rentrée
chez elle. La gendarmerie avait fouillé les
bois environnants, interrogé les voisins
notamment la famille de Stella , les autres
habitants du hameau et les collègues dusine
de ladolescente, sans succès. On avait
conclu à une fugue, avec un gars de la ville,
ou un gitan que Patricia voyait de temps en temps.
Et puis il y avait la mutilation infligée à
lagresseur !
***
La nuit daprès,
Stella se trouva dans la jungle vietnamienne, en pleine
guerre. Elle était dans larmée
et faisait partie dun groupe qui tentait déchapper
à une patrouille ennemie. Subitement séparée
de ses compagnons, elle fut surprise par un combattant
adverse, essuya une rafale de mitraillette et seffondra.
Lautre continua pourtant de lui tirer dessus.
Elle était encore consciente et les impacts
des balles secouaient tout son être. Comme elle
réalisait quelle allait y passer, elle
vit son bourreau sapprocher, se planter derrière
sa tête, pointer le canon de son arme sur son
front, posément, et presser la détente
dune main à laquelle manquaient les dernières
phalanges
À la première balle,
elle sentit une brûlure aiguë au sommet
du crâne avant de se réveiller, le cur
affolé, les idées confuses, un peu traumatisée.
Tout le matin, elle rumina
les atrocités que Ptit Pierre lui avait
racontées. Laprès-midi, elle partit
dès que Deborah fut sortie, sans avoir lavé
la vaisselle. Elle sarrêta à la
quincaillerie du quartier et acheta une pelle.
***
Le décor navait
pas tellement changé. Quelques arbres en moins,
quelques façades repeintes, cétait
tout. À cette heure de la journée, une
douce torpeur régnait dans la campagne. On
ny voyait âme qui vive. Ceux qui nétaient
pas à leur travail en ville saffairaient
aux champs. Il y avait aussi des retraités,
occupés à faire la sieste ou à
inspecter leur propriété. La ferme des
parents de Stella et ses alentours étaient
déserts. Elle avait été rachetée
par un citadin qui sen servait comme résidence
secondaire. Par chance, il nétait pas
là aujourdhui. Stella gara sa Toyota
derrière la maison, à labri des
regards, et se coula jusquà lentrée
de la grange contiguë. Elle y pénétra
sans peine car la porte ne comportait quun loquet
en guise de fermeture.
Munie de la torche qui équipait
son auto, Stella dénicha lemplacement
indiqué par Ptit Pierre. Après
avoir déblayé un peu le sol des fétus
et de la sciure qui le recouvraient, elle se mit à
creuser. La terre était durcie par le tassement
des années. Cependant, Stella remarqua bientôt
quelle était plus friable à quelques
centimètres de profondeur. Elle sévertua
à pelleter une heure durant avant de buter
sur quelque chose de dur. À ce contact, un
frisson glacé parcourut son échine.
Et si le vieux bougre avait dit vrai ?
Stella sagenouilla en
déposant son outil à côté
delle. Bien quelle fût épouvantée,
elle laissa ses mains dégager vigoureusement
lobstacle enfoui. Quand son sens tactile lui
révéla une forme lisse et arrondie,
telle une coupole, elle tressaillit. Malgré
son dégoût, elle reprit sa macabre besogne
et finit par déterrer un crâne humain
! Après sêtre à nouveau
servie de la pelle, elle découvrit un squelette
entier, enveloppé de vêtements rongés
par le temps et la vermine
Lhorreur eût
déjà été à son
comble, mais Stella trouva pis encore. Autour du cou
du cadavre, il y avait un médaillon de la Vierge
quelle connaissait. Et pour cause ! il avait
été sien avant quelle le donnât
à Patricia !
À côté
dun fémur, elle compta quatre bouts dos
qui évoquèrent pour elle des extrémités
de doigts. Or les «mains» du squelette
paraissaient être au complet.
Cela confirmait lhistoire
de Ptit Pierre et Stella comprenait léchec
de la police. Celle-ci avait cherché partout
à lextérieur, mais jamais à
lintérieur. La femme gagna sa voiture
et sempara de son téléphone cellulaire.
En appelant la police, elle fut prise de panique à
la pensée que Deborah sortirait de lécole
sous peu et que Paul rentrerait ce soir.
***
La limousine crème qui
précédait Stella sengagea dans
lallée conduisant à la villa des
Walsh. Elle stoppa à la diable, le long de
la roseraie, car la Mercedes de Paul occupait déjà
la surface goudronnée devant le garage. Linspecteur
Jerry Joyce en sortit immédiatement, déployant
son mètre quatre-vingt-dix avec laisance
dun échassier, époussetant son
costume anthracite par un réflexe de mangeur
invétéré de beignes au chocolat.
Il avait le front haut, des cheveux noirs coupés
au rasoir et de petits yeux vifs, perpétuellement
aux aguets. Il fut vite imité par sa passagère,
lagent Alicia Lane, auxiliaire spécialisée
dans laccompagnement des enfants, jeune recrue
à lair décidé, à
la chevelure blonde et aux yeux clairs, vêtue
dun tailleur marine sobre mais élégant.
Stella rangea sa Toyota derrière
eux, puis les rejoignit avec Deborah, quils
étaient tous passés chercher à
lécole. Alors que Lane se mettait en
retrait avec la fillette, Joyce et Stella sapprochèrent
de lentrée. Ils avaient à peine
posé les pieds sur le palier de planches peintes
en bleu que la porte souvrit. Paul vint à
leur rencontre, franchement intrigué. Sa femme
fit les présentations, le plus naturellement
du monde, tandis que son estomac escaladait sa gorge.
«Linspecteur Joyce,
Paul, mon mari.»
Le policier serra la main de
son vis-à-vis, un type à la carrure
imposante et au visage fermé.
La première réaction
de Paul fut de senquérir de la santé
de Deborah, mais il laperçut près
des voitures et fut soulagé.
«Que se passe-t-il ?»
demanda-t-il ensuite, avec plus de curiosité
que dangoisse, tout en cueillant négligemment
son épouse par la taille. Perçut-il
le sursaut de ce corps quil était pressé
de pétrir ? Il appuya un baiser sur sa bouche
close, puis sembla se souvenir de la présence
de linspecteur.
«Peut-être voulez-vous
en parler à lintérieur ? commença
celui-ci.
Non, pourquoi ? On est
bien ici, fit Paul en tendant le bras pour montrer
lespace disponible.
Bien, à votre
aise.»
Avant découter
la suite, Paul savança vers le perron
et, désignant sa fille du menton, il sinquiéta
:
«Pourquoi reste-t-elle
là-bas ? Et qui est cette femme ?»
Linspecteur Joyce le
saisit fermement à lavant-bras gauche
afin de le retenir et, ce faisant, le contraignit
à sortir cette main de sa poche, où
elle était demeurée jusquà
présent.
«Je dois vous prier de
mexpliquer comment ceci vous est arrivé,
lâcha-t-il.
Ah, mais tu le sais,
sindigna Paul à ladresse de Stella,
je me suis blessé avec la scie circulaire de
latelier, quand je bossais comme menuisier pour
payer mes études.»
Stella fixait ces doigts raccourcis
et dépourvus dongles auxquels elle navait
plus prêté attention depuis longtemps,
mais qui lui apparaissaient aujourdhui comme
une bête répugnante. Circonspecte, elle
hocha la tête et saccrocha aux yeux du
policier, qui reprit :
«Soit, cest bien
ce que votre épouse nous avait dit. Toutefois,
nous vous convoquerons pour une prise de sang en vue
deffectuer des analyses génétiques.
En effet, nous avons trouvé la dépouille
dune personne assassinée voilà
plusieurs années et nous savons que son meurtrier
y a laissé des morceaux de doigts, qui sont
en notre possession. Nous allons donc procéder
à des comparaisons avec toutes les victimes
dun tel accident dans le pays, afin de disculper
les innocents et mettre la main, si je puis dire,
sur le coupable.»
Il avait délibérément
tu le rôle joué par Stella dans cette
découverte, car il préférait
éviter les complications pour le moment. Paul,
qui avait blêmi à lécoute
de ses éclaircissements, roulait de grands
yeux effarés. Tout à coup, il bouscula
Joyce, enjamba la balustrade et courut en direction
de la rivière. Linspecteur dégaina
prestement son pistolet. Quand il tint le fuyard dans
sa ligne de mire, il fit la sommation réglementaire
:
«Arrêtez ou je
tire !»
Stella se précipita
vers Deborah et lagent Lane. La petite fille,
qui sanglotait sans comprendre la situation, se blottit
dans les bras de sa maman. Jugeant quelles étaient
toutes deux en sécurité, Lane se porta
à laide de son collègue et poursuivit
Paul. Ce dernier plongea désespérément
dans les flots, alors quil ne savait pas nager.
Les deux policiers accoururent et cherchèrent
un moyen de le récupérer, mais en vain.
Comme Paul Walsh sombrait dans
les eaux tumultueuses, Jerry Joyce et Alicia Lane
virent encore sa main amputée de quatre phalangettes
jusquà ce quelle fût submergée
à son tour.
© Patrick Chambettaz