Tourmente
La neige tombait.
Drue.
Epaisse.
Presque solide.
Le son des pneumatiques, sur la chaussée, depuis longtemps
s'était tu.
Les flocons, dans le halo des phares, tourbillonnaient follement,
poussés par le vent.
La lumière virait peu à peu au gris douteux.
Ni ciel, ni terre; plus rien que ce ballet fou de particules
de glace en mouvement.
Pas la moindre trace sur la route non plus, l'homme était
le premier à en violer la surface.
La nuit tomberait.
Bientôt.
Et l'homme y serait seul, loin des autres hommes, loin de
tout secours; prisonnier peut-être de sa machine de
verre et d'acier. Otage de la tourmente qui gagnait en force
de minute en minute.
Plus la route s'élevait et plus le vent se faisait
rageur. Demi dieu surgi de nulle part, créature intangible
née de la conjonction du ciel, de l'eau et de la terre.
Horreur mythique assoiffée de vie.
Des tentacules de neige, discrets encore, se rejoignaient
par dessus la chaussée, formant des volumes incongrus
sur la neige étale.
Comme le sable de ces déserts qui, en s'accumulant,
devient dune.
La voiture commençait de peiner.
Malgré une conduite douce et sans heurts.
Malgré les pneumatiques spécialement conçus.
Les pertes d'adhérence se faisaient de plus en plus
fréquentes.
Et l'homme vit sa première vraie congère. Il
fut tenté de rebrousser chemin.
" Allons, mon vieux, un peu de courage. Tu traverses
là une partie fort exposée au vent. C'est tout
au plus l'affaire d'un petit kilomètre. Après
ça ira mieux. Oui, mais si cela devient trop fort,
si je reste coincé, là, dans cette voiture,
avec dehors moins cinq degrés sous zéro?"
Tout de suite, l'homme avait refoulé les questions
insidieuses de ce type. Il avait enfoncé sa première
congère sans anicroche. Le bon succès de cette
entreprise dépendait de l'absence d'hésitation.
Enfoncer l'accélérateur, insuffler à
l'automobile cette précieuse vitesse si nécessaire
à vaincre l'obstacle. La voiture, en pénétrant
dans cette matière inerte soufflée par le vent,
se cabrait un instant puis s'en arrachait avec un sursaut
qu'on eût dit de soulagement. Voire peut-être
d'orgueil.
" Jamais je ne passerai celle-ci" La congère,
impressionnante, mesurait dans les quatre vingt centimètres.
L'homme commit une erreur.
Fatale.
Il hésita.
Pourtant il se savait très proche du bois qui le protégerait
des assauts du vent. Il avait vaincu le plus difficile.
A l'instant de son hésitation lui revenait en mémoire
l'image de sa femme. L'épouse qu'il avait quittée
moins de deux heures plus tôt. Elle lui parlait, debout
devant sa cuisine intégrée. Son expression était
inquiète.
"- Crois-tu qu'il soit bien prudent de partir? La météo
annonce de fortes chutes de neige pour ce soir."
L'homme avait regardé par la fenêtre.
"- Oui, c'est assez bouché, j'en conviens. Mais
la météo est si peu fiable. Ils adorent alarmer
les gens, ils en font trop. Ainsi ils sont sûrs qu'on
ne pourra rien leur reprocher. De toute façon je suis
bien équipé, je ne risque pas grand chose.
- Tout de même, réfléchis bien. Je trouve
que ça sent la tempête. C'est comme si la nature
elle-même se tenait dans l'attente.
- Allons tu as trop d'imagination.
- Comme tu voudras. Mais je pense que tu fais une erreur.
- Nul ne se dressera devant moi ou je le renverserai.
Mon dieu m'a confié cette mission sacrée je
lui obéirai.
Personne ne m'arrêtera, ni les collines ni les montagnes,
pas plus que les déserts ni les océans...
- Qu'est-ce que tu racontes, je n'y comprends rien ?
- Tu es sûr que cela ne te rappelle pas quelque chose?
- Une réplique de ton dernier roman.
- Eh oui. Et le porter à mon éditeur est MA
mission sacrée.
- Je te comprends mais quand même. Cela ne peut-il attendre
quelques jours?
- Non.
Elle avait soupiré. Il était parti.
Avec la promesse de l'appeler dès son arrivée
à l'hôtel.
Avec la pensée de ce roman qui s'agitait en lui.
Très rapidement après son départ, la
neige s'était mise à tomber. L'homme avait sondé
le ciel avec le vain espoir qu'il s'agissait d'une fausse
alerte, que celui-ci allait lui accorder sa clémence.
Contre toute attente, le ciel n'avait voulu en faire qu'à
sa tête. Il avait allumé la radio.
" La météorologie annonce une forte tempête
de neige sur le sud-est. Il pourrait tomber jusqu'à
quatre vingt centimètres de neige en moyenne montagne
et de trente à cinquante centimètres en plaine.
D'autre part, le mouvement de grève des administrations
françaises se durcit. Les Ponts & Chaussées
ne seront donc pas en mesure de dégager les routes.
Il est conseillé à tous les habitants de la
région de ne prendre la route qu'en cas d'extrême
nécessité...."
En temps normal, l'homme ne serait jamais parti. Ce qui l'avait
poussé à prendre des risques, c'était
les dix sept mois de travail qu'il traînait derrière
lui.
Dix sept mois pleins.
Le temps que lui avait coûté son dernier roman.
Il regarda la grosse enveloppe de papier kraft posée
près de lui. Et l'histoire qu'elle contenait déroula
son fil. Ce jeune homme qui démissionnait de son travail
de comptable, ce personnage pour lequel l'homme s'était
pris d'une véritable affection, à tel point
qu'en inscrivant le mot fin sur la dernière page, il
avait eu le sentiment de perdre un ami, ce jeune homme donc
qui quittait son poste persuadé de posséder
la fibre d'un écrivain. Et qui sans le savoir entrait
dans une longue série de tourments et dans l'hiver
de sa vie.
C'était chez lui une vieille habitude. Aucune confiance
dans les services postaux. Rebelle à l'informatique
il tapait tout à la machine. Et puis une vague superstition
lui interdisait de tirer la moindre copie de son travail.
Dans ces conditions, il ne lui restait plus qu'à livrer
lui-même le manuscrit à son éditeur. Manuscrit
auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux.
Il caressa l'enveloppe du bout des doigts. Jamais il ne s'était
investi dans un roman comme il l'avait fait dans celui-ci.
Très loin il avait poussé ses recherches personnelles
et sa descente dans le puits de l'introspection. Et il qualifiait
son travail de chef d'oeuvre. De création d'un nouveau
monde qu'il nommait le monde intérieur.
D'imaginer l'accueil que lui réservait la critique
et le public lui arrachait des larmes de joie. Qualifié
d'auteur moyen, assez peu connu, il se voyait déjà
parachuté dans le cercle des très grands écrivains.
En précipitant la voiture sur cette congère
qui lui semblait vraiment énorme, il marqua un léger
temps d'hésitation. A peine une seconde. Au lieu d'alourdir
son pied sur la pédale d'accélérateur,
il l'allégea. Quand il réalisa son erreur il
était trop tard.
Une lampe rouge clignota dans sa tête. Trop tard, trop
tard, trop tard...
La voiture se ficha profondément dans le meuble obstacle.
S'immobilisa.
L'homme sut, en son for intérieur, que le cauchemar
venait de commencer. Il était le voyageur qui a acheté
un aller simple pour nulle part.
Il passa la marche arrière. Le moteur hurla, les roues
patinèrent violemment; dans le même temps la
voiture se mettait en travers.
Il enclencha la première vitesse qui craqua. Re-patinage
effréné. Puis marche avant, marche arrière.
La voiture luttait, se secouait de toutes ses forces mais
ne parvenait pas à s'arracher du piège.
L'homme revint au point mort.
Une idée jaillit de son cerveau survolté. "La
pelle!" Dans le coffre! Il s'extirpa brutalement de l'habitacle
douillet et le vent glacé le cueillit dans une étreinte
froide comme la mort, et le vent maudit lui cracha ses particules
de glace au visage. C'était un monde bien dangereux
que celui du dehors.
Fébrilement il ouvrit le coffre. La pelle n'y était
pas. Une rancoeur absurde lui fit venir les larmes aux yeux.
Puis il se souvint. Il s'était récemment servi
de l'outil et avait oublié de le remettre en place.
Il réfléchit. "Essayons les mains"
Mais il ne portait pas de gants, ses fines chaussures de ville
s'imbibaient rapidement, le gaz d'échappement le faisait
tousser. En moins d'une minute, ses mains furent paralysées,
incapables de se mouvoir. Il rentra dans la voiture.
"Réfléchissons. Ne cédons pas à
la panique comme une vulgaire bête sauvage face à
l'incendie. Le péril n'est tout de même pas si
urgent qu'il n'y ait pas tout le temps nécessaire pour
réfléchir à la possibilité de
s'en sortir. Voyons, quelles sont les solutions qui s'offrent
à moi?
Au cas où je parviendrais à sortir la voiture
de ce piège, il me faudrait de toute évidence
tourner car il n'est pas question de revenir en marche arrière.
Mais comment tourner? La route est prise entre une muraille
rocheuse à ma droite et un ravin escarpé à
ma gauche. Tenter un demi-tour dans ces conditions serait
suicidaire. Alors cela veut-il dire qu'il n'est pas question
de repartir d'ici avec la voiture. Oui, il semblerait que
oui."
A cette pensée l'homme fut pris d'un long frisson
glacé. Il n'avait, se rendait-il compte, jamais expérimenté
la peur, la vraie, celle qui vient aux humains quand ils réalisent
que leur vie est en jeu.
Ses dents se mirent alors à claquer et une odeur moite
monta de ses aisselles.
"Bon dieu, ne laisse pas la panique t'envahir. Elle
est ta pire ennemie. Celle qui provoque plus de morts violentes
que les catastrophes elles-mêmes. Allons, passons en
revue les autres possibilités. Il doit tout de même
bien y avoir une solution, non? Un chasse-neige va bien finir
par passer! M..., j'avais oublié, la grève!
Un automobiliste, alors? Non les chances sont bien minces,
à supposer qu'il y en ait un, il faudrait d'abord qu'il
arrive jusqu'ici, ce qui est loin d'être évident.
Et puis radios et télés locales n'ont cessé
de claironner de rester calfeutré chez soi. La radio,
allumons-la."
L'homme tenta de capter les ondes; courtes, longues ou moyenne,
modulation de fréquence, tout ce qu'il put obtenir
furent des crachotements non signifiants pour une oreille
humaine.
" Quel beau c...je fais. Tout ça à cause
d'un bouquin et d'idées rétrogrades. Bon je
crois qu'il ne me reste plus qu'à partir à pied.
A une dizaine de kilomètres en aval, je crois avoir
aperçu une ferme. Dix kilomètres avec cette
neige et ce froid, est-ce jouable? J'en ai au moins pour cinq
heures et je n'ai que des chaussures de ville. J'ai toutes
les chances de finir gelé ou de me perdre.
Non, le plus sage est d'attendre ici. Il finira bien par passer
quelqu'un. Et puis quand ma femme verra que je ne l'appelle
pas, elle se fera du souci et elle enverra du secours."
Il imagina sa femme prostrée dans le silence glacé
de la maison, le seul son étant celui de la pendule
égrenant les secondes, interminablement. Elle n'ose
allumer ni radio ni télévision de peur de ne
pas entendre la sonnerie du téléphone. Et comme
le temps passe, elle commence à être sérieusement
inquiète. Une heure déjà qu'il aurait
dû appeler. Faut-il prévenir la gendarmerie?
Non, il vaut mieux attendre encore, s'il a été
retardé pour une raison ou pour une autre, de quoi
aurai-je l'air?
Une autre heure s'est écoulée. Cette fois je
suis sûre qu'il lui est arrivé quelque chose.
D'ailleurs j'ai eu ce mauvais pressentiment toute la journée.
Allez, j'appelle du secours.
" C'est l'affaire d'une douzaine d'heures, vingt quatre
au maximum. Je n'ai aucune raison de m'en faire. Le réservoir
est encore plein aux trois quarts. Ce qui me laisse au minimum
deux jours de chauffage. Et dans deux jours je serai loin,
n'est-ce pas?
Le problème, c'est plutôt la nourriture. Bah
ma femme dit toujours que je suis trop enrobé. Avant
de mourir de faim, il peut se passer du temps, beaucoup de
temps. La soif, elle, n'est pas un problème, il me
suffit d'ouvrir la portière pour récolter un
peu de neige dans le creux de ma main.
Non, je n'ai vraiment aucune raison de m'en faire."
La neige tombait toujours aussi drue. Le vent ni ne forçait
ni ne faiblissait; il jouait avec les flocons, les entraînait
dans des ballets étrangement féeriques. L'homme
coupait le moteur toutes les quinze minutes, dans le but d'économiser
le carburant. Mais la voiture se refroidissait terriblement
vite; au bout de cinq minutes, la température de l'habitacle
avait chuté de dix bons degrés. L'homme relançait
alors le moteur.
Le thermomètre extérieur indiquait une température
de moins sept degrés sous zéro. Il lui semblait,
au demeurant, assez incroyable qu'il put tant neiger par un
froid pareil. Il avait toujours cru savoir que les fortes
chutes de neige se produisent autour du point de congélation,
soit zéro degré. Mais peut-être le vent
était il responsable de cet état de fait.
L'homme avait une crainte, une seule: que se passerait-il
si la voiture tombait en panne? Il tenta de repousser cette
cruelle pensée; mais, comme le vent qui parvient toujours
à se faufiler par une interstice, celle-ci lui revenait
sans cesse par d'autres détours. Dès qu'il coupait
le moteur, une crainte terrible que celui-ci ne put redémarrer
le saisissait aux tripes. Il décida de le laisser tourner.
Cette décision s'avéra bénéfique.
L'homme se détendit et la peur se fit minuscule, se
lova dans un repli de sa conscience. Attendant juste une occasion
favorable pour resurgir.
Il s'assoupit un temps. Le ronronnement du moteur conjugué
à celui du chauffage et au son du vent formaient autant
de conditions propices au sommeil. Quand il s'éveilla,
deux heures avaient passé.
"Nom de dieu, quelque chose a changé là-dehors!
Mais quoi? Les phares! Que se passe-t-il, ils sont grillés
ou quoi? Non, cest la neige qui prend appui sur la carrosserie
et commence à former une congère. Et si je n'agis
pas dans un sens ou un autre, elle va finir par tout recouvrir.
Je crèverai asphyxié par les gazs d'échappement.
Il faut dégager tout ça et en vitesse."
Il sortit en toute hâte. La portière eut du
mal à s'ouvrir tant la neige montait haut. Dès
que l'homme fut dehors, le vent se saisit de lui et faillit
le projeter au sol. Il tint bon cependant et se hâta
de dégager le neige, commençant par le pot d'échappement.
Il jura. La voiture était enlisée dans un grand
désert blanc qui montait jusqu'à la base des
vitres. Il allait falloir jouer serré pour tenir tête
au vent. L'homme lutta pendant presque une heure, négligeant
ses mains au supplice et qui hurlaient de froid.
Enfin la voiture fut assez dégagée pour qu'il
put s'arrêter. Il avait bien conscience que ce répit
serait de courte durée mais la question était
de savoir combien de temps il durerait. Une heure, deux voire
trois peut-être?
"En tout cas plus question de dormir. Il va falloir
rester vigilant si je ne veux pas disparaître sous cette
saloperie."
Sur le siège, à côté de lui, l'homme
regarda l'épaisse enveloppe qui gisait là. Il
eut la fugitive impression que celle-ci le narguait.
"Saloperie de roman. Dire que j'ai sué sang et
eau sur ce truc et voilà où j'en suis. Je devrais
foutre ça par la fenêtre."
Il esquissa le geste de s'emparer de l'objet. Se retint de
justesse. Soudain, son roman ne lui apparaissait plus comme
le chef d'oeuvre que toute sa vie il avait rêvé
d'écrire, mais comme un ennemi, un être maléfique
qui souhaitait le conduire à sa perte.
"Allons, cesse de déraisonner. La solitude est
en train de te rendre fou. Te voilà prêt à
détruire ce travail qu'il y a moins de deux heures
tu considérais comme ton oeuvre la plus achevée.
N'oublie pas qu'il n'y en a qu'un seul exemplaire en ce monde.
Bon dieu, qu'est-ce que j'ai? Je ne peux m'empêcher
d'en vouloir à cette chose, à cette production
de mon esprit. Pourquoi ce roman deviendrait-il mon souffre-douleur
quand je suis le seul responsable du pétrin dans lequel
je me suis mis?"
Le répit ne dépassa pas une heure. De nouveau,
l'homme dut se battre contre les éléments. Lui,
dressé, petit, insignifiant, contre cette colossale
nature hostile.
Il entra assez vite dans une étrange routine. Une heure
de travail, une heure de repos. Ses vêtements étaient
trempés jusqu'à la taille. Même dans la
voiture surchauffée, l'homme ne parvenait plus à
se réchauffer.
Il lutta toute la nuit, pied à pied. Quand vint le
matin, l'homme s'était transformé en un fantôme
hagard et épuisé. Il fit une dernière
sortie, dégagea ce qu'il put, c'est à dire de
moins en moins à chaque heure écoulée.
Quand le jour perça la nuit, il était au bord
du délire.
"Finalement à quoi bon s'épuiser à
cette vaine tâche? Plus j'en retire, plus il en vient.
Je suis en train de gaspiller mes dernières forces
et pour quoi? Dormir, dormir, après nous verrons."
Quand l'homme s'éveilla, il était près
de midi. Mon dieu que se passait-il encore. Le silence.
Et encore derrière le silence.
Et ainsi jusqu'à l'infini.
Non, pas tout à fait le silence, puisqu'il y avait
le mugissement du vent, mais assourdi, comme traversant plusieurs
couches de ouate.
La neige atteignait le milieu des vitres et, plus grave, le
moteur avait cessé de tourner. La terreur se rua en
l'homme. Il bondit sur le démarreur.
"Démarre, bon dieu, démarre! P... de moteur,
tu vas démarrer!" Finalement, l'homme prit conscience
que la batterie s'était dramatiquement affaiblie et
qu'elle avait de plus en plus de peine à mettre la
lourde mécanique en mouvement. Il renonça.
"Eh bien voilà le problème des gazs d'échappement
réglé!..." Et puis, tout de suite, une
autre pensée. "Crever de froid ou finir asphyxié,
c'est toujours crever. Non, il y a peut-être une autre
solution: laisser recouvrir la voiture pour l'isoler du froid.
N'est-ce pas le principe même de l'igloo esquimau ou
celui qu'utilisent les chiens de traîneau qui se laissent
également ensevelir par le blizzard pour mieux résister
au froid?"
Mais une autre pensée lui vint, grinçante celle-ci.
"Si la voiture disparaît sous cette couche, comment
les secours me repéreront-ils? Et si le chasse-neige,
qui finira bien par dégager la route ne me voit pas
et me pousse dans le ravin?"
Une énorme lassitude envahit l'homme et il repoussa
toutes ces déplaisantes pensées. Une tentation
le prenait de se laisser aller, de cesser de se battre, de
se livrer au flux de cette situation qui désormais
rythmait sa vie. Après tout, qu'est-ce qui avait encore
de l'importance ?
Il s'assoupit une nouvelle fois.
Quand il s'éveilla, une clarté laiteuse baignait
l'habitacle. La voiture était engloutie, la tourmente
avait fini par remporter la victoire. Il eut soif, entrouvrit
la vitre. Aussitôt un peu de neige envahit la voiture.
Il ramassa une poignée de celle qui avait atterri sur
ses genoux et la lapa goulûment.
De nouveau, à sa droite, le manuscrit lui fit signe.
"- Qu'est-ce que tu veux?
- Te voilà dans une situation plutôt périlleuse,
n'est-ce pas?
- Et alors, ça te fait rire?
- Avoue que la situation est plutôt comique. Tu braves
la tourmente pour moi et vois dans quel pétrin tu vas
te fourrer."
Bon dieu, qu'est-ce que j'ai, se dit l'homme. Voici que j'ai
des hallucinations et que je me mets à parler avec
mon roman. Est-ce là un effet de la faim et de la fatigue
conjugués?
"- Mais non mon vieux, tu ne rêves pas, je suis
bel et bien en train de te parler.
- Dis-moi ce que tu veux, nom d'une pipe.
- Moi, mais rien du tout, tu es mon créateur, n'est-ce
pas?"
L'homme se boucha les oreilles.
"Vas-tu te taire à la fin?"
Il voulut ouvrir la portière qui résista. Il
baissa la vitre ce qui déclencha une mini avalanche
dans l'habitacle. L'homme se mit alors à frapper la
neige de ses poings rassemblés et se rendit compte
que la congère mourait très vite passé
l'obstacle que représentait sa voiture. Il réussit
à se traîner à l'extérieur. Se
redressa.
Il ne neigeait plus et le vent était tombé.
La nature baignait dans un calme qui s'étendait à
l'infini. Pas un son ne venait troubler l'atmosphère.
La route avait totalement disparu. Seule une muraille de neige
en pente raide descendait de la falaise au ravin.
L'homme prit conscience du caractère inextricable de
la situation. Sa montre indiquait cinq heures de l'après-midi
et toujours pas de secours en vue. Vu l'état de la
route, ce n'était guère étonnant. Le
travail de dégagement devait être considérable.
Et si les secours ne venaient pas avant le printemps.
L'homme imagina la macabre découverte que feraient
les employés de l'équipement. Un type mort de
faim, transparent, gelé dans une voiture. Quelle horreur!
De nouveau une rage terrible mêlée à un
trouble sentiment de peur l'envahit. Et comme si le vent s'était
accordé aux sentiments de l'homme, il se leva brusquement,
soulevant des tourbillons de neige.
"Tout cela est de la faute de cette saloperie de manuscrit."
L'homme dégagea la portière et se rua dans la
voiture. Il se saisit du manuscrit, ressortit. Une fois dehors,
il déchira l'enveloppe d'un geste rageur. Le vent était
à présent très fort et mugissait de lugubre
musique. Comme s'il n'attendait que cet instant depuis le
commencement, il prit les feuillets dans ses tourbillons et
les dispersa dans les airs.
Avec un rire dément, l'homme précipita dans
la tourmente le reste de son manuscrit. Comme dans une tornade,
les feuillets furent aspirés à la verticale
et s'enfuirent.
Soudain un son nouveau attira l'attention de l'homme. Tacatac...tacatac...comme
si une formidable lame s'était mise en devoir de hacher
l'air.
L'homme leva alors la tête et aperçut l'hélicoptère.
Les secours enfin.
On lui lança un filin muni d'un baudrier.
Quelques instants plus tard, dans la sécurité
de l'hélicoptère, l'homme penché au hublot,
contemplait les derniers feuillets de son roman tournoyer
dans les airs.
Ce fut à cet instant qu'il se mit à pleurer.
© laurent.chomarat@chomarat.com
Page créée le 23.03.00
Dernière mise à jour le 23.03.00
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