LA QUÊTE
Nouvelle
Il devait être deux heures
du matin quand nous nous mîmes en route vers la montagne
lointaine. Il devait être deux heures du matin, bien
que nayant pas de montre, il métait difficile
de dire quelle heure exactement il était, mais la noirceur
du ciel qui avait atteint son apogée et couvert de
son voile non transparent le village en bas et la montagne
haute, le silence de plomb qui ne pouvait sexpliquer
que par le sommeil de toute âme vivant dans les lieux
environnants, et, surtout, le vent qui avait marqué
un temps darrêt comme pris lui aussi dans un sommeil
profond, indiquaient à lunisson une heure précise
de la nuit, une heure se situant entre léclipse
de la lune et de cette myriade détoiles hantant
le ciel tout de suite après le départ du soleil,
et ce rouge vif de laurore qui vient, discrètement,
annoncer larrivée imminente du jour. Il ny
avait que Billal et moi, allant, lui, dun pas décidé
et ferme, et moi, traînant derrière, hésitant,
curieux et désireux de vivre une expérience
unique dont les souvenirs occuperaient mes longues journées
doisiveté morbide, allant, donc, à la
quête de ce trésor caché, enterré
et enfoui à mille lieues de toute présence humaine,
et, pourtant, tout proche, non loin du pic de la montagne
hautaine. « Regarde ce sable qui sétend
à linfini », me dit Billal dune tirade
sensée dissiper les sédiments de doute tassés
dans mon esprit, « tu penses que Dieu est assez négligent,
voire incohérent pour enfouir uniquement de la poussière
sous cette couche dorée ? Est-il prévisible
au point de montrer à la surface ce quil cache
avec soin dans les profondeurs de la terre ? Que de gaspillage,
et Dieu est loin dêtre gaspilleur. Tout ce quil
fait suit une logique bien précise, un calcul juste,
accessible uniquement aux initiés. Sous chaque lopin
de terre, aussi aride soit-il, se cache un trésor dune
valeur inestimable. Pour le voir, il faut savoir lire les
signes, comprendre le langage de lâme, arriver
à un stade où lindicible devient évident,
locculte se voit à la lumière du jour,
sans perdre son mystère initial, sa raison dêtre.
Lil nu ne voit en un ruisseau rien dautre
quun ruisseau ; lil qui perce le fond des
choses sait que tout ruisseau, aussi petit soit-il, voile
une nappe phréatique qui, une fois découverte,
délecterait faune et flores dune eau aussi douce
que le vin ».
.
Je marchais derrière lui en silence, le silence et
la discrétion étant les clés de réussite
de notre entreprise. « Tout trésor est gardé
par des esprits, et ces esprits prennent peur et deviennent
hermétiques dès quils sentent une présence
due au hasard. Ils prennent peur sils voient que quelquun
est là, non par conviction en une quelconque quête,
mais par accident. Une communion de foi doit unir celui qui
cherche et celui qui est cherché, si non, tout est
à la merci de la méfiance et de lincertitude
», avait précisé Billal.
.
Etais-je convaincu ? Avais-je foi en quelque trésor
caché ? Jy repense encore et je ne peux répondre
par laffirmative. Autant javais été
un combattant farouche, avec tout le culot frondeur dun
idéaliste convaincu que la vérité est
à la portée de sa main, de toute idée
prônant lexistence dun quelconque monde
parallèle, dun soupçon de pouvoir occulte
dirigeant, sans se dévoiler au grand jour, la vie ici-bas,
autant javais le cerveau ramolli par le doute, embaumé
par lincertitude, apeuré par les choses quil
ne connaissait pas et guère rassuré par celles
quil connaissait. Javais délaissé
la logique, ou mavait-elle délaissée dans
ce lieu qui lui était hostile, me laissant nu et sans
défense, errant dans cette terre dont les ondulations,
létendue, et même la distance du ciel,
se détendant jusquà caresser le zénith
dans un geste de linfini, et se contractant jusquà
sunir avec le sol, échappaient à tout
calcul arithmétique et nentraient dans aucun
cadre géométrique. La seule chose dont je suis
sûr à présent, cest quavant,
javais perdu ma foi et javais été
pendant longtemps proie au doute et à lincertitude,
enfants gâtés, qui sétaient plus
chez moi et ne voulaient point partir.
.
Je grimpai cette montagne sans relâche, suivant, à
la pâle lueur de la timide lune, les traces laissées
par Billal. Je grimpai sans relâche, animé par
le désir ardent datteindre le sommet et trouver
ce trésor tant convoité, mais la montagne rebelle
au pic aiguë et à la cime fière semblait
se rallonger au fil du temps et nous fuir en cherchant refuge
dans les plus hautes régions du ciel. Elle semblait
nous fuir à pas de loup, sans avertir, laissant le
soin de nous décourager à laube seule
qui, au moment où nous pensions arriver au but, se
profilait à lhorizon et menaçait de dévoiler
notre présence à autrui, nous obligeant à
rebrousser chemin et reporter notre tentative à la
nuit suivante.
Ainsi, nous en étions à notre troisième
nuit dascension, et cétait tout naturellement
que mon corps frêle non habitué aux dures épreuves
commençait à ressentir la fatigue et à
ne plus suivre cette envie rebelle qui voulait me donner des
ailes et me faire voler jusquau sommet. Ma respiration
devenait de plus en plus lourde. Mes narines cherchaient dans
un bruit fort toute bouffée doxygène à
leur portée, mais celle-ci, à peine aspirée,
trouvait tout de suite son chemin vers lextérieur
à travers ma bouche grande ouverte, et loin de me reposer,
cette opération paradoxale de faire ressortir par ma
bouche et par tous mes pores ce que mes narines peinaient
à aspirer, ne faisait que me fatiguer de plus en plus.
Aussi, à un moment donné, faisant fi des protestations
de Billal, je fis halte en masseyant sur une roche,
jetai un regard sur le chemin parcouru et ne vis que quelques
traces de pas parsemées et la plaine encore proche
alors que le sommet de cette montagne nous narguait toujours
en fuyant vers le haut. Je jetai un regard sur la plaine en
bas couverte par la brume et revis, entre autres, ce moment
qui mavait changé dun étudiant fraîchement
diplômé à un prospecteur de trésors
cachés sous terre par quelques générations
passées.
Je restai assis pour de longues minutes avant de décider
de suivre Billal et continuer ma route. Une heure plus tard,
Billal me somma dun geste de la main à peine
visible de faire halte dans lunique surface plate du
coin, une place de trois mètres de diamètre
bordée à gauche par un énorme rocher
et à droite par le sentier sans cesse sinueux restant
visible pour quelques mètres avant de disparaître
dans lobscurité dense. Billal posa son sac sans
laisser échapper aucun signe de fatigue. La route lui
était familière. « Je lai maintes
fois faites », mavait-il précisé.
« En fait, je la grimpe toutes les nuits depuis fort
longtemps, guettant, en vain, un moment de relâchement
de ces esprits féroces gardant en permanence laccès
au trésor ».
..
Il alluma un feu, sans émettre le moindre son, et y
ajouta différentes sortes dencens qui, au contact
des flammes, éclatèrent en mille morceaux dans
un craquement enchanteur. Il sortit ensuite une tasse en cuivre,
y écrivit quelques inscriptions avec la plume de la
huppe et lencre du sumac, la remplit deau et laissa
reposer le tout pendant un certain temps.
.
Quelques minutes plus tard, alors que les flammes sélevaient
de plus en plus en haut, il sapprocha de moi, me prit
la main droite et, dun geste rapide, incisa ma paume
avec une lame tranchante, exactement dans la ligne continue.
Je ressentis une grande douleur, et avant même que je
pusse pousser un cri, il me ferma la bouche de ses mains fortes
et ne les enleva qu'une fois ma douleur calmée.
.
Des gouttes de mon sang tombèrent par terre, à
quelques centimètres du feu. Il me lâcha alors
la main et me donna un mouchoir sale pour la panser. Il étala
sur lendroit immaculé de mon sang leau
de la tasse en cuivre, ajouta quelques grains dorge,
et se mit à entonner une sorte de chant que je navais
jamais entendu auparavant.
En fait, ce n'était pas un chant, ni des psalmodies.
Ce nétait pas de la poésie, ni des paroles
du livre sacré. Cétait tout cela et rien
de cela en même temps. Cétait une sorte
de langage aussi lyrique que les psalmodies, aussi musical
quun chant. Cétait un produit linguistique
dont leffet nétait pas loin de celui laissé
par le récit de quelques versets coraniques sur un
fidèle. Et cétait tout naturellement que
je fus saisi par la beauté de ce que jentendais,
et que, la nuit sombre et le silence mortel aidant, je sentis
les cheveux se dresser sur ma tempe, mon crâne et se
raidir jusquà vouloir soulever mon corps tremblant
du sol que, depuis longtemps, je ne sentais plus sous mes
pieds. Je ne comprenais pas le sens de ce quentendaient
mes oreilles, mais ne pouvant rompre le vu de silence
fait avant notre départ, je ne pouvais en demander
la signification à Billal, ce qui avait pour conséquence
logique lamplification en moi de ce sentiment denvoûtement
mêlé à langoisse et à bien
dautres choses que je ne peux encore qualifier de noms
précis.
.
Au bout de quelques minutes interminables, et comme par magie,
la roche à la forme ovale se mit à bouger en
faisant un bruit assourdissant, et voyant cela, Billal commença
presque à crier et ajouta plus dencens sur le
feu dont les flammes semblaient à présent atteindre
le ciel vaste. La roche continua à tourner sur elle-même
jusquà dessiner un cercle. Là, elle cessa
tout mouvement et le silence régna à nouveau.
Billal cessa à son tour dalimenter le feu dencens
et tut sa voix rauque pour quelques instants avant de me dire
en se levant :
- Allons-y. Cest le moment.
.
Et sans savoir de quel moment il sagissait, je me mis
debout à mon tour. Il se dirigea vers la roche, la
poussa comme si elle nétait quune insignifiante
molécule de poussière, et pour la première
fois depuis que je le connaissais, je lis de létonnement
sur son visage blême.
.
Là, sur la place où se tenait la roche quelques
instants auparavant, nous vîmes une trappe en acier.
Nous la soulevâmes, et trouvâmes des escaliers
abrupts que nous empruntâmes en descendant trois marches
après chaque courte surface plate. Après cette
alternance de terre plate et de marches abruptes, guidés
comme nous létions par de vieilles torches, notre
route déboucha sur une galerie longue, large, et au
toit à distance incalculable du sol. Les faibles lueurs
de la torche rendaient plus éblouissant le scintillement
des éclats jaillissant des immenses stalactites se
penchant en bas telles des dents lacérées.
.
Tout au fond de la galerie, dans un coin à lintersection
de tous les reflets de nos torches et de ces gigantesques
stalactites, nous vîmes un coffre orné de rubis
de différentes couleurs. Billal sen approcha
calmement, brisa dun coup de pierre le cadenas, et quand
il leut ouvert, nous vîmes des diamants, des rubis
et un trésor dont lexistence métait
jusqualors insoupçonnable. Toujours en silence,
nous remplîmes nos sacs et prîmes tout ce que
nous avions trouvé, et dun pas rapide, remontâmes
les escaliers et quittâmes ce trou de la terre.
.
La descente de la montagne fut plus vite que lascension.
Ma fatigue avait cédé la place à une
joie jamais ressentie, à un sentiment partagé
entre la certitude de posséder une richesse hors normes,
et limpression de vivre un rêve qui, bien que
séduisant, teinterait ma réalité fade
dune grande amertume. Nous descendîmes, donc,
sans peine, nos sacs remplis dor sur le dos, courant
quand nous le pouvions, freinant de nos pieds à la
dernière seconde pour éviter une chute brusque
qui se profilait au tournant, contournant les rochers qui
se dressaient avec entêtement sur notre chemin. Nous
descendîmes avec la certitude davoir tourné
la page dune vie médiocre, morne, lugubre, et
dêtre en amont dune autre éthérée.
Billal narrêtait pas de manifester sa joie par
des rires, des gesticulations et des cris, avant de se souvenir
de la discrétion, la clé de notre succès,
et de mettre sa main sur sa bouche pour étouffer sa
voix rebelle et ne pas éveiller les gens qui dormaient
en bas.
Soudain, le ciel commença à exprimer sa colère
par des tonnerres assourdissant, des foudres aveuglantes,
et, sans avertir, une pluie sabattit sur nous. Elle
changea de cadence en un clin dil et devint torrentielle
jusquà vouloir arracher du sol terre, roches
et pierres qui sy étaient incrustées avec
acharnement. Quelques centaines de mètres nous séparaient
de la plaine, et Billal minvita à courir pour
ne pas être entraîné par le glissement
de terrain qui se préparait. « Cest bien
la première fois quil pleut», me dit-il,
incrédule, « et pour une fois quil pleut,
le village risque de disparaître, et nous avec ».
Il navait pas encore fini sa phrase quand un gigantesque
bruit se fit entendre au-dessus de nos têtes, et quand
nous levâmes les yeux en haut, nous vîmes, lespace
de quelques fractions de secondes, la terre bouger, la montagne
se plier en deux et venir vers nous à pas de géant.
Je courais vers la plaine, mais là, je vis avec étonnement
la rivière, habituellement asséchée,
quitter son lit et monter vers le ciel comme à la rencontre
de la montagne qui sabaissait vers elle. Je criai pour
prévenir Billal, mais en me tournant vers là
où il se trouvait, je ne pus que constater sa disparition,
et avant que jeusse le temps de trouver une explication
à cela, la boue me monta aux narines, je vis noir et
perdis connaissance.
.
Et maintenant, allongé sur le lit entaché de
cet hôpital, jentends les gens parler dune
énorme inondation ayant anéanti tout un village,
ne laissant aucun survivant. Je les entends parler tout en
me regardant, et je ne comprends pas lintérêt
quils trouvent en mon être frêle, mais incapable
de dire quoi que ce soit, je ne peux que laisser échapper
la douleur qui sest emparée de moi depuis un
temps qui me semble éternel en fouillant dans ma mémoire
ces images floues et disparates.
K. Chrigui
c-khalid@lycos.com
Page créée le 23.03.00
Dernière mise à jour le 23.03.00
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