Un été
dans la Grande Prairie
Les vraies vacances ont ceci de particulier quelles
ne se passent jamais en ville. Trois lieux existent : la campagne,
la montagne et la mer. La campagne est meilleur marché.
Mais est-elle plus intéressante ? Oh ! que oui
Cest là quil y a lusine, les cours,
les prés, les terrains vagues et les jardins que Jérémie
explore.
On fabrique trois choses dans lusine : des sertisseuses,
qui sont des machines à fermer les boîtes de
conserve ; des appareils à lyophiliser, qui sont des
machines à fabriquer au moyen du froid le lait en poudre
dont on remplira les boîtes ; et des cuillères
en plastique beige qui serviront à doser la poudre
lorsquon voudra la boire. On ne fabrique pas douvre-boîtes.
Latelier est plein de machines que Jérémie
connaît par cur. Il y a les tours, les fraiseuses,
les perceuses et les rectifieuses. Il y a la grosse aléseuses
que le meilleur ouvrier de lusine pilote comme sil
sagissait dun avion. Latelier est plein
dodeurs dhuile, de graisse et de limaille. Et
du concert des marteaux, des limes et des scies à métaux.
Des meules, jaillissent des gerbes détincelles.
Larc de la soudure électrique peut rendre aveugle
si par mégarde on le regarde. Aussi la flamme du chalumeau
pour la soudure autogène. Les bouteilles doxygène,
dhydrogène et dacétylène
sont à manier avec précautions. Au plafond courent
des courroies de cuir. Malheur à ceux qui accrochent
leurs doigts à ces transmissions-là.
Tout à côté, le bureau du dessinateur,
de lingénieur et du technicien est un endroit
plus tranquille qui sent la gomme, le papier calque, lencre
de Chine, la poussière de graphite des mines de crayon
et le bois des planches à dessin, lammoniaque
des héliographies.
Derrière lusine, il y a un champ. Au bout du
champ, il y a un mur où Jérémie se tient
souvent. Au bas du mur, il y a la route. Un jour, il y passe
un taureau quun paysan mène seul. Cest
le matin. Lair tremble de la première chaleur.
Le paysan maintient à grand-peine la bête que
les mouches agacent. " Meuh
Meuh
" fait
Jérémie. " Lexcite pas
"
fait le paysan. Quelle inconscience et quelle folie
Une fois, du mur, Jérémie est tombé,
il sétait trop penché. Tête la première,
il avait culbuté. Saut périlleux, il a dû
faire pour se trouver assis, au pied du mur sur le revers
herbeux, sans avoir rien compris. Il sest râpé
le nez. Il ne sest point fait dautre mal. Le mur
nest pas bien haut. Mais quelle témérité
Il y a, tout près, le jardin potager. On y pénètre
par un portail gardé par les liserons et les ronces.
Un sentier passe entre les salades et les laitues montées
en graine, les troncs darbre des rhubarbes, une forêt
vierge dombellifères. Si Jérémie
avait une petite voiture, une décapotable à
une place grande comme une voiture denfant mais avec
un vrai moteur à piston, il roulerait dans cette allée,
à folle allure. Agent secret ou détective privé,
il prendrait en chasse des gangsters ou poursuivrait des espions.
Il aurait même un accident comme on en lit dans le journal.
Sa voiture se retournerait, mais il naurait pas de mal,
la voiture peut-être non plus. Mais il resterait étendu
dans lallée, un moment. Une jeune fille accourrait.
Elle se coucherait près de lui pour voir sil
na vraiment point de mal. Elle lenlacerait de
ses bras, se serrerait contre lui très fort. Et ce
serait là le début dune très grande
histoire damour. Mais quelle imagination
Dans le bûcher, derrière le jardin, il y a,
dans lombre et la fraîcheur, un grand tas de charbon.
Des morceaux brillent comme des diamants noirs. On fabrique
lanthracite avec du carbone et quelques impuretés
dans des mines profondes sous la terre. Le diamant, cest
du carbone pur. Cristallisé. Simplement. Comme quoi
les choses de très grand prix sont toujours les plus
simples. Mais la simplicité nest pas quelque
chose dordinaire.
On utilise lanthracite en hiver, on le brûle
dans un calorifère. On préfère, en été,
les déchets des matières plastiques que lon
fabrique dans lusine. Un ouvrier, chaque semaine, vient
en faire un brasier dans le pré. Le spectacle est impressionnant.
Une fumée noire. Comme un champignon atomique. Une
odeur âcre et douceâtre. Des flammes dun
rouge foncé. Quelle dangereuse beauté
Spécialiste en entomologie, Jérémie
se penche sur la vie du grand pré : forficules, coccinelles,
pucerons, escargots, limaces. Moustiques et taons sont redoutables.
Comme les guêpes quil écrase sur les vitres
des fenêtres. Comme laraignée qui se rue
sur la mouche quil pousse dans la toile. Laraignée
la pique et lanesthésie, lemmaillote en
la tournant, longtemps, entre ses pattes, la stocke dans son
garde-manger. Quelle cruauté
Il en éprouve
bien du remords.
Un jour, il veut dompter le chat, le Mistigri tigré,
comme au cirque, une tige dombelle en guise de fouet.
Mais les chats ont des griffes. Un autre jour, il attrape
une sauterelle plus grosse que les autres qui lui lâche
quelque chose de brun dans la main. Aussitôt, il la
laisse senfuir. Jamais il nen capturera dautre.
Mieux vaut disséquer les plantes, les graminées
de toutes sortes dont celle surnommée ramoneur que
lon fait remonter dans sa manche, les coquelicots dont
la sève brune est peut-être une sorte dopium,
les trèfles rouges et les trèfles blancs dont
on suce à la base des corolles un nectar dambroisie
sucrée, et les fleurs blanches que lon gonfle,
avec la bouche, comme un ballon et que lon fait éclater
sur sa main.
Ou bien se faire archéologue, et ethnographe, dans
les abords proches de lusine, zones intermédiaires
no mans land entre campagne et industrie où la
peinture au pistolet a bariolé les murs de taches abstraites
qui figurent le progrès moderne.
Bidons dessence et ferrailles, ressorts, tubes de verre,
pièces en acier trempé, copeaux de métaux
noirs et bleus et moirés darc-en-ciel sont là
dans lornière de boue claire asséchée
par la canicule. Dans les éboulis, les remblais, les
rocailles, le long des murs écrasés de chaleur
où le béton se décompose dans la lenteur
du soleil de midi, des lézards surgissent et se cachent.
La vie est là : non seulement minérale mais
animale, et végétale aussi : des fleurs peu
sympathiques, sauvages au milieu des pierres, des cailloux
et des briques, des plantes ascètes qui nont
pas besoin deau, mauvaises herbes abstinentes qui ne
boivent jamais. Et les chardons, les chiendents, les lichens.
Et les orties dont on peut faire une soupe délectable.
Et les bruits de lusine glissent sur la prairie, se
mêlent aux chants des insectes, des grillons, jusquau
bruit du tracteur qui ramasse le foin. Mais cest une
musique heureuse. Quel bonheur
© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
Page créée le 23.03.00
Dernière mise à jour le 23.03.00
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