Ecrire
en français...
Je ne sais plus à quelle langue j'appartiens, à
quel pays. Ecrire est un peu comme chercher le meilleur itinéraire
dans les rues de Genève, activité à laquelle
je me dédie chaque jour, monté sur mon scooter.
Me voici donc entre deux ou trois pays, deux ou trois vies,
deux ou trois langues et une incalculable quantité
de paysages, géographiques et émotionnels par
lesquels je suis toujours attiré et desquels je me
suis éloigné parfois volontairement, parfois
follement.
Ecrire en français est comme parcourir les rues froides,
pluvieuses et peu conviviales de Genève sans une carte;
un précipice à chaque coin de rue et d'indescriptibles
monstres déguisés en policiers toujours prêts
à nous faire payer même la plus menue des erreurs.
Mais les allées sont plus belles, indubitablement :
et il y a évidemment plus de mots que de rues, ce qui
rend l'exercice plus captivant. Cependant les amendes sont
pires: il m'est plus facile de payer une amende idiote -quoique
d'une légitimité indiscutable- à un policier
malpoli que de commettre une faute en écrivant.
Cioran disait, de ses relations avec le français :
"
cet idiome d'emprunt,
avec tous ces mots pensés et repensés, affinés,
subtils jusqu'à l'inexistence, courbés sous
les exactions de la nuance, inexpressifs pour avoir tout exprimé,
effrayants de précision, chargés de fatigue
et de pudeur, discrets jusque dans la vulgarité.
Une syntaxe d'une raideur, d'une dignité cadavérique
les enserre et leur assigne une place d'où Dieu même
ne pourrait les déloger". Et après
ce qui est pour moi la plus belle description de la langue
française par un étranger, vient ce remarquable
morceau : "la patrie n'est
qu'un campement dans le désert, est-il dit dans un
texte tibétain. Je ne vais pas si loin: je donnerais
tous les paysages du monde pour celui de mon enfance."
Le problème étant que je ne sais réellement
quoi appeler "les paysages de mon enfance": la Linha
de Cascais, avec la route Marginal, ce cordon ombilical qui
m'a toujours relié à Lisbonne et où il
m'arrive encore aujourd'hui de pleurer, quand en rentrant
de la ville au soir je vois le soleil se coucher derrière
le phare de Guia et la lumière devient épaisse
et coulante comme une femme des îles? Ou Quelimane,
au Mozambique, et ses interminables lignées de cocotiers
que l'on traversait pour aller à la plage le dimanche,
où j'ai rêvé mes premières aventures
en me gavant de mangues vertes au sel, assis sur le manguier
à côté de chez moi? Ou encore, en tirant
un peu sur les limites d'age de l'enfance, Maputo, cette baie
que je connaissais comme le fond de mes poches, ou l'adolescence
m'a rattrapé et où j'ai souffert les premiers
supplices d'amour, aussitôt dilués dans Nietzsche
et le whisky? C'est où, le pays de mon enfance?
Je parcours donc les rues de Genève monté sur
mon scooter et je tâte mon chemin à travers l'écriture,
tâche noble mais fastidieuse s'il en est. Je pense à
toutes ces choses que j'ai écrites et jetées,
car je ne croyais pas qu'écrire est une besogne, une
corvée, un embarras presque. Je me disais que chaque
phrase doit être sublime aussitôt écrite,
au fond parce que je suis paresseux et il n'y a rien que je
craigne autant que la lassitude. Enfin, je sais aujourd'hui
que ce n'est pas vrai, que les mots viennent comme des vomissements
et qu'après il faut tout nettoyer, tout, chaque syllabe
et chaque tiroir, chaque étagère, chaque coin
de miroir; car l'on écrit et l'on vomit toujours devant
un miroir, histoire -ratée- d'en être dégoûté
à tout jamais.
La vie est injuste. C'est là une des rares vérités
avec lesquelles j'arrive à vivre confortablement. On
tombe de l'un ou de l'autre côté de la barrière
suivant une logique dont les prémisses nous échappent
- et que l'on contribue à développer, suivant
une logique qui à son tour nous échappe, tourbillon
sans fin, gouffre, abîme, vertige.
Et aujourd'hui, sur mon scooter, ce ne sont plus les rues
de Genève que je vois, mais les innombrables allées
que j'ai empruntées dans ma vie, labyrinthe sans fin
dont le point de départ est le même que le point
d'arrivée, où il n'y a pas de policiers pour
nous châtier - que les mots et la mort, car une vie
ratée est une mort anticipée, n'est-ce pas?
De ces rues, avenues, culs-de-sac, sentiers, boulevards et
autoroutes que j'ai prises tout le long de ma vie, j'ai envie
de raconter deux ou trois histoires, comme un architecte qui
ferait les plans de la maison une fois celle-ci construite.
Luis M. Serpa
lserpa@geneva-link.ch
Page créée le 29.01.01
Dernière mise à jour le 29.01.01
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