Baleines
Il y a quelques jours je suis allé écouter
un concert de Chico António, un artiste local réputé
- justement - qui cultive une certaine ressemblance physique
avec Miles Davis. Le concert fût mauvais, ou médiocre.
Ce qui m'a le plus marqué furent les seins de la chanteuse:
ils étaient énormes, chacun d'eux plus grand
que sa tête. Les deux ensemble faisaient penser à
une baleine échouée sur la plage. Elle chantait
bien et était très sympathique. Il y avait aussi
une danseuse, très mince et dont le corps donnait l'impression
d'être divisé en six parts: deux bras, deux jambes,
la tête et le torse; chacune d'entre elles encore subdivisée.
Et l'on dirait que toutes ces parties, sous-parties et sous-sous-parties
étaient indépendantes, coordonnées seulement
par quelque chose extérieure à la fille. Il
était impressionnant de la voir danser car l'on dirait
que l'on voyait danser six personnes simultanément,
toutes en harmonie, toutes synchronisées - mais en
un seul corps et avec un seul sourire, qui traversait son
visage d'une oreille à l'autre comme les rails dune
ligne de chemin de fer et était honnête, sincère,
communicatif.
Ca fait des années que j'écris -ou réécris-
un poème qui commence comme ça:
Par quels ports as-tu navigué,
Par quels corps?
Sur quelles plages as-tu échoué,
Sur quels ventres?
Je ne me souviens bien du reste: chaque version est pire
que l'antérieure et perdue dans un ordinateur différent.
Je me souviens qu'il termine plus ou moins avec
Vers quels nords as-tu navigué,
Vers quelles morts?
Ceci à cause des seins de la chanteuse: quand les
baleines échouent sur les plages elles meurent car
leurs organes écrasent ceux qui sont dessous. La baleine
meurt écrasée par soi-même, comme moi.
Seulement, je ne suis pas mort. Pas encore. Juste échoué.
Et je n'ai pas perdu l'envie de luter: tout compte fait, je
connais beaucoup d'histoires de mecs en situations pires que
la mienne. Comme celle du pêcheur de morue qui s'est
perdu de son bateau et qui a fermé les mains autour
des avirons quand elles ont commencé à geler
- et ainsi est-il arrivé en Islande, quelques semaines
plus tard, les mains gelées autour des rames, il a
fallut les lui scier. Ce même gars a postérieurement
traversé l'Atlantique tout seul à la voile,
quoique j'aie encore de la peine à comprendre comment
a-t-il pu faire ça sans les mains. Ou l'une de mes
histoires préférées, celle du capitaine
"Dedans ou Dehors", sobriquet par lequel il était
connu après cet épisode.
Il était méchant, ce capitaine, et à
l'époque ou être méchant était
la norme, être considéré méchant
impliquait certainement un mauvais caractère. L'homme
était haï par son équipage, profondément
haï - et un jour ils ont décidé de le jeter
à la mer. S'il y a un tabou dans la marine, c'est bien
celui de ne pas jeter les gens vivants à la mer: on
les punit - et les possibilités de punition sont innombrables,
limitées seulement par l'imagination ou la cruauté
de celui qui punit: on passe la victime sous le bateau attaché
par les pieds et par le cou, on la pend, on la met aux fers,
on la laisse mourir de faim- mais l'on ne jette pas une personne
vivante à la mer. Toutefois ce capitaine était
méchant, vraiment, réellement méchant:
et les hommes l'ont pris et l'ont passé par-dessus
bord. Quand il était à l'extérieur du
bateau ils n'ont pas pu aller jusqu'au bout et le laisser
tomber. Il n'est pas facile de tuer un homme, il est plus
facile de le laisser mourir, n'est-il pas? Le capitaine était
dans les mains d'hommes quil avait injuriés,
insultés, humiliés, au-dessus d'une mer dans
laquelle il survivrait à peine cinq minutes s'ils le
laissaient tomber et dit: "merde, vous fils de pute,
soit dedans soit dehors, mais pas ici, ce n'est pas un endroit
où laisser un homme". Les marins ont reculé
et l'ont rentré sur le pont. Aussitôt retrouvé
à sauf le capitaine leur a foutu une rossée
qui est resté célèbre, tout autant que
sa phrase.
Je n'ai jamais été, pendant que je naviguais,
en conditions très extrêmes: j'ai, comme tout
un chacun, ma part de mauvais temps, dont la pire fut sans
doute une traînée de cyclone en Atlantique, et
ma part de jours sans vent, qui sont tout aussi horribles.
Une fois je rentrais des Açores sur "Aquarelle",
un bateau dont la beauté était loin de correspondre
à celle du nom. Il n'y avait pas un souffle, j'avais
tout affalé et étais descendu pour voir ce qui
se passait avec un alternateur ou une batterie, je ne me souviens
plus très bien. Au milieu du travail j'ai eu un soudain
besoin de remonter sur le pont. A vingt mètres du bateau
passait, majestueuse, une baleine. L'eau était calme
comme dans un évier, transparente et l'effet de loupe
rendait la baleine encore plus grande que ce qu'elle était.
Mais elle était, garanti, plus grande que le bateau,
qui ne faisait que dix mètres de long.
Elle m'a passée par bâbord, lente, imposante,
impériale, et a disparu. Je suis redescendu et j'ai
continué à essayer de réparer cet alternateur.
Mais un peu plus tard l'intuition qui m'avait fait monter
auparavant m'a fait remonter. Et cette fois la même
baleine passait par tribord, dans le sens contraire. Il faudrait
des dons de conteur de loin supérieurs aux miens pour
rendre compte du spectacle: il était indescriptible.
La mer était lisse comme certains ventres dont je me
souviendrai toute ma vie et totalement transparente. La baleine
n'était maintenant à plus de quinze mètres
de moi. Je pouvais voir sa peau et les innombrables marques
qui l'adornaient, souvenir peut-être de duels dans les
profondeurs; je pouvais surtout sentir son odeur infecte,
pestilentielle. Il y a quelque chose de magique dans l'odeur
d'une baleine, de si mauvaise, si primitive, si fondamentale,
si de profundis.
Et me voilà, à sec de toile, par une magnifique
journée de soleil, pas un souffle d'air et pas un nuage
dans le ciel, à 250 miles des Açores; avec pour
compagne une baleine à bosse qui pesait au moins le
double de ce qui pesait "Aquarelle" et qui avait
un bon mètre de plus que lui. Le tableau était
divin, mais j'étais inquiet, naturellement. Je venais
de lire une histoire d'un solitaire assez expérimenté
qui avait appelé le CROSSMED car il avait une baleine
qui se grattait le dos sur sa quille - et c'était un
type expérimenté, il disait au CROSS qu'il savait
bien qu'il n'y avait rien à faire, il voulait juste
de l'appui psychologique - et qu'ils soient prêts à
venir le chercher au cas où. Là où j'étais
il n'y avait ni CROSS ni appui psychologique. Et même
si je faisais totalement confiance à "Aquarelle",
une espèce de coffre-fort flottant qui pesait sept
tonnes pour dix mètres de longueur, je n'avais pas
envie de servir de brosse à dos à une baleine
qui avait survécu à tous les combats dont elle
portait la marque ; et dont je voyais les yeux, petits et
si inexpressifs qu'ils en devenaient cruels. Je voyais ces
yeux, puis les marques sur son corps, les mêmes qu'avant
mais avec plus de détail, puis la queue - et là
je me suis dit qu'il fallait que je parte le plus vite possible:
la baleine entamait un demi-tour, un autre, à quelques
mètres de mon tableau arrière.
Quand j'ai mis le moteur en marche elle s'est effrayée,
a expiré un gros jet d'eau dont l'odeur était
encore pire que celle d'avant et a plongé en tapant
avec sa queue. Le bruit fut assourdissant. "Aquarelle"
vibrait jusqu'en haut du mât. Mon cur battait
tellement fort que j'ai du fermer la bouche, de peur qu'il
ne sorte et ne me laisse tout seul. Mais la vapeur d'eau et
son odeur répugnante se dissipèrent rapidement,
toutes traces de la plongée s'effacèrent de
la surface de l'eau et soudainement tout était de nouveau
calme, "Aquarelle" tout seul et moi tout seul en
lui. Une demi-heure plus tard j'ai arrêté le
moteur. De temps en temps je regardais en bas, tout en sachant
que je ne la verrais pas si elle remontait.
Ce sont des animaux surprenants, les baleines. Par la suite
j'en ai vu beaucoup. Mais ce qui mimpressionnait le
plus étaient les tipes qui les chassaient: à
Horta j'ai connu l'un des derniers harponneurs de baleines
- enfin, de cachalots, c'est ce qu'ils chassent dans cette
région car les cachalots ne coulent pas une fois morts.
Il était grand: chacun de ses bras était plus
grand qu'une de mes cuisses, et chacune de ses cuisses plus
larges que mon torse. Il se déplaçait sur un
vélomoteur ridicule, qui disparaissait totalement sous
cette masse de muscles. On en voyait que la partie inférieure
des pneus, complètement plats car il n'y a pas de pression
qui puisse soutenir pareil monolithe. Je le voyais passer
tous les jours devant Peter et ces bras me faisaient chaque
fois sentir une certaine pitié des pauvres cachalots.
J'ai toujours crû que le problème pour lui devait
être de mesurer la force avec laquelle il lançait
son harpon, pour pas que celui-ci traverse l'animal se perde
ad eternum dans les profondeurs des mers.
Moi aussi, j'aurais besoin d'une force pareille, pour luter
contre ces baleines qui m'envahissent et m'étouffent
et m'attaquent de partout.
Luis M. Serpa
lserpa@geneva-link.ch
Page créée le 01.05.01
Dernière mise à jour le 01.05.01
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