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La Russe

C'était l'avant - veille de Noël, Chris faisait la queue bien sagement chez le traiteur. Elle était déjà de belle humeur rien qu'à contempler pintades, oies et chapons. Une apparente facilité à la visualisation lui permettait non seulement de les voir grésiller mais le fumet de la volaille rôtie lui chatouillait les narines.

Elle fit un grand sourire à Claude, un ami aux bonnes joues rondes et à la brioche de gastronome qui venait de se coller à la file derrière elle. Chris avait décidé de ne jamais s'énerver dans les magasins, trouvant qu'elle n'avait pas trop d'énergie à gaspiller. Elle observait donc les clients, tirant parfois des conclusions hâtives.

"Comment une femme aussi distinguée peut-elle gober ces huîtres gluantes? Beurk !" et elle pensait à l'interdiction de cracher sur les trottoirs locaux, introduite par la doctoresse Olivier, une pionnière en matière de tuberculose.

"Et celle-là, elle a pourtant un long nez, mais il doit être bouché! Comment peut-elle descendre ce caviar qui sent le lac avant l'orage ?" Et ce n'était pas faute d'avoir essayé?Enfin, Chris ne devait pas être faite comme tout le monde !

"Et celle-ci, quelle snob avec son manteau de fourrure, à vouloir deux cents petits grammes de foie gras cru coupé en moult tranches fines. Quand on n'a pas les moyens, on fait du petit salé aux lentilles !"

Bref, elle se rapprochait tranquillement de son tour quand la dernière arrivée, une espèce de folle de Chaillot aux yeux charbonneux harponna une jeune vendeuse pour lui demander "pètite rrrrrrrenseignement"

La femme demanda le prix de la dinde, du canard et celui du caviar oscietra.

La vendeuse lui répondit gentiment pendant que Claude grommelait:

- Moi aussi je pourrai prendre l'accent slave et piquer la place des autres!

Effectivement la femme commanda une bricole que la vendeuse n'eut pas le coeur de lui refuser.

Il est vrai que les "frères et soeurs de l'Est" avaient la cote. On ne pouvait pas ouvrir une chaîne de télévision, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans les voir faire la queue, s'engueuler au parlement, traire tristement les vaches du kolkhoze, manifester pour le retour du communisme, élire leurs miss, prendre le train, attendre l'avion, gribouiller une toile, mais surtout ? se plaindre à haute ou basse voix ?

Y avait-il un Russe heureux ? Si oui, il avait certainement échappé à la loupe des centaines d'entomologistes occidentaux qui traquaient ces insectes encore inconnus mais tellement sympathiques.

Et si Claude avait raison ? Si en prenant l'accent russe et en jouant à la Moscovite égarée, Chris pouvait avoir quelques facilités ?

Elle sentait qu'elle allait adorer sonder la bêtise humaine. Dès le lendemain, elle tenta sa chance à l'Uniprix. Il y avait une queue d'une dizaines de personnes, une petite queue occidentale en période festive mais de celle où l'on trépigne déjà dès le troisième rang. Chris arriva tenant une petite culotte de coton rose en s'affaissant presque sur le comptoir.

- Parrrrrrrdonnnnn, je rrrrrousse, non parrrrrrrrle frrrançais biènnnn!

Déjà, la file de chalands avait reculé pour lui céder la place.

- Noumérrrrrrrrro moi biènnnnnn?

La vendeuse arrêta net de s'occuper de la cliente en titre.

- Vous voulez m'excuser mais c'est une Russe !

Elle regarda l'étiquette, jaugea le tour de hanche de Chris et lui dit que c'était bon.

- Je prrrrrrrrrrendrrrrrrre.
- Excusez-moi, madame, j'encaisse vite.
- Spassiba, o rrrrrrrèvoirrrrrrr!

Chris s'enfuit après avoir lâché le seul mot de russe qu'elle connaissait. Si elle avait fait le même coup avec l'accent du terroir, ils l'auraient insulté et bousculé. A la limite, elle n'aurait pas osé. Après avoir testé son truc dans les magasins en changeant prudemment de caisse à chaque fois, elle décida dorénavant de ne plus prendre de billet de bus. Au bout de quelques semaines, elle commença de penser que c'était trop facile de resquiller quand elle se trouva nez à nez, face aux contrôleurs. Les deux types avaient l'air plus bête que méchant. Sur quels critères choisissait-on les contrôleurs de bus? L'un interrogeait les usagers, les mains dans les poches: "Billet, s'il vous plaît." Il devait être hypermétrope parce qu'il arrivait à contrôler les petits caractères de loin et ce malgré le tangage du bus engagé dans une circulation chaotique.

Son excellente vue était sûrement due à la boucle d'oreille qui ornait son lobe droit.

"Présentez votre titre de transport" Celui-là ne disait même pas s'il vous plaît. Il saisissait tous les billets pour essayer de les lire de son unique oeil, l'autre étant de verre !

Chris ne fit même pas semblant de chercher un billet.

- Je pas titrrrrrrr, oublièèè cousine.
- Vous venez d'où avec c' t' accent?

lui fut -il demandé avec celui de canton.

- Je rrrrrousse, Moscou, visite cousine ici.

Des passagers étaient prêts à intervenir quand Boucle d'oreille dit à oeil de verre:

- Laisse tomber, on risque encore d'avoir des emmerdements !

Chris mourrait d'envie de demander "emmerrrrrrdements, quoi c'est ?"

Mais il ne fallait pas trop jouer avec le feu. Elle poussa tout de même l'audace de descendre une station après eux.

Chris s'était prise au jeu. Elle peaufinait son accent; elle avait emprunté la méthode Assimil d'une amie, enrichi son vocabulaire d'un "zdrastvouïtiè" sonore, de quelques "da", "niet" et "nitchevo" dont elle parsemait ses phrases.

Elle se mit bêtement à demander des renseignements dans la rue à des gens qu'elle choisissait au hasard.

- Excouse-moi! Où êtrrrre "Grrrrrranddd-Ponttt" ?

Toujours on lui demandait d'où elle venait avec un accent pareil. Elle sortait sa petite histoire de "bourrrrrrsièrrrrre moscovite" et les pékins faisaient de longs détours pour la conduire au Grand-Pont. Certains lui offrait le café pour écouter des nouvelles fraîches de là-bas. Elle n'avait aucune peine à les leur donner:

- Pénourrrrrrie, pénourrrrrie, rrrriennnn mannnger, vie trrrrès trrrrrès chère !

Une dame l'invita à dîner: zakouskis, koulibiac, bortch, aneth et crème aigre. Elle s'était donnée bien du mal pour montrer à Chris quelle n'avait pas à regretter d'avoir quitté sa patrie chérie.

Un jeune homme l'aborda spontanément après l'avoir entendue s'exprimer .

- Oh, mademoiselle, vous êtes russe ?
- Bienn sourrrrr!
- J'adore les Russes et la Russie. Puis-je vous inviter à boire quelque chose ?
- Je pas commmprrrrrennnndrrrre.

Il se mit à lui répéter la même chose en découpant lentement les syllabes comme s'il parlait à une débile et en même temps il la tirait par le bras en direction du café.

Il ne lui plaisait pas, mais bon ! ? Elle aviserait plus tard.

- Vous ne pouvez pas savoir avec quelle délectation, j'ai lu tout Soljenytsine. Je sais tout sur le Goulag. Et votre grand poète Vissotstky, j'ai tout ses disques à la maison, mais je n'en comprends pas un traître mot. J'aime tellement votre pays, je devrais apprendre le russe.

"Surtout pas, pensait-elle, j'aurai l'air fin."

Au fil de la conversation, il se mit à lui caresser les mains et à la regarder dans les yeux. Oh, horreur! il avait du poil dans les narines et les dents négligées.

"Si tant est, ce con voudra me montrer sa collection d'icônes ou me faire essayer son samovar. Allez basta !"

- Je prrrressée, rrrrendè-vous Grrrrrrand-Pont, prrrrrofesseurrrr frrrrrançais.

Il voulait absolument savoir son nom, son adresse et son numéro de téléphone.

Il griffonnait sur son agenda avant même qu'elle ait commencé de donner ses fausses coordonnées: - Kristina ? Petrovna? Riazanova - . Dieu merci, elle avait lu Dostoïevski et elle aurait même intérêt à le relire.

L'adresse et le téléphone étaient faux et elle avait hâte de se débarrasser de ce sot.

Elle venait de comprendre qu'un homme pouvait aimer par exotisme, une femme aussi d'ailleurs, et ça l'agaçait.

La mode avait été aux Thaïlandaises, maintenant aux Slaves ? Enfin, le monde était vaste.

Chris continua de s'amuser avec son rude accent quand un jour, elle choisit dans la rue, une femme boulotte, au cul bas, enveloppée d'un fichu barriolé pour lui dire:

- S'il vous plaît, je Rrrrrrrrrousse. Vous dirrrre moi où Grrrrand-Pont?
- Oh, vi rousskaïa? Ot kouda vam?

Le visage de la femme s'était épanoui à l'idée de rencontrer une compatriote.

- Merde, c'est une vraie ! pensa Chris qui prit les jambes à son cou car elle avait horreur de se sentir ridicule ?

Cela confirma la femme dans son idée que le KGB était certainement présent dans les milieux des réfugiés ex-soviétiques.

Chris, reprit, avec discipline, sa place dans les files mais elle pensait avec nostalgie à ce qu'elle aurait pu faire à la poste, les jours de paiements.

Depuis, elle est allée à Moscou. Elle a même rencontré des Russes heureux. Mais son plus beau fou rire, elle l'a attrapé au Goum, magasin bien connu sur la Place rouge, quand, remontant une file imposante, elle abattit sur le comptoir une matriochka, demandant son prix en français. La vendeuse interrompit immédiatement son travail pour l'emmener à la caisse, tout en lui demandant en anglais sa provenance, puis elle revint d'un pas de sénateur, lui faire un emballage digne de ce nom tandis que les chalands résignés avaient reculé.

- Vous comprrrenez, Camarrrades, c'est une Frrrançaise !

 

© Chris Kufrin
26.03.2000

 

Page créée le 01.06.02
Dernière mise à jour le 01.06.02


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