Jules
Jules est à côté
de moi. Jules me regarde. Jules est écrivain et c'est
mon ami. Nous nous étions rencontrés en 1977
au au Butch Radio's Disco. Il était entouré
de cinq ou dix personnes et notamment d'une fille pour qui
j'avais de l'affection et qui s'appelait Kelly. Elle était
brune, coquette et jurait en italien alors que sa famille
était d'origine irlandaise. Jules était à
l'aise et ouvert et sympathique. Je ne savais pas trop comment
gagner son amitié. Pourquoi en avais-je tant besoin
? Jules s'est mis à boire ce soir-là et c'était
proprement ahurissant de le regarder. Il buvait comme un bébé
et son enthousiasme était si communicatif. Nous sommes
allés nous faire vomir derrière une palissade
face à l'océan et c'est ainsi que j'ai rencontré
Jules. Il m'a dit que son père n'était pas son
vrai père et que sa mère était une femme
impossible mais admirable. Pourquoi Jules a-t-il compris ce
soir-là que je ne le quitterai plus ?
Depuis, je le vois souvent. Il s'est installé avec
une fille normande, un peu costaude mais ravie quand on vient
la voir. Ils sont installés en lointaine banlieue de
Paris et j'imagine qu'ils n'ont pas beaucoup de distraction.
Je viens seul ou avec des amis ou avec ma femme et, à
chaque fois, Jules est content et boit beaucoup et son amie
normande aussi. Souvent, nous devons les coucher avant de
repartir.
Aujourd'hui, Jules est à côté de moi
et je sais que le moment est difficile. Il me regarde et,
à travers son regard, je sens que mon enfance, que
nos enfances, enfin que ce qui compte et qui nous relie à
quelque chose de mystérieux et fort, tout cela est
présent et cette nuit nous le fait sentir. C'est son
jardin. C'est l'odeur de son jardin.
Jules sait qui je suis. Il sait que mon métier est
poète et il comprend mes engagements et mes lâchetés.
Je sais qu'il ne me laissera pas tomber. Lui-même est
écrivain et jamais il n'a pu vendre un manuscrit. Il
a un enfant, j'en ai deux et nous sommes restés figés
depuis cette nuit au Butch Radio's Disco. Comme des carpes
muettes de leur art. Sa pelouse est tondue et nous en pleurerions.
Maintenant, nous devons fermer les yeux et penser tous les
deux à ce qui compte le plus pour nous. C'est une sorte
de jeu. Nous cultivons une certaine honnêteté
et, à quarante ans sonnés, nous espérons
garder la joie enfantine de notre rencontre. Souvent, il me
parle de ses parents et je m'en suis fait aujourd'hui une
image assez partiale. Je lui parle de ma sexualité,
de la joie à contempler mes enfants, de mon golf, de
mes poèmes et je lui en récite quelques passages.
Ce soir, le jeu ne prend pas. Jules se referme sur lui-même.
Il rit car il sait que je sais et que nous comprenons. Existe-t-il
des mots simples pour décrire cette extase de l'amitié
qui est en train de se partager ? Chacun dans sa gangue et
une ivresse commune qui nous retrouve. J'embrasse Jules juste
au moment où il se met à tousser. Nous en rions,
nous en rirons plus encore.
© Raphaël Rupert
Page créée le 13.08.02
Dernière mise à jour le 13.08.02
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