Bébé Botti
Le quinquagénaire Ugo Botti
se réveilla un matin avec son pouce droit dans la bouche.
Comme il se trouvait là, coincé entre les lèvres,
il en profita pour le sucer un moment. Ensuite, une odeur
de poupon émana de sa personne. Ugo sentait le lait
sucré ainsi que le gigot dagneau que lon
vient de sortir du congélateur avec, par intermittence,
une pointe deffluve musquée dorigine non
déterminée. "Cest tout de même
étrange, marmonna-t-il, jai limpression
de ne plus mappartenir". À peine eût-il
prononcé cette phrase quil se mit à se
trémousser nu sur le lit, en émettant une longue
suite donomatopées jubilantes dans lesquelles
revenait souvent une syllabe qui voulait dire "purée".
Ce jour-là il sempressa
dacheter pêle-mêle de la layette, des couches-culottes,
une baignoire en bakélite suivie dun attirail
pour les soins corporels, de même quune assiette
chauffante, un bonnet et un canard aux yeux vert émeraude.
Ugo Botti pressentait quun matin il serait trop tard,
il resterait bébé, peut-être jusquà
la fin de sa vie. Il fallait être équipé
pour cette éventualité.
Il passa la soirée à
expliquer à sa maman ce qui lui arrivait. Elle ne voulut
rien en savoir; derrière ses aiguilles à tricoter
elle ressemblait à un criquet rabougri qui, ne pouvant
plus sauter, fait des pulls. Ce qui avait toujours exaspéré
la mère était que son avorton de fils venait
limportuner avec des niaiseries juste quand elle comptait
ses mailles. Chaque fois il fallait recommencer. La situation
devenant intenable, elle levait sur lui un regard auprès
duquel les châtiments de lenfer étaient
une flamme de briquet. Ce soir-là Ugo bouda. En sourdine
un chagrin serrait son petit cur presque neuf. Il essaya
de se rappeler comment il pleurait lorsquil avait un
an.
Jacques Tornay
-Suisse
Page créée le 23.03.00
Dernière mise à jour le 23.03.00
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