Le Mur de verre - Hermès linsolent
- Palladium
Le mur
de verre, Ed. Stock, 2005
Quatrième de couverture
: " Il fait si froid quand on reste assis et que les
souliers trempent dans la neige, et tout ça imaginez-vous
il y a quarante-cinq ans mais les pieds nus ou dans des sabots
de bois ou de loques, et pas quatre-vingt-dix minutes mais
un jour entier, une nuit et encore un jour. Une idée
me traverse l'esprit, on devrait embaucher des antisémites
comme figurants. Et les laisser là assis ou debout
par moins vingt-deux, et pas une heure et demie mais disons
trois heures. Pourtant c'est pas parce qu'ils se gèlent
que ça nous réchauffe, nous autres, pas autrefois,
et aujourd'hui un thé brûlant fait aussi l'affaire.
"
Au début des années 1980,
l'Autriche dort encore paisiblement, bercée par la
douce nostalgie de la grande époque des Habsbourg.
Mais l'ouverture à Vienne du procès du SS Oberscharführer
Anton Herser, surnommé le briseur de crânes,
interrompt brutalement ces rêves d'innocence. Toute
la nation se retrouve confrontée à un passé
douloureux, jusqu'alors trop souvent occulté : le national-socialisme.
Un fils de SS hanté par d'effroyables souvenirs, un
survivant appelé à témoigner au procès
de son bourreau, un homme de théâtre qui cache
ses origines
Autant de personnages complexes, de secrets,
mais aussi d'espoirs, qui dévoilent strate après
strate la psyché autrichienne.
Dans une langue dure et poétique, Robert Schindel met
en scène la difficulté de vivre avec un passé
très présent, avec la culpabilité, l'oubli
et la mémoire. Sans doute est-ce pour cela que Le
mur de verre est devenu en Autriche et en Allemagne le
livre de toute une génération, trop jeune pour
avoir connu les horreurs de la guerre, trop âgée
pour ne pas en avoir subi les conséquences. Bouleversant
retour sur la période la plus sombre qu'ait traversée
l'Europe, le roman pose également des questions essentielles
sur l'identité collective et sur la place de chacun
dans l'histoire.
Extrait d'une recension, Natalie
Levisalles, Libération
"Tous ces personnages qui nous parlent de leur judéité,
de leur antisémitisme honteux ou de leur sentiment
de culpabilité pourraient nous taper sur les nerfs,
on a lu tout ça des centaines de fois. Mais non, on
est stupéfié par la force, la justesse, le cynisme,
et, oserait-on dire, la fraîcheur de Schindel. Sa manière
de parler des relations entre juifs et Autrichiens, entre
hommes et femmes, est faite d'un humour grinçant, d'une
violence libératrice et obscène qui, étrangement,
font de la place pour la joie de vivre et l'aspiration au
bonheur."
Extrait de traduction
Les nuages filent sous le ciel sombre,
la surface terrestre s'ébranle, bascule à gauche,
bascule à droite. La tempête produit des sons
étranges, d'où viennent ces sons ? Derrière
la bifurcation, les gueules des chacals, on dirait qu'il se
dérobent sans cesse aux regards des curieux ; si je
fixe un instant les yeux sur eux, ils se cachent, si je regarde
ailleurs, je les aperçois encore du coin de l'il.
Un petit garçon aux boucles blondes joue au milieu
de la rue, le vent s'engouffre dans ses boucles blondes, mais
il rit, et, de temps en temps, il me regarde. Je me penche
pour voir à quoi il joue, mais il cache aussitôt
le jouet dans sa main.
J'entends des bruits de moteur et lève la tête.
Des avions au-dessus de moi. Ils larguent des crânes
qui s'écrasent au sol, le petit garçon au milieu
des crânes. " Où est le reste des squelettes
? " demandé-je à la femme à côté
de moi. Elle ne répond pas, elle gesticule, s'arrache
les cils, se met à siffler. J'entends une voix derrière
moi : grands dieux Jésus-Marie ! Le garçon,
entendant la voix, commence à faire le signe de la
croix mais ses gestes sont anguleux, saccadés, comme
scandés par une rythmique : singulière harmonie
entre les nuages qui filent, les gueules des chacals qui disparaissent
et surgissent à nouveau, les avions qui, un par un,
s'élèvent au firmament lointain, les crânes
qui s'échappent et sautillent dans le champ, un film
au montage fébrile.
Konrad Sachs, morose, était assis devant son petit
déjeuner. Il porta sa tasse aux lèvres, faisant
grise mise au café refroidi. [...] Or voilà
qu'assis en robe de chambre, son dernier rêve vint lui
trotter par la tête. Il faudrait que j'écrive
tout ça et que je le fasse expertiser par un psy, songea-t-il.
[...]
Au milieu des crânes qui sautillent dans le champ, le
petit garçon continue à jouer, à se signer,
il cache quelque chose. C'est là que je m'avise que
je suis assis sur un tracteur m'emportant à travers
le champ. La femme a côté de moi s'arrache toujours
les cils tandis que de l'autre côté est assis
un homme au cou de taureau, les cheveux épars et gris,
qui hurle en cadence " Achtung ! "
" Va chercher les avions au ciel ", m'intime-t-il
subitement.
- Mais comment ? " lui demandé-je.
- Récite tes prières, ne pose pas de questions.
Et ne fais pas cette tête. Achtung ! Récite
tes prières !"
Je réfléchis à la prière que je
pourrais utiliser mais je n'arrive pas à me décider,
si bien que les avions emplissent de plus en plus le ciel.
L'homme se tourne vers moi, mais au lieu de me crier après,
il se met soudain à ricaner, et je vois que c'est un
des chacals. Je me tourne vite vers la femme, et elle se met
à grogner et à hurler ; à partir des
cils lui pousse une sorte de pelage de renard qui se répand
sur son visage, l'homme dit : " N'aie pas peur, Prince,
nous avons l'arme miracle. " En disant cela, il regarde
derrière moi, c'est alors que je vois qu'une herse
est fixée au tracteur sillonnant le champ, et le champ
est vide de tout crâne. Alors que devant le tracteur,
ils sont toujours là qui sautillent, derrière
lui, ils ont disparu. Et puis tout est silencieux derrière
nous, ce n'est que lorsque je regarde en avant que hurlements
et grincements sont encore audibles.
Là-bas je vois que le garçon aux boucles blondes
joue avec des étoiles vertes et jaunes, et je vois
aussitôt que ces étoiles manquent dans le ciel.
Nous sommes déjà tout près de la tête
blonde, je crie " uwaga ", et le Prince bondit et
veut s'enfuir. " Dis tes prières ", gronde
le chacal, j'entame mon signe de la croix mais la herse a
déjà touché le Prince à la jambe,
l'enfant se mue en squelette, et je vois la herse enfouir
lentement le squelette sous la terre du champ. Je regarde
vers l'arrière et je vois les sillons qui enserrent
à gauche et à droite une bande de terre lisse
s'étirant vers le lointain, et là bas, tout
là-bas, je vois encore quelques paysans, et sur le
ciel se détache un mirador. Un silence de mort. Le
tracteur s'immobilise, à la place du chacal, je suis
moi-même assis au volant, à côté
de moi, Else en chemise de nuit.
" C'est fini, dit-elle. La guerre est finie. " Et
le buste bien droit, elle coiffe ses longs cheveux blonds
à la manière de la Lorelei.
Else l'avait calmé, lui avait tamponné le front
trempé de sueur, l'avait pris dans ses bras. Et maintenant
il était assis là, devant la table du petit
déjeuner, vide et encore humide, le journal à
ses pieds sur le plancher, dehors les péniches, déjà,
remontaient l'Elbe.
Konrad Sachs s'était souvenu. Il posa son front sur
la table vierge et ferma les yeux. Le téléphone
sonna. Il ne bougea pas.
[...]
D'ailleurs elle ne me sort pas
de la tête et sème le trouble dans ma vie de
papier. J'ai des accès de tristesse, si bien que mes
regards - j'observe les nuages de ma fenêtre - tombent
subitement dans le vide, rebondissent sur les toits, se perdent
dans les enfilades de rues. J'ai l'impression d'être
assis là entre les meubles comme mon frère jumeau,
et d'en faire aussi peu que lui. Depuis que Kalteisen l'a
quitté, une indifférence crasse face aux choses
de la vie s'est emparée de lui. Sa voix ? Monotone
au possible quand on se parle on téléphone.
Et la mienne ? Monotone aussi, et de plus en plus. De temps
en temps je m'oblige quand même à lui rendre
visite pour le regarder siroter son vin rouge pendant que
son gîte menace de s'ensevelir sous les papiers et objets
de toute sorte. Dans l'intérêt de ma vie d'écriture,
j'essaie bien de l'encourager, reprends le fil d'entretiens
amorcés jadis avec cette fraternelle désinvolture,
mais il ne fait que me regarder avec dégoût,
d'autant que je prends également mon air de dégoût
pour le secouer, allez hop frangin.
J'ai tellement envie de voir Mascha, de faire moi-même
quelque chose, de vivre et de ne plus noter un mot sur les
talons des gens. Le danger est en voie de croissance. Pour
l'instant, il me suffit, du moins je l'espère, d'émulsionner
mes agacements dans mes notes, pour l'instant encore les phrases
n'en sont que plus aiguisées, les humeurs moroses pimentées,
qui dominent normalement mes personnages. J'essaie sans enthousiasme
d'en finir au plus vite avec les descriptions, nécessaires
certes mais ennuyeuses. C'est pour cela que ça grince
et que ça grésille dans les phrases imbriquées
les unes dans les autres parce que l'huile est rance ou roussie,
si bien que chaque auxiliaire, chaque " si bien que "
m'arrache une grimace. Je brûle d'envie de me dépouiller
de mon texte et de courir nu à ma propre vie.
[...]
Mais bon sang, pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille
à la fin ? Ça lui suffit pas à ce Lebensart
que je sois allé chez le shérif, que j'aie tout
dit sur Herser, tout ce qui me passait par la tête ?
Comme si mon sommeil n'était pas assez lamentable.
Faut-il que les ombres des meurtriers me poursuivent jusqu'à
la fin des temps ? Pourquoi avoir quitté la terre nazie
en quarante-cinq et à la première occasion pour
qu'ils me rongent les chairs aujourd'hui depuis là-bas
? Je le comprends ce Lebensart, mais qu'est-ce que j'en ai
à foutre ? La justice ? Voilà bien un grotesque
idéal. Il aurait pu au moins empêcher cette Ressel
de m'envoyer des lettres à n'en plus finir dans lesquelles
elle me supplie de venir à Vienne. Avec ça,
c'en est vraiment fait de mon sommeil. Hier j'ai rêvé
que je faisais du patin à glace sur la Place des héros,
la place est encerclée d'une flopée de Viennois
mal mouchés qui me lapident à coups de grenades
ovoïdes enrobées dans des boules de neige. Elles
explosent constamment tout près de moi, la glace éclate,
et tout se teinte en rouge. Eh bien quand je me réveille,
j'ai plus qu'à compter les minutes et attendre que
le jour se lève. Tiens, j'ai oublié d'acheter
du lait. Quoi, une heure du matin ? Il y a une heure à
peine, Zuckermann traînassait encore chez moi. Ma pièce
marche comme sur des roulettes. Ils veulent la jouer à
Montréal et à Paris. Et il attend toujours que
j'en écrive une sur Ebensee. Est-ce que cet émigrant
finira par comprendre qu'on ne peut pas faire de pièce
sur les camps de concentration ?
D'ailleurs même les Juifs commencent à me houspiller.
L'un veut ceci, l'autre veut cela et ça n'en finit
pas de tirailler.
Je m'appelle Gebirtig et je veux écrire des comédies
et coucher avec des Juives polonaises et puis mourir.
J'aurai bientôt soixante ans et je prends du ventre.
Je crois que je vais lui écrire une lettre corsée
pour qu'elle me fiche la paix. Se taire n'est pas une réponse
pour une femme comme ça. C'est triste, c'est sûr,
que son père soit mort une fois Herser démasqué.
Il aurait pas dû s'occuper de ça, tourner les
talons et après moi le déluge. À quoi
ça l'avance ? Et puis qui est-il donc, cet Herser le
briseur de crânes ? Un gendarme bien poli de Leoben
qui n'avait pas assez profité de la vie. Je dois avouer
qu'à dix-huit ans j'avais quand même la tremblote
devant lui. Il pouvait empoigner à la nuque deux détenus
décharnés et frapper si fort leurs têtes
l'une contre l'autre que ça faisait parfois éclater
l'écorce cérébrale. Je l'ai vu une fois
de mes propres yeux. Ça a fait un bruit comme un grincement
de mandibules, jamais de ma vie je n'oublierai ce bruit. Pourquoi
je devrais m'imposer la vue de ce minus dans une salle d'audience
? Est-ce que je ne me dois pas, tant que je suis en face de
lui, de lui envoyer des coups de pied dans le ventre. Ou faut-il
que je joue le Juif bienveillant qui veut que justice soit
faite, oui, Monsieur le Juge, Monsieur Herser est bien l'Oberscharführer
Herser, je peux même imiter sa voix si vous voulez car
j'ai l'oreille musicale. Je vous salue, Monsieur l'Oberscharführer,
comment va-t-on aujourd'hui, mon Dieu mon Dieu, par les temps
qui courent. Et dites-moi quand vous faites l'amour, est-ce
qu'il vous arrive que les Juifs morts vous remontent, les
Russes morts, les Polonais morts ? Dormez-vous aussi bien
que moi ? Est-ce que ça vous pèse de vieillir
? Et le ventre, prenez-vous du ventre ? Ah, ce que nous étions
minces autrefois, tous les deux. Et les marches de décembre
par rangées de cinq vers la carrière de pierre.
À gauche et à droite, les maisons aux volets
de couleur, les intérieurs douillets qui sentent bon
Noël, les nappes blanches dans la salle à manger,
et les honnêtes gens autour de la table, tout est bien
chaud bien confortable, et moi avec les autres, l'uniforme
élimé, le crâne rasé, et passer
ainsi deux fois par jour devant les volets de couleur, avec
cette faim qui meurtrit les entrailles, moi à dix-sept
ans, et vous Monsieur Herser, la trentaine, élancé,
bruyant, cheveux blonds, visage carré, yeux gris inexpressifs.
Je vous ai vu même si je n'avais jamais le droit de
vous regarder dans les yeux puisqu'il fallait toujours enfoncer
son calot sur les oreilles et baisser le regard. Rien n'a
changé dans vos yeux quand vous avez brisé le
crâne de Weiskopf Sigmund, vous ne l'avez pas fait avec
plaisir, vous l'avez fait c'est tout. Huit mètres à
peine nous séparaient. Maintenant, vous allez en prison
à perpétuité, Monsieur Herser, avec vos
soixante-dix ans et votre crâne blanc, que l'Ange du
Seigneur vienne hanter chacune de vos nuits ! Et le disque
de mon cousin, où il est ? Qu'il me chante à
nouveau quelque chose, Mordekhai ! Il n'y a plus personne
pour l'écouter maintenant. Mais bon sang, pourquoi
ces larmes dans mes yeux ? À quoi ça nous avance
que l'Ange du Seigneur vienne hanter un Anton Herser ? Dis
mama, ça te soulage un peu ? Est-ce que les Gebirtig
sous l'étoile de cendres peuvent mieux savourer le
repos éternel ? Est-ce que ça empêcherait
un Allemand, un Autrichien ou un Ukrainien de briser des crânes
si l'occasion se présentait ? Mais bon sang, pourquoi
ne me laissent-ils pas tranquille ?
Je veux que les cochons rigolent en sortant de mes pièces.
Je veux rire moi-même. Quel Juif s'est trouvé
assez spirituel pour inventer la phrase : la voie de la délivrance,
c'est le souvenir. Qu'est-ce qui est censé être
délivré et par quel souvenir ? Les volets, les
beaux volets de couleur ? Oui, je m'en souviens bien, à
vos ordres !
Maintenant c'est moi qui suis dedans, au bord de l'East River
qui est dehors et moi dedans. Zuckermann est parti, Joana
ou quelque chose comme ça est partie, elle est même
partie pour Varsovie, la mèshouguènè.
Non, chère Dame, vous ne me ferez pas venir là-bas.
Laissons pleurer les morts, nous ne pouvons atténuer
leur chagrin, ça non, nous ne pouvons pas. Riez, chère
Dame, comme je ris moi aussi, regardez-moi, regardez comme
je ris.
"Veyn nisht, veyn nisht, kleyner
yosem
Oy vi shlekht ven s'felt a trer
Ven dos harts iz ful mit leydn
un di oygn zenen ler "
" Pleure pas, pleure pas, petit orphelin
C'est dur quand les larmes manquent
Quand le cur est rempli de peine
Et les yeux sont vides de larmes. "
Oui, oui, Mordekhai, t'en fais pas,
chante, t'as raison, je n'vais pas pleurer, je n'vais plus
pleurer. J'vais aller essayer de dormir, et demain je vous
écrirai une lettre corsée, chère Dame,
même si votre père est mort, car vois-tu, Mordekhai,
il a sa tranquillité, et c'est c'que je voudrais moi
aussi avoir ma tranquillité, même si je suis
encore en vie, comme par hasard, au bord de l'East River.
En américain je vous écrirai, demain matin.
Je suis Américain, qu'est-ce que j'ai à faire
des Autrichiens ? Je vais envoyer une copie à ce Lebensart.
Et après, je partirai à la montagne. À
Vermont. Et Zuckermann pourra toujours attendre pour avoir
mon adresse ! C'est beau Vermont. Demain je m'occupe de tout
ça, demain ce sera fait. T'as assez chanté,
Mordekhai.
Quoi, j'ai mangé aussi tout le chocolat ? Je n'peux
quand même pas aller au lit le ventre creux ! Alors
comment faire ? Bon sang comment faire ? Hey, la compote de
cerises. Dieu merci, il y a encore la compote de cerises ".
[...]
L'audience du procès Herser
était fixée au quinze mai. La rumeur enflait.
Gebirtig avait par écrit décliné tout
hommage, mais personne ne s'en souciait. Katzenbeisser avait
préventivement convaincu son conseiller à la
culture, et celui-ci son maire, qu'après tout c'était
l'affaire de l'émigrant. La Ville lui décernerait
la médaille d'or, point. À la face du monde,
Vienne ne ferait pas mauvaise figure.
Katzenbeisser avait rédigé un petit dossier
où il formulait à l'égard de ses deux
chefs la ligne argumentative : la compréhension était
unanime face à l'amertume de l'illustre personne ;
Gebirtig, notons-le, était un artiste, d'où
sa sensibilité particulière ; les nazis, chose
bien connue, lui avaient volé sa jeunesse ; la réconciliation
n'était donc pas évidente ; la réclamer
serait inopportun ; Vienne n'avait pas absolument tout fait
après la guerre pour engager la réconciliation
(le gouvernement fédéral non plus, encore moins).
En revanche, en honorant Gebirtig, on honorait aussi tous
les émigrants ; les mérites propres à
Gebirtig n'en seraient pas amoindris pour autant, bien au
contraire, ils auraient un caractère symbolique ; on
faisait par conséquent - hic et nunc - ce que
l'on pouvait. Ce qui était passé était
passé.
Après cela Katzenbeisser se mit à planifier
la cérémonie. Il fallait trouver un laudateur.
Katzenbeisser éplucha ses fichiers, finit par tirer
la fiche de l'octogénaire Egon Kattelbach et la passa
au peigne fin. Kattelbach n'était pas inadéquat,
se dit-il finalement. Passé sans faille, pour ainsi
dire. Catholique, plus tard catholique libéral. Uniquement
deux passages judéophobes en mille neuf cent trente-neuf,
rédigés dans un style élégant,
rayés de tous les tirages d'après-guerre. Aujourd'hui
membre du comité directeur du PEN Club.
Très flatté, Kattelbach approuva. Il profiterait
de l'occasion pour faire le bilan de sa propre vie dans son
éloge, sans oublier bien sûr de louer en termes
chaleureux les mérites de Gebirtig en matière
de littérature.
Les pourparlers avec le porte-plume de Purr, ainsi qu'avec
les messieurs du Consistoire israélite donnèrent
satisfaction. Les Juifs se mirent aussitôt à
publier des articles sur Gebirtig dans leurs magazines ; drapiers
et avocats se procurèrent les versions américaines
de ses pièces et de ses romans et les classèrent
entre les uvres reliées cuir de Goethe et Heine.
Le président du consistoire israélite, voulant
organiser sa propre manifestation parallèlement à
la cérémonie officielle, entreprit malgré
la violente riposte de Lebensart de persuader le conseil consistorial
de le suivre, si bien que celui-ci, encore plus divisé
que de coutume, se répandit en tremblements et jérémiades.
Lorsque Gebirtig refusa d'un ton sec, le président
fut profondément blessé. Il envisagea avec le
plus grand sérieux une grippe diplomatique pour ne
pas prendre part à la cérémonie, tomba
malade et mourut. Le nouveau président donna son absolution
à tout ce que Katzenbeisser lui proposa. Il goûtait
manifestement en avant-première le sentiment d'être
appelé à tenir un discours aux côtés
de Kattelbach et du maire et il était tout à
fait d'accord pour faire passer à Gebirtig une partie
de ce qui le flattait personnellement. C'est toujours la même
chose, constata Lebensart avec mélancolie. Nous sautons
sur la moindre marque de bienveillance pour nous rengorger
et nous considérer comme des citoyens normaux et reconnus
dans cette ville.
La chancellerie fédérale s'inquiétait
elle aussi. Selon les premiers communiqués de presse,
le chancelier fédéral de la république
d'Autriche aurait décidé d'assister à
la cérémonie mais souhaiterait en changer la
date. Purr, toutefois, restait sur la sienne, si bien que
le chancelier serait obligé de partir en pleine cérémonie
pour un voyage officiel en Suisse. Les fonctionnaires de la
chancellerie en prirent note avec un sourire en coin au registre
des compensations.
Éditeurs et journalistes avaient reconnu en Katzenbeisser
l'homme du moment et commençaient à l'assaillir.
Il devait leur extorquer des rendez-vous supplémentaires,
tout au moins des contacts avec Gebirtig. Droits d'auteur,
interviews, portraits, la télévision aussi envoya
ses coursiers. Imperturbable, Katzenbeisser faisait suivre
à Susanne Ressel. Laquelle avait pris son parti de
protéger Herrmann, elle n'avait rien à voir
avec tout cela. Le docteur Körner dut se mettre en congé
pour s'occuper des autres témoins en coopération
avec Lebensart. Ils n'étaient pas nombreux mais requéraient
tous leurs soins vu leur extrême fragilité.
Leibenfrost clôtura les travaux préliminaires.
Il avait beau lire et relire les dossiers à la loupe,
les résultats étaient et restaient maigres.
L'aveugle Mattuschka avait vécu et vu beaucoup de choses
à Mauthausen et Ebensee ; il saura le raconter mais
il ne pourra faire la relation entre les faits et la voix
que s'il la reconnaît. Trois témoins polonais,
pétrifiés de peur déjà à
Varsovie et Posnañ, un demi-fou de Baltimore, deux
vieux messieurs de Tel Aviv.
Restait Gebirtig. Les autres serviraient tout juste de décor
à l'accusation. L'accusation, c'était Gebirtig.
[...]
Au fait, c'est pour servir de figurants
dans la série télévisée Guerre
et Mémoire produite par ABC que toute cette judéité
de quarante têtes moins Thurn et Taxis, dévale
dans cette coque d'acier l'hiver sud-oriental juqu'à
Osijek sur la Drave. C'est là, loin de Terezin, qu'ils
ont adapté Theresienstadt, c'est là que nous,
on peut jubiler parce qu'on ne fait que jouer les exterminés,
une chance qu'on ne soit que des figurants dans un film, ça
oui, c'est du mazel parce qu'un film est un film, et
un film est un jeu, et des millions de gens vont nous voir
à la télé, voir qu'on est en vie, tu
parles d'une chance ! Nous on joue dans un film et, en vérité,
seuls les désespérés doivent jouer. [...]
Je n'ai aux pieds que des chaussures basses, avec au mieux
une semelle d'agneau, donc je me gèle le matin - tous
se gèlent - et je me gèle surtout l'après-midi
pour le grand appel. Je ne me suis toujours pas habitué
à mes orteils gelés, mais ça va encore
quand on est enfoncé jusqu'aux chevilles dans la neige.
Sauf que Branko Lusig me sort du rang et me fait asseoir au
premier plan à une table où sont déjà
assis notre peintre juif et deux autres de Sarajevo : Judenrat
dans la neige. La police arrive, ils débarquent un
par un et chacun fait son rapport, combien sont morts si j'ai
bien compris, et nous le conseil des Juifs, nous devons tout
noter sur un papier, sauf que je n'ai pas de papier, je suis
seulement assis là sur mon siège dans la neige,
tête baissée, pendant que l'appel n'en finit
pas, et à côté les SS et les molosses
et huit cent personnes. [...]
Dans la vie les cartes sont autrement réparties quand
on a froid ; dans le froid, l'irréalité devient
si nette, si palpable qu'on y croit ferme et qu'on la prend
vraiment pour une réalité, et depuis lors et
jusqu'aujourd'hui, cette réalité ne nous a pas
lâchés.
Et c'est ainsi que dans le tunnel de Theresienstadt sur la
Drave signé Daniel Kohn lorsque la caméra est
passée devant lui, et que le son a capté son
murmure rythmé, le Dr Klang qui n'y connaît rien
en prières a fait entendre une essence même de
la prière juive, car il a prié en murmurant
des mots pleins de clarté et de vérité
:
" Shma Yisruel, kalt iz me in die fis, shma, di fis,
azoy kalt, azoy kalt iz me in di fis Yisruel. Shma Yisruel,
in die fis iz me azoy kalt in die fis, adoynoy. "
" Écoute Israël, j'ai si froid aux pieds,
écoute, mes pieds sont si froids, oh si froids, mes
pieds, Israël. Ecoute, Israël, j'ai si froid aux
pieds, adonaï. "
C'est là que j'ai pensé : Et mes pieds à
moi, quand est-ce qu'ils vont se réchauffer, et ma
tête elle va rester bien froide, et si par hasard le
Messie ne vient pas, peut-être viendra à sa place
un doux sentiment de bien-être.
***
Hermès
linsolent, Grasset, 1996
Quatrième de couverture
: Que devinrent les dieux de lOlympe lorsquon
ne parla plus deux ?Quest-il ainsi advenu dHermès,
fils de Zeus, le dieu des commerçants, des voleurs,
des orateurs et des lutteurs ? Le roman de Sten Nadolny est
une résurrection, le retour du geste vif, de linsolence
dans un siècle que guette lennui. Emprisonné
depuis plus de deux millénaires par son ennemi de toujours,
Héphaïstos, Hermès est délivré
de ses chaînes par une jeune fille en croisière
dans les îles grecques
)
Extrait de traduction
Une sorte de résurrection
Le navire traversait des eaux dun
calme traître. Quelque chose de grave sétait
passé ici, qui reviendrait peut-être. Il faisait
froid. Deux jours encore, et ce serait la Pâque grecque.
À part la jeune femme, personne
nétait sur le pont.
Le caïque sapprochait de
létroit passage entre deux îles daspect
mélancolique. Lune delles se dressait,
à lendroit où elle était le plus
proche de lautre, en une paroi rocheuse noire, presque
verticale, haute comme un fort. Pas la moindre pousse ne semblait
y prendre racine. De loin, on eût dit une cicatrice,
calleuse, informe, et au fur et à mesure que lon
approchait, la nudité de la roche se couvrait dun
brillant métallique. Cet endroit respirait la violence.
Comme une menace, omniprésente entre ciel et mer, vibrante,
invisible. Une énergie tendue avant le saut, un éclair
encore sans lueur, juste avant le tressaillement et la foudre.
La jeune femme resserra son châle
autour du cou et releva les épaules car elle avait
froid. Elle essayait de lire dans la falaise noire comme dans
un livre. Il y avait bien des saillies, des fissures et des
cavernes, des creux et des bosses, des reflets rougeâtres
ou blafards, et plus le bateau avançait, plus la masse
rocheuse apparaissait crevassée et multiforme. Mais
elle se refusait à la lecture.
Soudain, dans ce labyrinthe de basalte,
la jeune femme découvrit une forme humaine. Elle sursauta.
« Mon Dieu ! », sécria-t-elle ; puis,
immobile, elle écarquilla les yeux pour voir si le
corps se mouvait. Non, il était inerte. Lhomme
était noir comme la roche, pourtant tête, épaules,
bras et jambes se distinguaient nettement. Il était
nu. Quelque figure de culte gravée dans la pierre ?
Mais quel étrange culte, pensa-t-elle, voyant que le
corps était enchaîné. De lourds anneaux
de fer lui enserraient les poignets, les chevilles et le cou.
Un supplicié ? Dans ce cas, sa mort était récente,
les oiseaux affamés ont tôt fait de transformer
un cadavre en squelette.
Elle entendit un bruit, un roulement
sourd et profond, de lintérieur de la falaise,
non, le bruit semblait venir de partout et samplifiait
sans cesse. Il senflait en grondement et en fracas.
La jeune femme détacha son regard de la figure de roche
et se retourna, angoissée, en direction de lîle
opposée où se trouvait, paraît-il, un
volcan en activité allait-il exploser à
linstant même ce volcan de tourisme et de cartes
postales, histoire danimer à sa manière
la saison ? Ou serait-ce, chose plus probable, un nouveau
cône émergeant à la surface, une troisième
île puant le neuf et le soufre ? Rien de pareil ne se
produisit. Seul un gros « flac » se fit entendre.
Un rocher avait dû tomber dans la mer, elle vit encore
leau tourbillonner et jaillir sous le choc.
[...]
Les grondements se turent un peu. Point
de raz de marée jusqualors. Mais que se passait-il
? La forme humaine remuait les bras. Lhomme prenait
appui pour se redresser. Maintenant, il faisait pivoter ses
mains dans un sens et dans lautre il contrôlait
sa mobilité.
Mais enfin, pourquoi personne ne venait
voir ce quelle voyait ? Ce spectacle nétait-il
là que pour elle le tremblement de la roche,
la libération, le redressement ? Les passagers devaient
être sourds à lintérieur du bateau,
le skipper aveugle dans sa cabine. Elle tituba jusquà
celle-ci et frappa à la vitre, mais lhomme à
la barre, un Grec, se contenta de sourire en haussant les
sourcils, puis regarda à nouveau droit devant lui.
Ils avaient déjà quitté le détroit,
la falaise se rétrécissait à vue dil.
Mais la forme humaine était encore bien visible car
elle sétait avancée jusquà
lextrême pointe de léperon de roc,
écartait les bras et regardait au large, la tête
haute. Cest alors que de lest, quelque chose volant
à basse hauteur, un petit nuage compact pareil à
un essaim dabeilles à lattaque, se précipita
sur lhomme et lenveloppa. Il avait lair
à présent de porter une fourrure. A linstant
même, ses pieds décollèrent et lhomme
se retrouva à lhorizontale, suspendu en lair.
Il plana un moment encore auprès de la falaise, partit
ensuite à la dérive, emporté toujours
plus vite, jusquà disparaître à
lest derrière lîle volcanique.
***
Palladium,
Le Serpent à plumes, 1993
Extrait dune recension
: Le Temps, Wilfred Schiltknecht:
« Le roman Palladium évoque dans une atmosphère
sereine la magie dun lieu et des vies apparemment sans
drames. Cest, dans la lumière blanche de lété,
Berlin, ses rues, parcs et canaux, ses lacs, ponts, monuments
et palais, sous les yeux dun juriste spécialiste
en assurances. Une rencontre fortuite engage ce mari et père
heureux dans une liaison avec une compositrice. Subjugué
par elle et par la soudaine révélation de la
beauté, il découvre celles de sa ville et de
son musée de Pergame. Et en ce lieu, il contemple la
frise figurant la révolte des géants contre
les dieux, qui « met en question lordre du monde
», et le ramène à lui-même : le
bouleversement menace sa propre vie. Même sil
peut la croire protégée, ayant reçu de
lamante, pour le porter sur lui, un palladium à
leffigie de Pallas Athena
»
Extrait de traduction
Hilbert est impressionné par
larchitecture grandiose de limmense salle claire.
La haute coupole vitrée. La douce lumière verticale.
À part lui et les trois gardiens en uniforme gris,
la salle de Pergame est déserte.
Sur le sol de marbre, il arpente lentement
la vaste salle, ses pas, frôlant la pierre, résonnent.
Arrivé au pied de lescalier monumental, il gravit
quelques marches, regarde autour de lui.
À ses côtés, la
longue séquence de la frise de la gigantomachie, représentant
sur des mètres et des mètres la lutte des géants
contre les dieux. Cest la face intérieure du
ressaut nord, lavancée, sur sa partie nord, de
lautel de pergame. Saidant de jets de pierres,
les géants montent à lassaut des marches
de lautel, mais les dieux de la mer les retiennent :
Nérée, le Vieillard de la mer à la barbe
touffue, qui vit dans les profondeurs de locéan,
tournant son regard à gauche ; devant lui, son épouse
Doris. Chaussée de bottes en peau de poisson, elle
pose le pied gauche sur la jambe serpentiforme du géant
quelle tient par les cheveux et dont lautre jambe
serpentiforme semble vouloir se terrer entre les marches.
La tête fait défaut, Hilbert observe la longue
main, les jambes fortes qui se dessinent sous les plis de
la tunique. La tête du serpent, le pied du géant,
effleure presque le genou dOcéan, le fleuve qui
entoure le monde.
Océan, torse nu, défend
son épouse Téthys que lon ne voit pas
sur la frise ou peut-elle bien être ? se demande
Hilbert en savisant que le géant sévertue
désespérément à saisir un roc
à lendroit même où elle se trouvait
juste avant. Les couples Nérée et Doris, Océan
et Théthys font partie de la famille de Poséidon,
lequel ne se montre pas ici, sur terre de toute façon,
ils ont beau combattre, les jeux sont faits, pense Hilbert,
en portant son regard vers la face est de la grande frise.
Distinguant Athéna, légide
dans la main gauche, il se dirige vers elle. Son visage nest
plus identifiable, elle lutte contre le géant Alcinoos,
veut larracher au sol en le tirant par les cheveux,
Alcinoos lui arrête la main tandis quil tend lautre,
mais en vain, vers Gaïa, la déesse de la terre
à labondante chevelure. Sans Gaïa, Alcinoos
est mortel ; descendant de Gaïa, donc de la terre, les
géants sont vaincus dès que le sol se dérobe
sous leurs pieds. Alcinoos tente encore datteindre Gaïa
de sa jambe, mais Athéna est sur le point de larracher
au sol, Niké, la déesse de la victoire, volant
à son secours on la reconnaît de loin
à ses ailes aux plumes gigantesques.
Cest tout ou rien, pense Hilbert,
ce combat est décisif. Le monde est en jeu, lordre
du monde. Hilbert sessuie le front avec son mouchoir,
il sent une goutte de sueur ruisseler le long de sa nuque.
Sa chemise colle à son dos. Il éprouve comme
un vertige. Il ferme les yeux un instant. Il desserre sa cravate
et ôte sa veste.
[...]
Je suis allé au musée
de Pergame aujourdhui, dit-il après un temps.
Les statues sont splendides. Elle fait oui de la tête.
Il prend sa main quil embrasse. Katharina ne bronche
pas, pose sa main dans la sienne. Lespace dun
moment, leurs doigts sont enlacés.
Hilbert contemple, sur le drap blanc,
le pied de Katharina. Il le trouve beau. Le cou-de-pied, assez
marqué, prend naissance au creux où saillent
les tendons de la cheville fléchie et vient sarrondir
contre les orteils, longs, effilés, aux ongles laqués
de rouge. Le talon est fort, on le devine fait au port de
chaussures à haute cambrure, de même que le gros
orteil qui sinfléchit en demi-angle droit par
rapport à laxe du pied, comme sil désignait
quelque chose. Au-dessus de la malléole, le tendon
se contracte et se détend ; sur plusieurs centimètres,
il dessine une droite perpendiculaire au pied. Un instant,
Hilbert aperçoit la plante du pied qui, à peine
démarquée du talon, descend sans transition
jusquà la sole. Sur cette partie qui supporte
le poids du corps en marche, la peau est légèrement
cornée. Cest la seule callosité. Près
de la malléole interne, une légère éraflure
due sans doute à une boucle de sandale. Dans la pénombre,
le pâle éclat de la peau nue ; le pied, docile
et comme en attente, semble-t-il à Hilbert, bouge un
peu. Il voudrait le toucher, sa main sapproche de la
jambe de Katharina, une jambe aussi blanche que le creux du
genou soudain offert à sa vue. Hilbert place la paume
de sa main à la hauteur de ce creux douillet. Il suffirait
de retourner la main et de la laisser nichée là.
[...]
Page créée le 05.08.05
Dernière mise à jour le
21.06.07
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