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Anne-Marie Geyer

Notice biographique - Traductions pour l'édition française - Extraits de traduction

  Notice biographique

Anne-Marie Geyer
Anne-Marie Geyer vit à Berlin. Elle est née en Limousin. Diplômée HECJF et IEP, Paris, elle exerce pendant plusieurs années une activité professionnelle dans les études de marché, de psychologie et sociologie appliquées, avant de s’orienter vers la traduction (BDÜ, traduction généraliste et spécialisée). Plus elle s’ancre dans la traduction, plus la littérature s’impose comme choix de traduction, ce seront dans un premier temps des scénarios littéraires, des traductions dans le domaine des beaux-arts pour l’édition allemande, puis au fil d’une recherche personnelle délibérée (lecture et étude de divers auteurs à travers les traductions, quête de « maîtres à traduire », ateliers de traduction au Collège européen des traducteurs de Straelen), elle décide de se consacrer en priorité à la traduction littéraire (membre de l’Association des traducteurs littéraires de France).

 

  Traductions pour l'édition française

Selim ou Le don du discours , Sten Nadolny, Ed. Grasset -  Selim oder die Gabe der Rede (Piper)
 
Hermès l'insolent , Sten Nadolny, Ed. Grasset -  Ein Gott der Frechheit (Piper)
 

Lui ou moi , Sten Nadolny, Ed. Grasset  -  ER oder ICH (Piper)

 
Palladium , Perikles Monioudis, Ed. Le Serpent à Plumes (édité avec le concours du Centre National du Livre) -  Palladium
(Berlin Verlag)
 

Le mur de verre , Robert Schindel, Ed. Stock -  Gebürtig (Suhrkamp)

 
L'art comme expérience . Les 3 Stoppages étalon de Marcel Duchamp , Herbert Molderings, Ed. Maison des sciences de l'homme, Centre allemand d'histoire de l'art

Scénarios littéraires, e.a.

  • L'absence, de Peter Handke, Die Abwesenheit
  • L'étoile de ceux qui ne sont pas nés, de Frank Stender, d’après Franz Werfel, Stern der Ungeborenen
  • Le mur invisible, d’Alexandra von Grothe d’après Marlene Haushofer Die Wand
  • Clara, de Helma Sanders-Brahms

 

  Extraits de traduction


Le Mur de verre
- Hermès l’insolent - Palladium

Le mur de verre, Ed. Stock, 2005

Quatrième de couverture : " Il fait si froid quand on reste assis et que les souliers trempent dans la neige, et tout ça imaginez-vous il y a quarante-cinq ans mais les pieds nus ou dans des sabots de bois ou de loques, et pas quatre-vingt-dix minutes mais un jour entier, une nuit et encore un jour. Une idée me traverse l'esprit, on devrait embaucher des antisémites comme figurants. Et les laisser là assis ou debout par moins vingt-deux, et pas une heure et demie mais disons trois heures. Pourtant c'est pas parce qu'ils se gèlent que ça nous réchauffe, nous autres, pas autrefois, et aujourd'hui un thé brûlant fait aussi l'affaire. "

Au début des années 1980, l'Autriche dort encore paisiblement, bercée par la douce nostalgie de la grande époque des Habsbourg. Mais l'ouverture à Vienne du procès du SS Oberscharführer Anton Herser, surnommé le briseur de crânes, interrompt brutalement ces rêves d'innocence. Toute la nation se retrouve confrontée à un passé douloureux, jusqu'alors trop souvent occulté : le national-socialisme. Un fils de SS hanté par d'effroyables souvenirs, un survivant appelé à témoigner au procès de son bourreau, un homme de théâtre qui cache ses origines…Autant de personnages complexes, de secrets, mais aussi d'espoirs, qui dévoilent strate après strate la psyché autrichienne.
Dans une langue dure et poétique, Robert Schindel met en scène la difficulté de vivre avec un passé très présent, avec la culpabilité, l'oubli et la mémoire. Sans doute est-ce pour cela que Le mur de verre est devenu en Autriche et en Allemagne le livre de toute une génération, trop jeune pour avoir connu les horreurs de la guerre, trop âgée pour ne pas en avoir subi les conséquences. Bouleversant retour sur la période la plus sombre qu'ait traversée l'Europe, le roman pose également des questions essentielles sur l'identité collective et sur la place de chacun dans l'histoire.

Extrait d'une recension, Natalie Levisalles, Libération
"Tous ces personnages qui nous parlent de leur judéité, de leur antisémitisme honteux ou de leur sentiment de culpabilité pourraient nous taper sur les nerfs, on a lu tout ça des centaines de fois. Mais non, on est stupéfié par la force, la justesse, le cynisme, et, oserait-on dire, la fraîcheur de Schindel. Sa manière de parler des relations entre juifs et Autrichiens, entre hommes et femmes, est faite d'un humour grinçant, d'une violence libératrice et obscène qui, étrangement, font de la place pour la joie de vivre et l'aspiration au bonheur."

Extrait de traduction

Les nuages filent sous le ciel sombre, la surface terrestre s'ébranle, bascule à gauche, bascule à droite. La tempête produit des sons étranges, d'où viennent ces sons ? Derrière la bifurcation, les gueules des chacals, on dirait qu'il se dérobent sans cesse aux regards des curieux ; si je fixe un instant les yeux sur eux, ils se cachent, si je regarde ailleurs, je les aperçois encore du coin de l'œil. Un petit garçon aux boucles blondes joue au milieu de la rue, le vent s'engouffre dans ses boucles blondes, mais il rit, et, de temps en temps, il me regarde. Je me penche pour voir à quoi il joue, mais il cache aussitôt le jouet dans sa main.
J'entends des bruits de moteur et lève la tête. Des avions au-dessus de moi. Ils larguent des crânes qui s'écrasent au sol, le petit garçon au milieu des crânes. " Où est le reste des squelettes ? " demandé-je à la femme à côté de moi. Elle ne répond pas, elle gesticule, s'arrache les cils, se met à siffler. J'entends une voix derrière moi : grands dieux Jésus-Marie ! Le garçon, entendant la voix, commence à faire le signe de la croix mais ses gestes sont anguleux, saccadés, comme scandés par une rythmique : singulière harmonie entre les nuages qui filent, les gueules des chacals qui disparaissent et surgissent à nouveau, les avions qui, un par un, s'élèvent au firmament lointain, les crânes qui s'échappent et sautillent dans le champ, un film au montage fébrile.
Konrad Sachs, morose, était assis devant son petit déjeuner. Il porta sa tasse aux lèvres, faisant grise mise au café refroidi. [...] Or voilà qu'assis en robe de chambre, son dernier rêve vint lui trotter par la tête. Il faudrait que j'écrive tout ça et que je le fasse expertiser par un psy, songea-t-il. [...]
Au milieu des crânes qui sautillent dans le champ, le petit garçon continue à jouer, à se signer, il cache quelque chose. C'est là que je m'avise que je suis assis sur un tracteur m'emportant à travers le champ. La femme a côté de moi s'arrache toujours les cils tandis que de l'autre côté est assis un homme au cou de taureau, les cheveux épars et gris, qui hurle en cadence " Achtung ! "
" Va chercher les avions au ciel ", m'intime-t-il subitement.
- Mais comment ? " lui demandé-je.
- Récite tes prières, ne pose pas de questions. Et ne fais pas cette tête. Achtung ! Récite tes prières !"
Je réfléchis à la prière que je pourrais utiliser mais je n'arrive pas à me décider, si bien que les avions emplissent de plus en plus le ciel. L'homme se tourne vers moi, mais au lieu de me crier après, il se met soudain à ricaner, et je vois que c'est un des chacals. Je me tourne vite vers la femme, et elle se met à grogner et à hurler ; à partir des cils lui pousse une sorte de pelage de renard qui se répand sur son visage, l'homme dit : " N'aie pas peur, Prince, nous avons l'arme miracle. " En disant cela, il regarde derrière moi, c'est alors que je vois qu'une herse est fixée au tracteur sillonnant le champ, et le champ est vide de tout crâne. Alors que devant le tracteur, ils sont toujours là qui sautillent, derrière lui, ils ont disparu. Et puis tout est silencieux derrière nous, ce n'est que lorsque je regarde en avant que hurlements et grincements sont encore audibles.
Là-bas je vois que le garçon aux boucles blondes joue avec des étoiles vertes et jaunes, et je vois aussitôt que ces étoiles manquent dans le ciel. Nous sommes déjà tout près de la tête blonde, je crie " uwaga ", et le Prince bondit et veut s'enfuir. " Dis tes prières ", gronde le chacal, j'entame mon signe de la croix mais la herse a déjà touché le Prince à la jambe, l'enfant se mue en squelette, et je vois la herse enfouir lentement le squelette sous la terre du champ. Je regarde vers l'arrière et je vois les sillons qui enserrent à gauche et à droite une bande de terre lisse s'étirant vers le lointain, et là bas, tout là-bas, je vois encore quelques paysans, et sur le ciel se détache un mirador. Un silence de mort. Le tracteur s'immobilise, à la place du chacal, je suis moi-même assis au volant, à côté de moi, Else en chemise de nuit.
" C'est fini, dit-elle. La guerre est finie. " Et le buste bien droit, elle coiffe ses longs cheveux blonds à la manière de la Lorelei.
Else l'avait calmé, lui avait tamponné le front trempé de sueur, l'avait pris dans ses bras. Et maintenant il était assis là, devant la table du petit déjeuner, vide et encore humide, le journal à ses pieds sur le plancher, dehors les péniches, déjà, remontaient l'Elbe.
Konrad Sachs s'était souvenu. Il posa son front sur la table vierge et ferma les yeux. Le téléphone sonna. Il ne bougea pas.
[...]


D'ailleurs elle ne me sort pas de la tête et sème le trouble dans ma vie de papier. J'ai des accès de tristesse, si bien que mes regards - j'observe les nuages de ma fenêtre - tombent subitement dans le vide, rebondissent sur les toits, se perdent dans les enfilades de rues. J'ai l'impression d'être assis là entre les meubles comme mon frère jumeau, et d'en faire aussi peu que lui. Depuis que Kalteisen l'a quitté, une indifférence crasse face aux choses de la vie s'est emparée de lui. Sa voix ? Monotone au possible quand on se parle on téléphone. Et la mienne ? Monotone aussi, et de plus en plus. De temps en temps je m'oblige quand même à lui rendre visite pour le regarder siroter son vin rouge pendant que son gîte menace de s'ensevelir sous les papiers et objets de toute sorte. Dans l'intérêt de ma vie d'écriture, j'essaie bien de l'encourager, reprends le fil d'entretiens amorcés jadis avec cette fraternelle désinvolture, mais il ne fait que me regarder avec dégoût, d'autant que je prends également mon air de dégoût pour le secouer, allez hop frangin.
J'ai tellement envie de voir Mascha, de faire moi-même quelque chose, de vivre et de ne plus noter un mot sur les talons des gens. Le danger est en voie de croissance. Pour l'instant, il me suffit, du moins je l'espère, d'émulsionner mes agacements dans mes notes, pour l'instant encore les phrases n'en sont que plus aiguisées, les humeurs moroses pimentées, qui dominent normalement mes personnages. J'essaie sans enthousiasme d'en finir au plus vite avec les descriptions, nécessaires certes mais ennuyeuses. C'est pour cela que ça grince et que ça grésille dans les phrases imbriquées les unes dans les autres parce que l'huile est rance ou roussie, si bien que chaque auxiliaire, chaque " si bien que " m'arrache une grimace. Je brûle d'envie de me dépouiller de mon texte et de courir nu à ma propre vie.
[...]


Mais bon sang, pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille à la fin ? Ça lui suffit pas à ce Lebensart que je sois allé chez le shérif, que j'aie tout dit sur Herser, tout ce qui me passait par la tête ? Comme si mon sommeil n'était pas assez lamentable. Faut-il que les ombres des meurtriers me poursuivent jusqu'à la fin des temps ? Pourquoi avoir quitté la terre nazie en quarante-cinq et à la première occasion pour qu'ils me rongent les chairs aujourd'hui depuis là-bas ? Je le comprends ce Lebensart, mais qu'est-ce que j'en ai à foutre ? La justice ? Voilà bien un grotesque idéal. Il aurait pu au moins empêcher cette Ressel de m'envoyer des lettres à n'en plus finir dans lesquelles elle me supplie de venir à Vienne. Avec ça, c'en est vraiment fait de mon sommeil. Hier j'ai rêvé que je faisais du patin à glace sur la Place des héros, la place est encerclée d'une flopée de Viennois mal mouchés qui me lapident à coups de grenades ovoïdes enrobées dans des boules de neige. Elles explosent constamment tout près de moi, la glace éclate, et tout se teinte en rouge. Eh bien quand je me réveille, j'ai plus qu'à compter les minutes et attendre que le jour se lève. Tiens, j'ai oublié d'acheter du lait. Quoi, une heure du matin ? Il y a une heure à peine, Zuckermann traînassait encore chez moi. Ma pièce marche comme sur des roulettes. Ils veulent la jouer à Montréal et à Paris. Et il attend toujours que j'en écrive une sur Ebensee. Est-ce que cet émigrant finira par comprendre qu'on ne peut pas faire de pièce sur les camps de concentration ?
D'ailleurs même les Juifs commencent à me houspiller. L'un veut ceci, l'autre veut cela et ça n'en finit pas de tirailler.
Je m'appelle Gebirtig et je veux écrire des comédies et coucher avec des Juives polonaises et puis mourir.
J'aurai bientôt soixante ans et je prends du ventre. Je crois que je vais lui écrire une lettre corsée pour qu'elle me fiche la paix. Se taire n'est pas une réponse pour une femme comme ça. C'est triste, c'est sûr, que son père soit mort une fois Herser démasqué. Il aurait pas dû s'occuper de ça, tourner les talons et après moi le déluge. À quoi ça l'avance ? Et puis qui est-il donc, cet Herser le briseur de crânes ? Un gendarme bien poli de Leoben qui n'avait pas assez profité de la vie. Je dois avouer qu'à dix-huit ans j'avais quand même la tremblote devant lui. Il pouvait empoigner à la nuque deux détenus décharnés et frapper si fort leurs têtes l'une contre l'autre que ça faisait parfois éclater l'écorce cérébrale. Je l'ai vu une fois de mes propres yeux. Ça a fait un bruit comme un grincement de mandibules, jamais de ma vie je n'oublierai ce bruit. Pourquoi je devrais m'imposer la vue de ce minus dans une salle d'audience ? Est-ce que je ne me dois pas, tant que je suis en face de lui, de lui envoyer des coups de pied dans le ventre. Ou faut-il que je joue le Juif bienveillant qui veut que justice soit faite, oui, Monsieur le Juge, Monsieur Herser est bien l'Oberscharführer Herser, je peux même imiter sa voix si vous voulez car j'ai l'oreille musicale. Je vous salue, Monsieur l'Oberscharführer, comment va-t-on aujourd'hui, mon Dieu mon Dieu, par les temps qui courent. Et dites-moi quand vous faites l'amour, est-ce qu'il vous arrive que les Juifs morts vous remontent, les Russes morts, les Polonais morts ? Dormez-vous aussi bien que moi ? Est-ce que ça vous pèse de vieillir ? Et le ventre, prenez-vous du ventre ? Ah, ce que nous étions minces autrefois, tous les deux. Et les marches de décembre par rangées de cinq vers la carrière de pierre. À gauche et à droite, les maisons aux volets de couleur, les intérieurs douillets qui sentent bon Noël, les nappes blanches dans la salle à manger, et les honnêtes gens autour de la table, tout est bien chaud bien confortable, et moi avec les autres, l'uniforme élimé, le crâne rasé, et passer ainsi deux fois par jour devant les volets de couleur, avec cette faim qui meurtrit les entrailles, moi à dix-sept ans, et vous Monsieur Herser, la trentaine, élancé, bruyant, cheveux blonds, visage carré, yeux gris inexpressifs. Je vous ai vu même si je n'avais jamais le droit de vous regarder dans les yeux puisqu'il fallait toujours enfoncer son calot sur les oreilles et baisser le regard. Rien n'a changé dans vos yeux quand vous avez brisé le crâne de Weiskopf Sigmund, vous ne l'avez pas fait avec plaisir, vous l'avez fait c'est tout. Huit mètres à peine nous séparaient. Maintenant, vous allez en prison à perpétuité, Monsieur Herser, avec vos soixante-dix ans et votre crâne blanc, que l'Ange du Seigneur vienne hanter chacune de vos nuits ! Et le disque de mon cousin, où il est ? Qu'il me chante à nouveau quelque chose, Mordekhai ! Il n'y a plus personne pour l'écouter maintenant. Mais bon sang, pourquoi ces larmes dans mes yeux ? À quoi ça nous avance que l'Ange du Seigneur vienne hanter un Anton Herser ? Dis mama, ça te soulage un peu ? Est-ce que les Gebirtig sous l'étoile de cendres peuvent mieux savourer le repos éternel ? Est-ce que ça empêcherait un Allemand, un Autrichien ou un Ukrainien de briser des crânes si l'occasion se présentait ? Mais bon sang, pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille ?
Je veux que les cochons rigolent en sortant de mes pièces. Je veux rire moi-même. Quel Juif s'est trouvé assez spirituel pour inventer la phrase : la voie de la délivrance, c'est le souvenir. Qu'est-ce qui est censé être délivré et par quel souvenir ? Les volets, les beaux volets de couleur ? Oui, je m'en souviens bien, à vos ordres !
Maintenant c'est moi qui suis dedans, au bord de l'East River qui est dehors et moi dedans. Zuckermann est parti, Joana ou quelque chose comme ça est partie, elle est même partie pour Varsovie, la mèshouguènè. Non, chère Dame, vous ne me ferez pas venir là-bas. Laissons pleurer les morts, nous ne pouvons atténuer leur chagrin, ça non, nous ne pouvons pas. Riez, chère Dame, comme je ris moi aussi, regardez-moi, regardez comme je ris.

"Veyn nisht, veyn nisht, kleyner yosem
Oy vi shlekht ven s'felt a trer
Ven dos harts iz ful mit leydn
un di oygn zenen ler "

" Pleure pas, pleure pas, petit orphelin
C'est dur quand les larmes manquent
Quand le cœur est rempli de peine
Et les yeux sont vides de larmes. "

Oui, oui, Mordekhai, t'en fais pas, chante, t'as raison, je n'vais pas pleurer, je n'vais plus pleurer. J'vais aller essayer de dormir, et demain je vous écrirai une lettre corsée, chère Dame, même si votre père est mort, car vois-tu, Mordekhai, il a sa tranquillité, et c'est c'que je voudrais moi aussi avoir ma tranquillité, même si je suis encore en vie, comme par hasard, au bord de l'East River. En américain je vous écrirai, demain matin. Je suis Américain, qu'est-ce que j'ai à faire des Autrichiens ? Je vais envoyer une copie à ce Lebensart. Et après, je partirai à la montagne. À Vermont. Et Zuckermann pourra toujours attendre pour avoir mon adresse ! C'est beau Vermont. Demain je m'occupe de tout ça, demain ce sera fait. T'as assez chanté, Mordekhai.
Quoi, j'ai mangé aussi tout le chocolat ? Je n'peux quand même pas aller au lit le ventre creux ! Alors comment faire ? Bon sang comment faire ? Hey, la compote de cerises. Dieu merci, il y a encore la compote de cerises ".
[...]

L'audience du procès Herser était fixée au quinze mai. La rumeur enflait. Gebirtig avait par écrit décliné tout hommage, mais personne ne s'en souciait. Katzenbeisser avait préventivement convaincu son conseiller à la culture, et celui-ci son maire, qu'après tout c'était l'affaire de l'émigrant. La Ville lui décernerait la médaille d'or, point. À la face du monde, Vienne ne ferait pas mauvaise figure.
Katzenbeisser avait rédigé un petit dossier où il formulait à l'égard de ses deux chefs la ligne argumentative : la compréhension était unanime face à l'amertume de l'illustre personne ; Gebirtig, notons-le, était un artiste, d'où sa sensibilité particulière ; les nazis, chose bien connue, lui avaient volé sa jeunesse ; la réconciliation n'était donc pas évidente ; la réclamer serait inopportun ; Vienne n'avait pas absolument tout fait après la guerre pour engager la réconciliation (le gouvernement fédéral non plus, encore moins). En revanche, en honorant Gebirtig, on honorait aussi tous les émigrants ; les mérites propres à Gebirtig n'en seraient pas amoindris pour autant, bien au contraire, ils auraient un caractère symbolique ; on faisait par conséquent - hic et nunc - ce que l'on pouvait. Ce qui était passé était passé.
Après cela Katzenbeisser se mit à planifier la cérémonie. Il fallait trouver un laudateur. Katzenbeisser éplucha ses fichiers, finit par tirer la fiche de l'octogénaire Egon Kattelbach et la passa au peigne fin. Kattelbach n'était pas inadéquat, se dit-il finalement. Passé sans faille, pour ainsi dire. Catholique, plus tard catholique libéral. Uniquement deux passages judéophobes en mille neuf cent trente-neuf, rédigés dans un style élégant, rayés de tous les tirages d'après-guerre. Aujourd'hui membre du comité directeur du PEN Club.
Très flatté, Kattelbach approuva. Il profiterait de l'occasion pour faire le bilan de sa propre vie dans son éloge, sans oublier bien sûr de louer en termes chaleureux les mérites de Gebirtig en matière de littérature.
Les pourparlers avec le porte-plume de Purr, ainsi qu'avec les messieurs du Consistoire israélite donnèrent satisfaction. Les Juifs se mirent aussitôt à publier des articles sur Gebirtig dans leurs magazines ; drapiers et avocats se procurèrent les versions américaines de ses pièces et de ses romans et les classèrent entre les œuvres reliées cuir de Goethe et Heine. Le président du consistoire israélite, voulant organiser sa propre manifestation parallèlement à la cérémonie officielle, entreprit malgré la violente riposte de Lebensart de persuader le conseil consistorial de le suivre, si bien que celui-ci, encore plus divisé que de coutume, se répandit en tremblements et jérémiades. Lorsque Gebirtig refusa d'un ton sec, le président fut profondément blessé. Il envisagea avec le plus grand sérieux une grippe diplomatique pour ne pas prendre part à la cérémonie, tomba malade et mourut. Le nouveau président donna son absolution à tout ce que Katzenbeisser lui proposa. Il goûtait manifestement en avant-première le sentiment d'être appelé à tenir un discours aux côtés de Kattelbach et du maire et il était tout à fait d'accord pour faire passer à Gebirtig une partie de ce qui le flattait personnellement. C'est toujours la même chose, constata Lebensart avec mélancolie. Nous sautons sur la moindre marque de bienveillance pour nous rengorger et nous considérer comme des citoyens normaux et reconnus dans cette ville.
La chancellerie fédérale s'inquiétait elle aussi. Selon les premiers communiqués de presse, le chancelier fédéral de la république d'Autriche aurait décidé d'assister à la cérémonie mais souhaiterait en changer la date. Purr, toutefois, restait sur la sienne, si bien que le chancelier serait obligé de partir en pleine cérémonie pour un voyage officiel en Suisse. Les fonctionnaires de la chancellerie en prirent note avec un sourire en coin au registre des compensations.
Éditeurs et journalistes avaient reconnu en Katzenbeisser l'homme du moment et commençaient à l'assaillir. Il devait leur extorquer des rendez-vous supplémentaires, tout au moins des contacts avec Gebirtig. Droits d'auteur, interviews, portraits, la télévision aussi envoya ses coursiers. Imperturbable, Katzenbeisser faisait suivre à Susanne Ressel. Laquelle avait pris son parti de protéger Herrmann, elle n'avait rien à voir avec tout cela. Le docteur Körner dut se mettre en congé pour s'occuper des autres témoins en coopération avec Lebensart. Ils n'étaient pas nombreux mais requéraient tous leurs soins vu leur extrême fragilité.
Leibenfrost clôtura les travaux préliminaires. Il avait beau lire et relire les dossiers à la loupe, les résultats étaient et restaient maigres. L'aveugle Mattuschka avait vécu et vu beaucoup de choses à Mauthausen et Ebensee ; il saura le raconter mais il ne pourra faire la relation entre les faits et la voix que s'il la reconnaît. Trois témoins polonais, pétrifiés de peur déjà à Varsovie et Posnañ, un demi-fou de Baltimore, deux vieux messieurs de Tel Aviv.
Restait Gebirtig. Les autres serviraient tout juste de décor à l'accusation. L'accusation, c'était Gebirtig.
[...]

Au fait, c'est pour servir de figurants dans la série télévisée Guerre et Mémoire produite par ABC que toute cette judéité de quarante têtes moins Thurn et Taxis, dévale dans cette coque d'acier l'hiver sud-oriental juqu'à Osijek sur la Drave. C'est là, loin de Terezin, qu'ils ont adapté Theresienstadt, c'est là que nous, on peut jubiler parce qu'on ne fait que jouer les exterminés, une chance qu'on ne soit que des figurants dans un film, ça oui, c'est du mazel parce qu'un film est un film, et un film est un jeu, et des millions de gens vont nous voir à la télé, voir qu'on est en vie, tu parles d'une chance ! Nous on joue dans un film et, en vérité, seuls les désespérés doivent jouer. [...]
Je n'ai aux pieds que des chaussures basses, avec au mieux une semelle d'agneau, donc je me gèle le matin - tous se gèlent - et je me gèle surtout l'après-midi pour le grand appel. Je ne me suis toujours pas habitué à mes orteils gelés, mais ça va encore quand on est enfoncé jusqu'aux chevilles dans la neige. Sauf que Branko Lusig me sort du rang et me fait asseoir au premier plan à une table où sont déjà assis notre peintre juif et deux autres de Sarajevo : Judenrat dans la neige. La police arrive, ils débarquent un par un et chacun fait son rapport, combien sont morts si j'ai bien compris, et nous le conseil des Juifs, nous devons tout noter sur un papier, sauf que je n'ai pas de papier, je suis seulement assis là sur mon siège dans la neige, tête baissée, pendant que l'appel n'en finit pas, et à côté les SS et les molosses et huit cent personnes. [...]
Dans la vie les cartes sont autrement réparties quand on a froid ; dans le froid, l'irréalité devient si nette, si palpable qu'on y croit ferme et qu'on la prend vraiment pour une réalité, et depuis lors et jusqu'aujourd'hui, cette réalité ne nous a pas lâchés.
Et c'est ainsi que dans le tunnel de Theresienstadt sur la Drave signé Daniel Kohn lorsque la caméra est passée devant lui, et que le son a capté son murmure rythmé, le Dr Klang qui n'y connaît rien en prières a fait entendre une essence même de la prière juive, car il a prié en murmurant des mots pleins de clarté et de vérité :
" Shma Yisruel, kalt iz me in die fis, shma, di fis, azoy kalt, azoy kalt iz me in di fis Yisruel. Shma Yisruel, in die fis iz me azoy kalt in die fis, adoynoy. "
" Écoute Israël, j'ai si froid aux pieds, écoute, mes pieds sont si froids, oh si froids, mes pieds, Israël. Ecoute, Israël, j'ai si froid aux pieds, adonaï. "
C'est là que j'ai pensé : Et mes pieds à moi, quand est-ce qu'ils vont se réchauffer, et ma tête elle va rester bien froide, et si par hasard le Messie ne vient pas, peut-être viendra à sa place un doux sentiment de bien-être.

***

 

Hermès l’insolent, Grasset, 1996

Quatrième de couverture : Que devinrent les dieux de l’Olympe lorsqu’on ne parla plus d’eux ?Qu’est-il ainsi advenu d’Hermès, fils de Zeus, le dieu des commerçants, des voleurs, des orateurs et des lutteurs ? Le roman de Sten Nadolny est une résurrection, le retour du geste vif, de l’insolence dans un siècle que guette l’ennui. Emprisonné depuis plus de deux millénaires par son ennemi de toujours, Héphaïstos, Hermès est délivré de ses chaînes par une jeune fille en croisière dans les îles grecques…)

Extrait de traduction

Une sorte de résurrection

Le navire traversait des eaux d’un calme traître. Quelque chose de grave s’était passé ici, qui reviendrait peut-être. Il faisait froid. Deux jours encore, et ce serait la Pâque grecque.

À part la jeune femme, personne n’était sur le pont.

Le caïque s’approchait de l’étroit passage entre deux îles d’aspect mélancolique. L’une d’elles se dressait, à l’endroit où elle était le plus proche de l’autre, en une paroi rocheuse noire, presque verticale, haute comme un fort. Pas la moindre pousse ne semblait y prendre racine. De loin, on eût dit une cicatrice, calleuse, informe, et au fur et à mesure que l’on approchait, la nudité de la roche se couvrait d’un brillant métallique. Cet endroit respirait la violence. Comme une menace, omniprésente entre ciel et mer, vibrante, invisible. Une énergie tendue avant le saut, un éclair encore sans lueur, juste avant le tressaillement et la foudre.

La jeune femme resserra son châle autour du cou et releva les épaules car elle avait froid. Elle essayait de lire dans la falaise noire comme dans un livre. Il y avait bien des saillies, des fissures et des cavernes, des creux et des bosses, des reflets rougeâtres ou blafards, et plus le bateau avançait, plus la masse rocheuse apparaissait crevassée et multiforme. Mais elle se refusait à la lecture.

Soudain, dans ce labyrinthe de basalte, la jeune femme découvrit une forme humaine. Elle sursauta. « Mon Dieu ! », s’écria-t-elle ; puis, immobile, elle écarquilla les yeux pour voir si le corps se mouvait. Non, il était inerte. L’homme était noir comme la roche, pourtant tête, épaules, bras et jambes se distinguaient nettement. Il était nu. Quelque figure de culte gravée dans la pierre ? Mais quel étrange culte, pensa-t-elle, voyant que le corps était enchaîné. De lourds anneaux de fer lui enserraient les poignets, les chevilles et le cou. Un supplicié ? Dans ce cas, sa mort était récente, les oiseaux affamés ont tôt fait de transformer un cadavre en squelette.

Elle entendit un bruit, un roulement sourd et profond, de l’intérieur de la falaise, non, le bruit semblait venir de partout et s’amplifiait sans cesse. Il s’enflait en grondement et en fracas. La jeune femme détacha son regard de la figure de roche et se retourna, angoissée, en direction de l’île opposée où se trouvait, paraît-il, un volcan en activité – allait-il exploser à l’instant même ce volcan de tourisme et de cartes postales, histoire d’animer à sa manière la saison ? Ou serait-ce, chose plus probable, un nouveau cône émergeant à la surface, une troisième île puant le neuf et le soufre ? Rien de pareil ne se produisit. Seul un gros « flac » se fit entendre. Un rocher avait dû tomber dans la mer, elle vit encore l’eau tourbillonner et jaillir sous le choc.
[...]

Les grondements se turent un peu. Point de raz de marée jusqu’alors. Mais que se passait-il ? La forme humaine remuait les bras. L’homme prenait appui pour se redresser. Maintenant, il faisait pivoter ses mains dans un sens et dans l’autre – il contrôlait sa mobilité.

Mais enfin, pourquoi personne ne venait voir ce qu’elle voyait ? Ce spectacle n’était-il là que pour elle – le tremblement de la roche, la libération, le redressement ? Les passagers devaient être sourds à l’intérieur du bateau, le skipper aveugle dans sa cabine. Elle tituba jusqu’à celle-ci et frappa à la vitre, mais l’homme à la barre, un Grec, se contenta de sourire en haussant les sourcils, puis regarda à nouveau droit devant lui. Ils avaient déjà quitté le détroit, la falaise se rétrécissait à vue d’œil. Mais la forme humaine était encore bien visible car elle s’était avancée jusqu’à l’extrême pointe de l’éperon de roc, écartait les bras et regardait au large, la tête haute. C’est alors que de l’est, quelque chose volant à basse hauteur, un petit nuage compact pareil à un essaim d’abeilles à l’attaque, se précipita sur l’homme et l’enveloppa. Il avait l’air à présent de porter une fourrure. A l’instant même, ses pieds décollèrent et l’homme se retrouva à l’horizontale, suspendu en l’air. Il plana un moment encore auprès de la falaise, partit ensuite à la dérive, emporté toujours plus vite, jusqu’à disparaître à l’est derrière l’île volcanique.

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Palladium, Le Serpent à plumes, 1993

Extrait d’une recension : Le Temps, Wilfred Schiltknecht: « Le roman Palladium évoque dans une atmosphère sereine la magie d’un lieu et des vies apparemment sans drames. C’est, dans la lumière blanche de l’été, Berlin, ses rues, parcs et canaux, ses lacs, ponts, monuments et palais, sous les yeux d’un juriste spécialiste en assurances. Une rencontre fortuite engage ce mari et père heureux dans une liaison avec une compositrice. Subjugué par elle et par la soudaine révélation de la beauté, il découvre celles de sa ville et de son musée de Pergame. Et en ce lieu, il contemple la frise figurant la révolte des géants contre les dieux, qui « met en question l’ordre du monde », et le ramène à lui-même : le bouleversement menace sa propre vie. Même s’il peut la croire protégée, ayant reçu de l’amante, pour le porter sur lui, un palladium à l’effigie de Pallas Athena… »

Extrait de traduction

Hilbert est impressionné par l’architecture grandiose de l’immense salle claire. La haute coupole vitrée. La douce lumière verticale. À part lui et les trois gardiens en uniforme gris, la salle de Pergame est déserte.

Sur le sol de marbre, il arpente lentement la vaste salle, ses pas, frôlant la pierre, résonnent. Arrivé au pied de l’escalier monumental, il gravit quelques marches, regarde autour de lui.

À ses côtés, la longue séquence de la frise de la gigantomachie, représentant sur des mètres et des mètres la lutte des géants contre les dieux. C’est la face intérieure du ressaut nord, l’avancée, sur sa partie nord, de l’autel de pergame. S’aidant de jets de pierres, les géants montent à l’assaut des marches de l’autel, mais les dieux de la mer les retiennent : Nérée, le Vieillard de la mer à la barbe touffue, qui vit dans les profondeurs de l’océan, tournant son regard à gauche ; devant lui, son épouse Doris. Chaussée de bottes en peau de poisson, elle pose le pied gauche sur la jambe serpentiforme du géant qu’elle tient par les cheveux et dont l’autre jambe serpentiforme semble vouloir se terrer entre les marches. La tête fait défaut, Hilbert observe la longue main, les jambes fortes qui se dessinent sous les plis de la tunique. La tête du serpent, le pied du géant, effleure presque le genou d’Océan, le fleuve qui entoure le monde.

Océan, torse nu, défend son épouse Téthys que l’on ne voit pas sur la frise – ou peut-elle bien être ? se demande Hilbert en s’avisant que le géant s’évertue désespérément à saisir un roc à l’endroit même où elle se trouvait juste avant. Les couples Nérée et Doris, Océan et Théthys font partie de la famille de Poséidon, lequel ne se montre pas ici, sur terre – de toute façon, ils ont beau combattre, les jeux sont faits, pense Hilbert, en portant son regard vers la face est de la grande frise.

Distinguant Athéna, l’égide dans la main gauche, il se dirige vers elle. Son visage n’est plus identifiable, elle lutte contre le géant Alcinoos, veut l’arracher au sol en le tirant par les cheveux, Alcinoos lui arrête la main tandis qu’il tend l’autre, mais en vain, vers Gaïa, la déesse de la terre à l’abondante chevelure. Sans Gaïa, Alcinoos est mortel ; descendant de Gaïa, donc de la terre, les géants sont vaincus dès que le sol se dérobe sous leurs pieds. Alcinoos tente encore d’atteindre Gaïa de sa jambe, mais Athéna est sur le point de l’arracher au sol, Niké, la déesse de la victoire, volant à son secours – on la reconnaît de loin à ses ailes aux plumes gigantesques.

C’est tout ou rien, pense Hilbert, ce combat est décisif. Le monde est en jeu, l’ordre du monde. Hilbert s’essuie le front avec son mouchoir, il sent une goutte de sueur ruisseler le long de sa nuque. Sa chemise colle à son dos. Il éprouve comme un vertige. Il ferme les yeux un instant. Il desserre sa cravate et ôte sa veste.
[...]

Je suis allé au musée de Pergame aujourd’hui, dit-il après un temps. Les statues sont splendides. Elle fait oui de la tête. Il prend sa main qu’il embrasse. Katharina ne bronche pas, pose sa main dans la sienne. L’espace d’un moment, leurs doigts sont enlacés.

Hilbert contemple, sur le drap blanc, le pied de Katharina. Il le trouve beau. Le cou-de-pied, assez marqué, prend naissance au creux où saillent les tendons de la cheville fléchie et vient s’arrondir contre les orteils, longs, effilés, aux ongles laqués de rouge. Le talon est fort, on le devine fait au port de chaussures à haute cambrure, de même que le gros orteil qui s’infléchit en demi-angle droit par rapport à l’axe du pied, comme s’il désignait quelque chose. Au-dessus de la malléole, le tendon se contracte et se détend ; sur plusieurs centimètres, il dessine une droite perpendiculaire au pied. Un instant, Hilbert aperçoit la plante du pied qui, à peine démarquée du talon, descend sans transition jusqu’à la sole. Sur cette partie qui supporte le poids du corps en marche, la peau est légèrement cornée. C’est la seule callosité. Près de la malléole interne, une légère éraflure due sans doute à une boucle de sandale. Dans la pénombre, le pâle éclat de la peau nue ; le pied, docile et comme en attente, semble-t-il à Hilbert, bouge un peu. Il voudrait le toucher, sa main s’approche de la jambe de Katharina, une jambe aussi blanche que le creux du genou soudain offert à sa vue. Hilbert place la paume de sa main à la hauteur de ce creux douillet. Il suffirait de retourner la main et de la laisser nichée là.
[...]

 

Page créée le 05.08.05
Dernière mise à jour le 21.06.07

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