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Fabio Pusterla
Traduire Jaccottet

 

Un témoignage, aussi bref et embarrassé soit-il, sur mon travail de traduction ne peut pas passer sous silence les conditions qui ont favorisé au départ, et peut-être orienté, cette expérience : d’autant moins si la décision de traduire n’a pas été le résultat d’un choix professionnel et pour ainsi dire obligé, mais une étape et la conclusion toute provisoire d’un lent processus d’approche et d’admiration.

En ce qui me concerne, la connaissance de la poésie de Philippe Jaccottet passe d’abord par une rue de Bellinzone où, il y a bien des années, Giorgio Orelli, rencontré par hasard, se mit à me faire part (surestimant mes lectures) de ses observations sur le premier mouvement de " Au petit jour " (son attaque en particulier : " La nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu… ") et sur un article alors récent consacré à ce texte. Poussé par la curiosité et par mon ignorance, je me procurai le volume Poésie 1946-1967 de la collection " Poésie/Gallimard " préfacé par Jean Starobinski – auquel allaient s’ajouter tant d’autres titres qu’il est inutile de rappeler ici. "A l’approche de ces poèmes s’éveille une confiance ", note d’entrée de jeu Starobinski, restituant à la perfection les premières impressions du lecteur, qui se sent tout de suite à son aise parmi les vers du poète, accueilli avec une grâce dénuée de faste, avec une solennité esquissée à peine et sans cérémonies.

Je sortais alors d’une période où j’avais voué toute mon attention à l’étude d’un autre poète français, Yves Bonnefoy ; et justement, par rapport à Bonnefoy et à sa poésie ardue, difficile d’accès, il me semblait saisir la généreuse modestie avec laquelle Jaccottet invite ses lecteurs à partager cette parcelle de vérité qu’il est permis aux mots de retenir –

entre mes mots je peux garder,
avec assez de patience,
sinon l’endormie elle-même
ou la lettre dans ses chemins,
du moins un peu de la lumière
qu’elles firent monter pour moi,
puisque la lumière aux paroles
est plus fidèle qu’aux forêts.

- lit-on dans " Le Souci ". Alors, Jaccottet " poète facile " ? Non, bien sûr. Mais un poète qui privilégie le ton humble, qui ne s’en remet ni au lyrisme déployé ni à la totale négation du chant, n’exhibe aucune virtuosité technique, aucun projet ouvertement expérimental, mais semble au contraire se faufiler entre les mailles de la modernité pour retrouver une exacte simplicité de l’expression.

Une telle image de Jaccottet reposait surtout, comme c’est probablement le cas pour n’importe quelle lecture, sur quelques textes très tôt ancrés dans ma mémoire : les " Notes pour le petit jour " (" qui avance / dans la poussière n’a que son souffle pour tout bien, / pour toute force qu’un langage peu certain "), " Le Travail du poète", les psaumes funèbres du " Livre des morts ", pour n’en citer que quelques-uns. Ou encore, mais postérieure déjà à l’anthologie Gallimard, la douloureuse suite " Parler ", contenue dans le recueil Chants d’en bas, que je m’essayai justement à traduire en 1989, pour l’insérer dans le " dossier " consacré à Jaccottet par la revue Idra.1

Je ne sais pas jouer du piano et je ne saurai jamais ce qu’éprouve un pianiste lorsqu’il passe de l’écoute admirative d’un morceau de musique à l’étude de ce morceau en vue de son exécution ; mais j’imagine que ce doit être quelque chose d’assez semblable à ce qui arrive au lecteur décidé à se faire traducteur : derrière la mélodie qu’avant on écoutait extasié commencent à se dessiner maintenant les mille aspérités du discours musical, les molécules de rythme et de son, presque invisible au premier abord, qui constituent pourtant le tissu le plus profond de la musique. Ce qui paraissait " coulant " et " naturel " se scinde en une multitude de fragments qui s’équilibrent, et la " facilité " présumée du morceau, déposée dans notre mémoire de simple lecteur, se révèle le fruit presque miraculeux d’une désespérante complexité.

Le problème posé par les huit textes de " Parler " me semblait surtout d’ordre tonal et rythmique : comment rendre, dans une autre langue, ce mélange étrange de simplicité linguistique :

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de choses

et de solennité retenue dans l’expression :

Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel

avec lequel les poésies nouent leur épineux faisceau de contradictions ? Comment éviter, en traduisant, d’éclairer l’un des deux aspects de ce langage, tantôt son affabilité un peu mélancolique, tantôt son ton tragique, au détriment non seulement de l’autre, mais de la richesse de l’ensemble ?

La même difficulté s’est présentée plus tard, considérablement agrandie, au cours de la traduction bien plus absorbante de L’Effraie et de L ‘Ignorant2 : là encore, la relecture des textes en vue de leur traduction confirmait, en la compliquant, l’image originelle de cette poésie, qui se révélait toujours davantage édifiée sur une série de règles formelles extrêmement rigoureuses, jamais trop encombrantes pourtant, et dissimulées sous une apparente fluidité. Ainsi, tout au début de L’Effraie, juste après la célèbre poésie d’ouverture (" La nuit est une grande cité endormie "), véritable labyrinthe sonore dont chaque particule semble faire écho au lugubre appel de "l’oiseau nommé l’effraie ", se dressent pas moins de cinq sonnets, parfaitement enclos dans leur écrin métrique et prosodique ; tandis qu’à l’autre bout du voyage stylistique de Jaccottet on pourrait rattacher ces " récits en vers " que sont " Le Passage des troupeaux " et surtout "Le Laveur de vaisselle" (tous deux dans L’Ignorant), scandés en quatrains à rimes croisées. Ni dans un cas ni dans l’autre, la reprise de mètres traditionnels n’entend suggérer quelque chose d’ironique ou de parodique ; au contraire, l’intention de l’auteur est des plus sérieuses, et même dramatiques, tout son travail consistant à atténuer ou – pour reprendre un terme cher à Jaccottet – à "effacer " la rigidité du cadre métrique en y superposant un murmure profond, presque discursif, qui attire le lecteur dans son mouvement comme sur une onde de pensée. Entre sonnet et " récits en vers ", les autres textes des deux recueils déploient un large éventail de ressources métriques et rythmiques, recourant aux innombrables possibilités de combinaison offertes par le croisement de la rime et du pied (mais un discours analogue vaudrait pour toutes les autres composantes du texte). La tradition n’est jamais absente ni refusée, mais sa présence est toujours mise entre parenthèses, au second plan, dissimulée sous une scansion de la phrase qui semble plutôt reproduire le rythme de la pensée, et qui transforme la règle métrique en hésitations ou accélérations de la voix.

Le traducteur peut-il espérer rendre compte d’une telle poésie ? Peut-être que oui : mais alors il ne s’agira pas tant de maintenir à tout prix cette rime-là, cette assonance-là, ce nombre précis de syllabes, que de retrouver au sein de sa propre langue le sens et l’équivalent de la recherche accomplie dans la sienne par le poète, en traduisant non pas un fragment isolé de langage poétique, mais l’espace de parole élaboré par l’auteur. Jaccottet, qui n’aime pas beaucoup traiter de poésie en termes techniques, et de la sienne encore moins, offre souvent une indication éclairante lorsqu’il parle d’autre chose, par exemple lorsqu’il décrit un paysage. Relisons ainsi cette page de 1966 en imaginant que le lieu dont parle le poète n’est pas " géographique " mais " textuel " :

Tout ce qui nous relie, dans les paysages d’ici, au très ancien et à l’élémentaire, voilà ce qui en fait la grandeur, par rapport à d’autres où ces images (simples illusions quelquefois, mais significatives) ne sont pas, ou sont moins présentes. Surtout la pierre usée, tachée de lichens, proche du pelage ou du végétal, les écorces ; les murs devenus pour la plupart inutiles, dans les bois ; les puits ; les maisons envahies de lierre et abandonnées. Dans ce moment de l’histoire où l’homme est plus loin qu’il n’a jamais été de l’élémentaire, ces paysages où le monument humain se distingue mal du roc et de la terre nous donnent un ébranlement profond, entretiennent le rêve d’une sorte de retour en arrière auquel beaucoup sont sensibles, effrayés par l’étrange avenir qui se dessine [ …] Qu’est-ce que cela signifie, et quel en serait le profit pour nous, ou la leçon ? Nous rencontrons, nous traversons souvent des lieux, alors qu’ailleurs il n’y en a plus. Qu’est-ce qu’un lieu ? Une sorte de centre mis en rapport avec un ensemble. Non plus un endroit détaché, perdu, vain. En ce point on dressait jadis des autels, des pierres. [ …] 3

Dans le paysage " naturel " affleurent les restes d’un passé enfoui, qu’on devine pourtant ; non pas des ruines romantiques, mais des traces à peine visibles à travers le feuillage, une allusion murmurée. En transposant cette description de l’alphabet du paysage et de l’architecture à celui du langage poétique, on pourra peut-être entrevoir le but que poursuit la végétation : qui s’efforcera de même de retrouver, sous la surface de la végétation linguistique, l’affleurement d’un passé littéraire (touchant, a fortiori, la langue et la culture dans lesquelles on traduit), des fragments de tradition à déchiffrer.

Bref, il semble que, de ce point de vue générique aussi, s’impose au traducteur le principe de " compensation ", ce singulier " compte de pertes et profits " auquel on a coutume de se référer s’agissant du niveau phono-symbolique du texte ; principe selon lequel " il s’agit de compenser la perte (la destruction en réalité) de figures phono-sémantiques essentielles par la création de figures (pour parler comme Goethe) équivalentes ".4 Dans le cas particulier de Jaccottet, ce mécanisme doit cependant prendre en compte la situation précédemment décrite, autrement dit l’ "affabilité " discursive du texte français, qui en constitue la note dominante. La reproduction (ou la compensation) des caractères métriques et rhétoriques ne devrait pas, en d’autres termes, faire violence au ton général du texte, mais s’y intégrer avec une apparente modestie. Dans ces conditions, il est presque inévitable qu’on se retrouve assez fréquemment devant la nécessité de renoncer (au risque d’appauvrir la poésie, mais peut-être pas de la dénaturer) à certains aspects pourtant importants, pour en développer d’autres jugés prioritaires.

Les exemples ne manqueraient pas à ce propos, et pourraient aller de la rhétorique profonde du langage poétique à ses manifestations de surface. Le premier sonnet de L’Effraie, pour commencer par un cas désespéré, propose une métamorphose phono-sémantique conduisant en l’espace de trois vers de " tournoie " à " tours… noient " :

Tu es ici, l’oiseau du vent tournoie,
toi ma douceur, ma blessure, mon bien.
De vieilles tours de lumière se noient.
et la tendresse entrouvre ses chemins.

Métamorphose littéralement disparue de la version italienne (ou du moins évoquée à peine par les réseaux VOLtEGGIA L’UCELLO… DOLCEzza… LA LuCE et VENTO… ANTIchi… TOrrioni… SENTieri), qui a déjà bien de la peine à reproduire, dans les limites qu’impose le système tyrannique du sonnet, l’ombrageuse douceur du discours :

Sei qui, volteggia l’uccello del vento,
tu mia dolcezza e ferita, mio bene.
Sfuma la luce di antichi torrioni,
la tenerezza schiude i suoi sentieri.

Et que dire de ce distique (de " Ninfa ", tiré du même recueil) :

il ne me reste que ces roses s’effeuillant
dans l’herbe où toute voix se tait avec le temps.

Ici la traduction, sans parler de la perte de la rime (remplacée par deux semi-rimes " horizontales "), doit encore se mesurer avec la nécessité de comprimer un énoncé (au sein duquel chaque pétale de rose en chutant cliquette comme un métronome) qui risque de déborder à l’excès les limites de l’hendécasyllabe italien. Me souvenant, peut-être pas trop hors de propos, d’un vers de Dante (Inferno, V, 96 : " mentre che ‘l vento, come fa, ci tace " ), je l’ai rendu ainsi :

mi resta
solo il roseto che si sfoglia al prato,
dove ogni voce, con il tempo, tace.

La section V du " Livre des morts " présente, elle, une difficulté d’un autre ordre, construite comme elle est sur seize variations d’une rime unique en /a/, auxquelles se noue l’allure dubitative de la réflexion :

Mais si ce dont je parle avec ces mots de peu de poids
etait vraiment derrière les fenêtres, tel ce froid
qui avance en tonnerre sur le val ? non, car cela
encore est une inoffensive image, mais si la
mort était vraiment là comme il le faudra une fois,
où seront les images, les subtils pensers, la foi
préservée à travers la longue vie ? Comme je vois
fuir la lumière dans le tremblement de toute voix,
sombrer la force dans la frousse du corps aux abois
et la gloire soudain trop large pour le crâne étroit !

Quelle œuvre, quelle adoration et quel combat
l’emporterait sur cette agression par en bas ?
Quel regard assez prompt pour passer au-delà,
quelle âme assez légère, dis, s’envolera
si l’œil s’éteint, si tous les compagnons s’éloignent,
si le spectre de la poussière nous empoigne ?

Dans ce cas, assuré de l’impossibilité (ou de mon incapacité) de respecter intégralement la récurrence de la rime, j’ai préféré mettre l’accent sur " l’intensité dramatique du discours " (confiée aux figures syntaxiques et itératives, combinées avec les enjambements), étayer le texte de quelques rimes (ou assonances) intérieures, et charger les toniques de fin de vers (sans trop présumer de leur résistance, j’espère) de cette part d’énergie sonore qui a survécu en passant du français à l’italien :

Ma se ciô di cui parlo con queste parole leggere
fosse davvero dietro le finestre, come il gelo
che irrompe sulla valle ? No, la figura è debole,
non serve, ma se la morte fosse per davvero
là, come un giorno sarâ necessario, dove allora
saranno argute idee, figure, fede
serbata lungo il corso della vita ? Come vedo
la luce in fuga nel tremore di ogni voce,
la forza in calo nel terrore dei corpi allo stremo,
la gloria d’improvviso troppo larga, e il cranio stretto !

Che opera o adroazione, e quale lotta
potrà trionfare sopra questo assalto ? Quale sguardo
cosi spedito da passare oltre ? E dimmi quale
anima tanto leggera da involarsi, se anche l’occhio
si spegne, se ora tutti i compagni si allontanano,
se ci afferra lo spettro della polvere ?

Mais ce qui devait être simple témoignage menace maintenant de se muer en autojustification : certes, l’insatisfaction et la conscience de ses propres limites peuvent constituer un élément non négligeable de l’œuvre du traducteur, mais il est temps de conclure. Qu’on me permette de le faire en proposant, sans l’ombre d’un commentaire, l’un des rares exemples qui, au milieu de mille doutes, me paraissent moins boiteux, et où, je l’espère, puisse perdurer un reflet de la luminosité irradiant l’original :

La clarté de ces bois en mars est irréelle,
tout est encor si frais qu’à peine, insiste-t-elle.
Les oiseaux ne sont pas nombreux ; tout juste si,
très loin, où l’aubépine éclaire les taillis,
le coucou chante. On voit scintiller des fumées
qui emportent ce qu’on brûla d’une journée,
la feuille morte sert les vivantes couronnes,
et suivant la leçon des plus mauvais chemins,
sous les ronces, on rejoint le nid de l’anémone,
claire et commune comme l’étoile du matin.
(" Les Eaux et les Forêts ")

Sembra irreale in marzo la chiarezza
di questi boschi, insiste appena, tanto tutto è fresco.
Gli uccelli sono scarsi e dentro il ceduo
distante, che rischiara il biancospino,
giusto canta il cucù. Fumate scintillanti
portano in alto quel che si è bruciato
di un giorno. La foglia morta serve le viventi
ghirlande, e per i sentieri piú impervi, se li segui,
tra i rovi, giungi al nido dell’ anemone,
chiara e commune come la stella del mattino.

Traduit de l’italien par Christian Viredaz

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1) Voir Philippe Jaccottet " Poesie e prose ", con saggi di Jean Starobinski e Loredana Bolzan, in Idra 1, juillet 1990, pp. 181-250.

2) Aboutissant à la publication du volume de Philippe Jaccottet, Il Barbagianni. L’ignorante, con un saggio di Jean Starobinski, a cura di Gabio Pusterla, Torino, Einaudi, 1992 (" Collezione di poesia ", 229).

3) Ph. Jaccottet, La Semaison Carnets 1954-1967, Gallimard, 1971, pp. 103-104.

4) Giorgio Orelli, " Tradurre poesia ", in Colloquium Helveticum 3, 1986, p. 48. Sur le même sujet, voir aussi les observations de Franco Fortini, " Dei " compensi " nelle versioni di poesia ", in La Traduzione del testo poetico, a cura di Franco Buffoni, Milano, Guerini e associati, 1989, pp. 115-119.

 

Page créée le 20.11.97
Dernière mise à jour le 20.06.02

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